« Libération signifie contre-pouvoir » : entretien avec Donato Tagliapietra sur les Collectifs Politiques de Vénétie

Publié cette année par Deriveapprodi, le livre de Donato Tagliapietra, “L’autonomie ouvrière vicentine. De la révolte de Valdagno à la répression de Thiene” est le cinquième d’une série d’ouvrages que la maison d’édition dédie à l’autonomie italienne. Dans ce volume, l’auteur retrace l’histoire d’une des expériences régionales les plus emblématiques du mouvement autonome italien des années 1970 : celle des Collectifs politiques vénètes (CPV) de la province de Vicenza.

Dans ces zones rurales et périurbaines qui font partie de ce qui deviendra suite aux restructurations productives la « métropole diffuse vénitienne », une génération de militants autonomes « de province », jeunes prolétaires, ouvriers et étudiants, a mis à mal un système d’exploitation qui se fondait sur la complicité de l’ensemble des institutions, des partis aux syndicats jusqu’à l’Église. Elle a surtout imposé des nouvelles pratiques et des nouvelles formes d’intervention – en dehors des organisations traditionnelles, mais aussi au-delà des murs de l’usine.

Si dans un premier temps l’intervention (et la formation) politique de ces jeunes militants a eu lieu devant les portes des lieux de production et au sein des groupes de la gauche extra-parlementaire (ici, Lotta continua), dans un deuxième temps – avec la construction des Groupes Sociaux notamment – c’est la société dans son ensemble qui est devenue le lieu de l’intervention militante. Le projet des Groupes Sociaux visait en effet à recomposer les différents segments de l’intervention sur le territoire (luttes sur le logement, mobilisations étudiantes, intervention à l’usine, auto-réductions), pour rompre avec la logique étroite de la revendication et orienter les pratiques d’appropriation des besoins vers la construction d’un contre-pouvoir.

Face aux restructurations productives et à la perte de centralité politique de la figure de l’ouvrier masse, c’est alors « l’ouvrier social », entendu non comme simple entité sociologique mais comme figure produite par le processus de recomposition organisationnelle, qui devient le centre de la réflexion et de l’intervention.

Entre 1976 et 1980 on enregistre en Vénétie plus de 500 actes « d’usage raisonné de la force ». La singularité de l’expérience des CPV réside également dans l’exercice d’une pratique combattante directement liée aux contenus et aux échéances du mouvement, refusant la voie sans issue de la « clandestinité stratégique » : « on voulait être des cadres transversaux, au sens où il ne devait pas y avoir de séparation entre le politique et le militaire. »

Dans la séquence de conflictualité sociale inédite que l’on vit en France depuis plus de dix mois avec le mouvement des Gilets Jaunes, l’importance – et la possibilité – de construire des instances de contre-pouvoir au niveau territorial, ainsi que de dépasser l’horizon d’une simple dynamique de convergence des luttes par la réelle recomposition des désirs et des besoins sociaux, est plus que jamais d’actualité.

Si bien des choses ont changé depuis cette saison pendant laquelle une génération a tenté de partir à l’assaut du ciel en Italie, plusieurs éléments dans cette histoire peuvent nous aider, en tenant compte de ses échecs, à réfléchir à l’invention de formes d’intervention adéquates aux défis du présent.

L’auteur viendra présenter son livre le 5 octobre prochain à la librairie Michèle Firk de Montreuil. Entretien réalisé par ACTA et la Plateforme d’Enquêtes Militantes.

[Les réponses de Donato Tagliapietra incluent de parfois larges extraits de son livre. Nous avons utilisé des traits séparateurs pour distinguer ses réponses à proprement parler des passages de son livre.]

« Libération signifie contre-pouvoir » : entretien avec Donato Tagliapietra sur les Collectifs Politiques de Vénétie

1. Le livre s’ouvre avec la révolte de Valdagno, on s’aperçoit donc d’emblée que l’histoire racontée est avant tout une histoire ouvrière. Ou plutôt, l’histoire de la naissance et de l’expansion d’un nouveau mouvement ouvrier. Et ce, dans un territoire où, jusqu’en 1968, l’usine semblait parfaitement intégrée « dans la structure sociale préexistante, apparemment sans traumatisme ni fracture, préservant au contraire les anciens équilibres » (p.11). Dans un territoire où, à la campagne, on entrait encore à l’usine « via le prêtre » (p.29), et où en ville la présence du PCI jouait un rôle de contention des instances et des pulsions de 1968. Bref, un territoire très différent du territoire métropolitain, où la combinaison de structures sociales traditionnelles avec un développement industriel très rapide avait constitué le secret du succès du « modèle vénitien ». C’est donc dans ce contexte que se sont développées les premières luttes. Qu’est-ce qui a déterminé la rupture soudaine de ce modèle de développement ? Pourquoi et comment la lutte des classes est-elle devenue si dure dans cette réalité de province ? Bref, comment se sont développés les premiers conflits à l’usine, quelle a été votre expérience au cours de ces années ?

Donato Tagliapietra : Oui, le livre commence avec la révolte de Valdagno du 19 avril 1968 lorsque la statue du fondateur de la dynastie des Marzotto est renversée. Ce jour-là, le modèle sur lequel la famille Marzotto avait construit son pouvoir et son consensus depuis la deuxième moitié du siècle précédent a été définitivement brisé, au point de devenir un tournant dans les relations de classe, non seulement dans la région mais au niveau national. Le modèle Marzotto s’était construit autour de ce que Luigi Guiotto, dans un texte publié pour Feltrinelli dans les années 1970, appelait « l’usine totale ». L’ensemble de la communauté était entièrement défini par les politiques de Marzotto : des crèches pour les enfants des salariés aux logements sociaux jusqu’aux coopératives de consommateurs, etc. Ce 19 avril, la musique a changé. Pas tant ou seulement pour les Marzotto, mais surtout pour la nouvelle subjectivité qui s’est mise en jeu. Dans le livre, j’essaie de décrire ce passage organisationnel qui s’est déroulé de Valdagno à Schio à travers la naissance du siège de Lotta continua.

