Pour une théorie du contre-pouvoir

Nous avons, dès les débuts d’ACTA, mis en avant la catégorie de contre-pouvoir et entamé un travail sur ses significations politiques possibles, tant au regard de son appropriation dans les séquences italienne ou française des années 1970, que de son actualité pour la politique d’émancipation aujourd’hui à la lumière des mobilisations récentes. Il nous a semblé intéressant de traduire l’article qui suit dans la mesure où Sandro Chignola et Sandro Mezzadra y proposent une analyse du concept de contre-pouvoir qui, par bien des aspects, croise nos propres élaborations, tout en apportant des éclairages originaux.

Les auteurs s’attachent en particulier à retracer une généalogie historique du contre-pouvoir qui va de la Révolution française au « pouvoir rouge » de la guerre populaire chinoise en passant par les révoltes des esclaves, les résistances anti-coloniales ou encore le double pouvoir de la révolution russe. Émerge ainsi une figure du contre-pouvoir à la fois comme construction de l’autonomie et menace permanente forçant les équilibres institutionnels établis à une reconfiguration continue. À travers cette approche généalogique se trouve également problématisée la question épineuse d’une préservation dans la durée de « l’énergie constituante – c’est-à-dire la constante subjectivation – des gouvernés, sans la donner pour épuisée dans le système des pouvoirs constitués », y compris (et surtout) en période post-révolutionnaire.

Si les hypothèses conclusives autour d’une « stabilisation du contre-pouvoir » demeurent ouvertes et sujettes à débat, nous pensons que l’article de Chignola et Mezzadra offre de précieux éléments pour démontrer la pertinence contemporaine de cette thématique et son articulation avec le problème – depuis trop longtemps passé sous silence – de la transition, du dépassement du capitalisme comme horizon stratégique.

1. Il est bon d’exposer dès le début le contexte et l’objectif de cet article. Nous sommes convaincus que le concept de contre-pouvoir est particulièrement pertinent aujourd’hui pour comprendre ce qui est en jeu dans l’action politique des mouvements sociaux les plus significatifs et dans le développement des luttes les plus novatrices. Cela est vrai tant au niveau mondial (dans le grand cycle de soulèvements qui, bien que profondément différents, ont enflammé en 2019 Hong Kong et l’Amérique latine, l’Algérie, le Liban et l’Irak), qu’en Europe (notamment dans la nouvelle saison des luttes de classes en France) et en Italie. Par exemple, la formation et l’exercice d’un autre pouvoir est un thème fondamental des mobilisations féministes et écologiques. Les mouvements et les luttes des migrants et des migrantes font obstinément allusion à l’affirmation d’un pouvoir collectif qui leur permet de rester, d’habiter des espaces où la légitimité de leur présence est mise en cause. Pour en venir plus spécifiquement à l’Italie, les espaces sociaux, compris dans le sens le plus large du terme, sont des manifestations hétérogènes d’un autre pouvoir au cœur des villes, faisant partie de mouvements plus larges pour le « droit à la ville » qui parviennent souvent à conditionner l’action administrative elle-même. Dans les écoles et plus généralement dans les services publics, les processus d’auto-organisation affirment des instances d’autonomie réelle, liées à un « savoir et un pouvoir faire » qui rejaillit sur la société dans son ensemble. Les luttes au travail, dans la crise des modèles consolidés de relations syndicales, posent immédiatement le problème du pouvoir – dans la logistique comme dans l’agriculture, dans l’auto-organisation des rider comme dans les services.

Les exemples qui viennent d’être proposés sont certainement hétérogènes et disparates, apparemment difficiles à reconduire à la synthèse d’un concept exigeant tel que celui de contre-pouvoir. Dans notre tradition, du reste, ce concept est fortement lié à l’action des mouvements autonomes des années 1970 en Italie et en Europe (mais aussi ailleurs : pensons aux Black Panthers aux USA, ou à la guérilla d’usine en Argentine à cette même période, pour prendre deux exemples particulièrement significatifs). Dans ce contexte, le contre-pouvoir a pris des caractéristiques spécifiques, il a en particulier été immédiatement associé à l’usage de la force. Nous ne croyons pas que cette histoire n’ait plus rien à nous dire : mais le concept de contre-pouvoir dont nous avons besoin aujourd’hui ne peut pas être unilatéralement calquée sur celle-ci. Il doit conserver la multiplicité des significations et des usages qui distinguent le concept lui-même, et s’articuler au rythme des luttes et des mouvements que nous avons évoqués de manière synthétique – jusqu’à conquérir l’efficacité qui lui permet d’en saisir certains traits saillants et de les redynamiser politiquement.

Une chose est sûre. Pour nous, le concept de contre-pouvoir acquiert tout son sens dans la mesure où il se réfère à une division du pouvoir. Dans la mesure où il remet en cause le « monopole de la force physique légitime » et nous invite à penser la politique au-delà de l’État et de la souveraineté. Comme nous essaierons de le montrer dans la dernière partie de l’article, cela nécessite de repenser globalement la notion de pouvoir elle-même – ainsi que des questions politiquement décisives telles que la distinction entre réforme et révolution. Avant d’aborder, quoique nécessairement de façon préliminaire, cette tâche, il est néanmoins indispensable de retracer, de manière généalogique, l’histoire du concept de contre-pouvoir, ou plutôt de sa problématique, au-delà de l’utilisation explicite du terme, afin de faire ressortir au moins les plus significatives de ses multiples significations.

2. Nous venons de rappeler le thème de la division du pouvoir. Il est clair que par là nous n’avons pas l’intention de placer la question dans le cadre qui traditionnellement la donne pour résolue dans le système des équilibres constitutionnels. Pour nous, la notion même de « constitution » est pour le moins problématique, une fois épuisé, avec le compromis fordiste du XXème siècle, l’élan propulsif qui a animé le processus de reconnaissance et de juridification des droits sociaux et du travail. Le constitutionnalisme bourgeois moderne a longtemps travaillé, en obtenant des résultats significatifs sur le plan de sa réalisation concrète, à une transaction entre pouvoirs fondés sur la force et procédures de droit. Depuis le début de l’histoire constitutionnelle occidentale, le problème qui se pose est en effet celui du captage et de la neutralisation réciproque, dans un système de relations visant à l’équilibre, des vecteurs dans lesquels se brise le fait de la domination. Charles McIlwain (Constitutionnalisme antique et moderne), du reste, a eu l’occasion d’écrire comment l’histoire constitutionnelle a toujours été l’enregistrement d’une « oscillation » : tantôt le processus de revendication et de reconnaissance des droits, tantôt le processus de consolidation du pouvoir face à la crise ou au risque d’anarchie.

La Constitution a été le moyen d’équilibrer cette oscillation en réalisant la neutralisation mutuelle des pouvoirs et des contre-pouvoirs par la décomposition des technologies d’exercice et des domaines de compétence de chacun d’eux. C’est ainsi que le pouvoir de faire la loi, celui qui la rend exécutive et celui qui reconnaît la légitimité et les limites d’expansion des deux premiers ont été mis en équilibre mutuel. Le mouvement mécanique de la constitution, comme celui d’une horloge, travaille à la limitation juridictionnelle des prérogatives du souverain et à l’intégration des pressions sociales dans la dynamique de l’ordre. Le pouvoir arrête le pouvoir. Et, dans le cadre global de l’organisation constitutionnelle moderne des pouvoirs, le mouvement de tous et de chacun d’entre eux met en acte, comme synthèse effective d’elle-même, l’unité de la volonté souveraine du peuple.

3. C’est un passage qui, selon nous, ne peut être considéré comme acquis. Avant, pendant et au-delà de la configuration juridico-constitutionnelle moderne des pouvoirs, d’autres processus ont été matériellement déterminés comme dépassant la réponse que cette configuration entend apporter au problème politique. À l’aube de l’histoire constitutionnelle, c’est le dualisme entre principes et couches sociales – et en particulier : la résistance irréductible que les secondes, en tant que matériau représenté par villes, universitates et territoires, opposent aux premiers – qui conduit les processus de codification des premières « chartes » constitutionnelles. Machiavel, et avec lui la tradition républicaine qui relit les sources historiques romaines, attribue une valeur particulière au dualisme : les « tumultes » entre les patriciens et la plèbe sont la première « cause » de la liberté de Rome et produisent de « bons effets » précisément parce qu’ils maintiennent en présence les différentes « humeurs » – c’est-à-dire le diagramme des forces – qui expriment la tension constitutive de l’espace urbain.

La Révolution française, dont le processus constitutionnel travaille presque immédiatement à l’exorcisation du pouvoir constituant qui pourtant la met en mouvement, connaît dans sa phase jacobine l’effort conscient de renoncer au principe de la séparation des pouvoirs, étant donné que la volonté du peuple ne peut être divisée, et d’orienter un dispositif vertueux de politisation d’institutions et de sociétés populaires capable de s’opposer à la dégénérescence toujours possible du gouvernement. C’est pourquoi, dans la partie de documentation que nous avons produite pour cette brochure, nous avons décidé de faire une anthologie d’un texte de Saint Just. Multiplier les institutions et reconnaître, y compris au niveau institutionnel, le droit à l’insurrection, signifie pour les jacobins mettre en actes des remèdes contre la corruption et sanctionner la nécessité politique d’un réseau de contre-pouvoirs diffus dans le corps social, qui s’efforce de préserver vertueusement, dans l’immanence du rapport politique, l’énergie constituante – c’est-à-dire la constante subjectivation – des gouvernés, sans la donner pour épuisée dans le système des pouvoirs constitués.

Il ne s’agit pas d’une histoire minoritaire ou perdante. L’autre modernité, celle dont il est question ici, celle qui n’est pas épuisée dans la fictio représentative d’un peuple souverain abstrait et dématérialisé dans l’enchantement de sa propre unité, unité qui est aussi et surtout celle de l’État, revient, après tout, comme un projet de démocratie absolue à la hauteur de la Commune de Paris ou des premières phases de la révolution bolchevique.

4. Dans cette autre modernité, le contre-pouvoir a souvent été compris comme une arme des dominés et des exploités. Si nous voulons suivre les traces de cette acception du contre-pouvoir, il n’est pas bon de rester sur le sol européen. Il convient plutôt de suivre les indications de W.E.B. Du Bois, qui en 1946 (dans The World and Africa) écrivait : « les révoltes d’esclaves représentent le début de la lutte révolutionnaire pour l’émancipation des masses travailleuses dans le monde moderne ». En déplaçant notre regard vers l’histoire de l’esclavage atlantique, les révoltes d’esclaves nous semblent particulièrement importantes car elles sont l’expression de la puissance des esclaves qui, exercée de manière autonome, révèle la menace sous laquelle s’est développé tout le régime esclavagiste. Le rejet de l’esclavage a pris de nombreuses formes – du sabotage du système de plantation à la fuite. Dans les Amériques (dans les « Indes occidentales » et dans des pays comme la Colombie et le Brésil, en particulier), la fuite a nourri la formation de communautés d’esclaves en fuite (les maroons) qui se sont organisées à travers de véritables institutions indépendantes et autonomes, capables à leur tour d’exercer une menace sur la continuité du système esclavagiste ainsi que sur des régimes de domination coloniaux et post-coloniaux spécifiques (thème au centre des pages de C.L.R. James incluses parmi les matériaux de cette brochure).

Plus généralement, l’histoire de l’expansion coloniale européenne est ponctuée par des pratiques de résistance et d’insurrection qui prennent la forme de la construction des bases et de l’exercice d’un contre-pouvoir. Du Mexique aux régions andines, la domination espagnole a dû compter avec la continuité d’un processus d’auto-organisation communarde des peuples indigènes qui n’a jamais cessé d’affirmer son altérité et son irréductibilité aux institutions coloniales. Si ce processus s’est parfois déployé dans de grands mouvements insurrectionnels (comme ceux menés par Túpac Amaru et Túpaj Katari dans les années 1880), ce que nous souhaitons mettre en évidence ici est d’une part la forme de la commune en tant que principe organisationnel de résistance, et d’autre part la consolidation dans le temps d’un « autre » pouvoir, qui constitue également dans ce cas une menace essentielle pour la stabilité de la domination. En ces termes, le contre-pouvoir semble être un élément qui distingue la résistance anticoloniale dans son ensemble. Comme les premiers volumes des Subaltern studies l’ont en particulier souligné, l’histoire même de l’« Inde britannique » a enregistré la présence continue d’un « espace autonome » de la « politique subalterne » qui a construit les bases d’un pouvoir capable d’influencer en profondeur, par la latence de sa menace, les développements institutionnels mêmes de la domination coloniale.

5. Il reste à considérer, pour conclure cette rapide exploration généalogique du domaine du contre-pouvoir, la manière dont cette catégorie a été thématisée au sein du marxisme. Les oeuvres de Marx sont de ce point de vue extrêmement riches, et il serait bon de passer en revue les différents registres de sa réflexion qui croisent notre problématique – de la description « anatomo-politique » des conditions de formation du pouvoir prolétarien dans les écrits sur 1848 et sur la Commune de Paris à l’analyse de la manière dont le « travailleur collectif » accumule et exerce un pouvoir opposé au commandement d’usine dans le Capital. Pour nos besoins, cependant, il est essentiel de souligner la grande innovation déterminée dans la théorie politique marxiste (et la pratique révolutionnaire) par la formulation léninienne du « dualisme du pouvoir ». On sait que Lénine, en avril 1917, a vu dans la création d’un « dualisme du pouvoir » un aspect « particulièrement original » de la Révolution russe. À côté du gouvernement provisoire (le « pouvoir de la bourgeoisie »), il y avait en fait « un autre gouvernement, encore faible, embryonnaire, mais en développement : les Soviets des députés des ouvriers et des soldats ». Directement fondé sur « l’initiative immédiate, par le bas, des masses populaires, et non sur la loi édictée par le pouvoir étatique centralisé » (Sur le dualisme du pouvoir), ce second pouvoir se distingue du premier par son origine et sa légitimité, par sa composition de classe et par sa forme institutionnelle particulière – le soviet.

Cette théorie du « dualisme du pouvoir » (qui est à part entière une théorie du contre-pouvoir) constitue une arme forgée par Lénine au plus fort de la révolution. Ce qui la caractérise, c’est l’accent mis sur le fait que le dualisme du pouvoir constitue une anomalie, il indique une situation de crise qui doit être résolue. Même Trotsky, qui dans son Histoire de la révolution russe propose une généralisation du dualisme comme clé pour comprendre la dynamique révolutionnaire bien au-delà de la situation particulière de la Russie, a écrit que « le fractionnement du pouvoir n’est qu’un présage de guerre civile ». Dans la politique de Lénine en 1917, le dualisme du pouvoir fait immédiatement référence à la nécessité de l’insurrection, qui doit y mettre fin. Le dualisme a donc eu une vie très courte, et Octobre a inauguré un nouveau scénario, dans lequel, au contraire, le problème (violemment liquidé avec l’ascension de Staline) aurait été celui de savoir comment maintenir des espaces d’autonomie et de contre-pouvoir au sein de l’ordre institutionnel soviétique.

La problématique du dualisme du pouvoir, en tout cas, reste ouverte y compris au-delà de la solution insurrectionnelle qui s’est déterminée en Russie. Dans d’autres conditions et d’autres processus révolutionnaires, nous sommes confrontés à des expériences différentes – par exemple, au Mexique, où les pratiques d’autonomie et de réforme agraire par le bas ont coexisté pendant longtemps de manière plus ou moins conflictuelle avec les différentes hypothèses de stabilisation institutionnelle, ou en Chine, où le dualisme du « pouvoir blanc » et du « pouvoir rouge » a caractérisé la « guerre de longue durée » pendant au moins vingt ans (les pages de Mao insérées dans les matériaux de cette brochure documentent cette expérience révolutionnaire fondamentale). Dans une expérience que l’on pourrait définir de « réformisme radical », à savoir l’austromarxisme au lendemain de la Première Guerre mondiale, on peut d’autre part voir la tentative de gouverner le dualisme du pouvoir par des architectures sociales et institutionnelles sophistiquées face à ce qui était défini comme un « état d’équilibre des forces de classe ».

6. Les histoires et les perspectives théoriques dans lesquelles notre reconstruction rapide a évolué sont certainement très disparates. Plus qu’un concept – rare est l’utilisation du terme « contre-pouvoir » – nous avons essayé d’esquisser la formation d’un champ et d’une problématique. En partant de la centralité de la notion de contre-pouvoir dans l’horizon du constitutionnalisme (« le pouvoir arrête le pouvoir »), nous avons fait ressortir certaines caractéristiques fondamentales d’une autre façon de comprendre le contre-pouvoir. Résumons-les rapidement. Au sein de ce que nous appelons l’autre modernité, le contre-pouvoir se montre étroitement lié à une politique des tumultes, tandis que dans la première phase de la Révolution française, il pousse le gouvernement dans des processus de politisation qui ouvrent continuellement de nouveaux espaces d’action (que les sans-culottes qualifient déjà d’action des dominés et des exploités). Dans l’histoire de l’esclavage et du colonialisme atlantique, le contre-pouvoir a d’abord le caractère d’une menace continue, et s’articule à la forme de la commune, en revendiquant son autonomie. Dans le marxisme, le dualisme du pouvoir émerge comme une théorie de la rupture de l’unité souveraine et pose le problème des caractéristiques distinctives du « second pouvoir » sur lequel se fonde politiquement « l’art de l’insurrection ».

Les éléments que nous avons recueillis sont ceux qui nous semblent pertinents pour placer le problème du contre-pouvoir à la hauteur des défis du présent. D’impressionnants processus de déconstitutionnalisation et de désarticulation du commandement répondaient au contre-pouvoir effectif que des processus tout aussi impressionnants de subjectivation de classe avaient réussi à imposer à l’échelle mondiale dans la première moitié des années 1970. Il est difficile de parler d’un Pouvoir car des dispositifs de pouvoir multiples et singuliers se sont répandus sur des niveaux et des champs d’exercice (juridiques, administratifs, économiques) également différenciés et singuliers. En leur sein, et c’est là que ces dispositifs déploient leur efficacité, s’est déterminée de manière contemporaine la décomposition et la fragmentation des cadres de la citoyenneté et, avec eux, la possibilité d’approcher ou de traverser subjectivement l’espace de tension qu’ils avaient traditionnellement déterminé. Avec le Souverain, c’est le Peuple qui disparaît. L’Un – le peuple souverain qui s’auto-détermine dans la Constitution – s’est à nouveau divisé en Deux. Et c’est pourquoi la figure d’un contre-pouvoir des gouvernés, un contre-pouvoir tumultueux, différencié et multiple, qui menace et presse le pouvoir en le bloquant et en le forçant à une reconfiguration continue dans les lits multiples, stratifiés et singuliers de son écoulement, redevient d’actualité.

Comme nous l’avons déjà mentionné, il existe de nombreux exemples contemporains de ce contre-pouvoir que l’on pourrait rappeler – du « pouvoir de veto » exercé par les mouvements sociaux en Amérique latine à l’intérieur et au-delà du cycle des « gouvernements progressistes » à la convergence des acteurs institutionnels et des coalitions sociales hétérogènes (appuyées par le protagonisme des migrants) qui soutient les « villes sanctuaires » en Amérique du Nord ; de la mobilisation continue des Gilets jaunes en France, qui vient investir et renouveler radicalement l’action syndicale elle-même, à l’exercice direct d’un pouvoir autonome par le mouvement féministe là où il prend aujourd’hui des caractéristiques de masse (comme en Argentine, au Chili, en Espagne et en Italie). Aucun de ces exemples ne se prête à être pris comme « modèle », mais chacun d’eux (et les nombreux autres qui pourraient aussi être mentionnés) contribue à déterminer et à enrichir la notion de contre-pouvoir. À côté des exemples de contre-pouvoirs « établis » (les « villes sanctuaires »), la phénoménologie contemporaine des luttes nous présente de multiples cas où le contre-pouvoir s’exerce dans la dimension sociale, selon une échelle d’intensité et d’organisation des mouvements qu’il convient de préciser.

On peut cependant indiquer quelques lignes générales de travail théorique autour de la catégorie de contre-pouvoir. En assumant le cadre de la division du pouvoir que nous avons synthétiquement rappelé, il faut tout d’abord souligner que le « dualisme du pouvoir » conserve certes sa validité aujourd’hui mais que la perspective de l’insurrection qui lui était liée dans la formulation de Lénine semble avoir disparu. Il s’agit plutôt de travailler autour de l’hypothèse d’une stabilisation du dualisme du pouvoir. Et c’est dans cette hypothèse que se rouvre à la fois le problème (fondamentalement constitutionnel) de la reconnaissance de ce dualisme (et donc de la régulation des rapports entre les deux pouvoirs) et celui de l’articulation interne de l’ensemble hétérogène des instances dans lesquelles le contre-pouvoir s’exprime. Du premier point de vue, le dialogue avec les courants les plus avancés du constitutionnalisme démocratique et « sociétal » est particulièrement important, en vue de consolider au sein même des espaces constitutionnels des instances d’autonomie et d’indépendance. Du second point de vue, il est nécessaire de reprendre la réflexion sur les « institutions du commun » et d’avancer vers la définition des traits fondamentaux d’un pouvoir qui doit être « autre » non seulement parce qu’il est indépendant du pouvoir auquel il est confronté mais aussi parce qu’il est qualitativement différent. La réflexion féministe sur le pouvoir est particulièrement importante ici.

Il est clair que le travail d’investigation théorique et politique nécessaire pour définir une théorie du contre-pouvoir à la hauteur de notre présent est complexe et articulé. Nous sommes en tout cas convaincus qu’il vaut la peine de relever le défi, aussi parce que le thème du contre-pouvoir nous permet de reformuler dans une nouvelle perspective tout le problème de la « transition », du dépassement du capitalisme. Si l’on assume l’hypothèse d’une stabilisation du contre-pouvoir, l’opposition même entre réforme et révolution, qui a longtemps structuré la discussion autour de ce thème, perd beaucoup de son importance. Et la révolution devient un critère opératoire à l’intérieur d’un processus d’accumulation de contre-pouvoir ponctué tant par des ruptures que par des compromis et des accords, dans lequel le dépassement du capitalisme définit l’horizon global (et l’objectif stratégique crucial) de l’action politique.

Ce texte est issu de la brochure produite par Euronomade sur le contre-pouvoir.

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