Évidemment l’impact [de ces conflits sur le territoire] a été dur, mais il l’a été dans tout le pays par les formes que le conflit a libérées, au point d’amener la contrepartie, c’est-à-dire les patrons, à mettre en œuvre la mère de tous les massacres, le 12 décembre 1969 à la Banque d’agriculture de Milan, dans l’espoir de contenir ce cycle des luttes.

Le retard [dans le développement économique et social] était aussi une constante dans l’ensemble du pays, mais il se manifestait avec quelques différences au niveau local. Dans notre cas, à Vicenza, le secteur du textile était encore lié à des pratiques archaïques, liées à l’ancienne société paysanne, mais c’est surtout dans les nouvelles productions, principalement mécaniques, que le conflit de classe s’est déclenché de manière radicale et définitive : s’est ouverte ainsi la saison de lutte de l’ouvrier masse, celle qui a vu dans le conflit des industries mécaniques de Marano Vicentino en 1970 son victorieux épilogue. Elle s’est ensuite développée tout au long de la première moitié des années 1970, au moins jusqu’à la saison du contrat des mécaniciens en 1973. Et elle est devenue – par l’occupation de Mirafiori en mars 1973 et l’utilisation de foulards rouges par les ouvriers pour ne pas être reconnus lorsqu’on « punissait » les chefs et les petits chefs – le point le plus élevé du contre-pouvoir et du refus de la condition ouvrière dans les ateliers de production.

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La statue du fondateur de la dynastie Marzotto renversée lors de la révolte ouvrière de Valdagno en avril 1968

Schio – Lotta continua et l’ouvrier masse

Entre la fin de 1972 et le printemps de 1973, la saison du renouvellement contractuel des mécaniciens exprime un nouveau cycle de luttes radicales qui consacre définitivement l’hégémonie politique de l’ouvrier masse. Mirafiori docet. Dans l’usine, l’atelier est devenu le lieu privilégié pour l’affrontement et l’expression du contre-pouvoir à travers les patrouilles et les cortèges internes, l’intimidation et la punition de ceux qui défendent les intérêts du patron. Les «foulards rouges » sur le visage garantissent l’anonymat. Avec les occupations turinoises de mars 1973, pour la première fois, la radicalité d’un refus conscient du travail apparaît avec force. Le 28 mars est une journée de lutte. Il y a la grève nationale des mécaniciens et les ouvriers veulent obtenir des résultats concrets après des mois et des mois de lutte. 

Dans la société Comer plusieurs centaines de personnes, après avoir forcé l’entrée en obligeant, de manière violente et insultante, les employés présents à quitter les lieux, ont attaqué le propriétaire de la société de mécanique, M. Bulla, et, après l’avoir violemment battu, ils l’ont même expulsé de son usine. Les fauteurs de troubles se sont ensuite rendus dans l’entreprise voisine Ruaro où les employés et les ouvriers qui avaient rejoint la grève étaient stationnés dans les locaux de l’entreprise sans effectuer aucun travail : les manifestants, après avoir forcé les portes et les fenêtres, ont envahi l’usine par des escaliers. Ici aussi, le propriétaire aurait été attaqué et avec lui ses collaborateurs les plus proches et même quelques ouvriers qui l’avaient défendu. Le troisième épisode, le plus grave, s’est produit dans les ateliers mécaniques de Zanon, où les extrémistes ont brisé les portes de l’entreprise. Le propriétaire, qui avait déjà pris quelques photos pour documenter les faits, a été attaqué par les fauteurs de troubles qui l’ont immobilisé et frappé, puis ils lui ont arraché la caméra endommagée et l’ont « allégé » du film. Les extrémistes sont ensuite entrés dans l’usine et dans les bureaux, forçant les personnes présentes à partir avec des menaces et des coups. Des événements similaires se sont produits dans d’autres sociétés.1

Voilà ce qui est écrit dans le communiqué de presse de la Confindustria locale alors que les unes des journaux se font concurrence pour décrire la gravité de la situation. Les titres sont exemplaires : « Tensions à Turin, violences à Schio » écrit L’avvenire d’Italia, journal de l’Église catholique ; Il Giornale di Vicenza, organe de la Confindustria locale : « Usines confiées aux autorités si les épisodes de violence ne cessent pas ». Le communiqué de presse n’explique pas quelle autorité devrait défendre et protéger les usines et leurs employés, mais il n’est pas difficile de deviner le désir d’un tournant autoritaire derrière lequel se cacher.

C’est un cycle de luttes très important, pour les niveaux qualitatifs et quantitatifs exprimés sur l’ensemble du territoire. Ces luttes ont été accompagnées par la multiplication des rencontres informelles dans les villages de la région : le résultat est l’émergence d’une nouvelle génération de jeunes ouvriers, d’étudiants et de prolétaires qui commencent à fréquenter le local de Lotta Continua à Schio (dont je fais partie).

Umberto (Berto) Zavagnin est l’un des camarades qui fait le lien entre Lotta Continua et les jeunes dans les villages. Avec Berto, nous nous retrouvons le soir, sur les marches de la Mairie. Il arrive avec sa Cinquecento bleue et il nous raconte ce qui se passe dans le monde, il discute avec nous, il nous explique le conflit de classe, il apporte du matériel militant. C’est à travers lui que nous avons commencé à découvrir un nouveau monde. Lotta Continua de Schio est un véritable réseau ouvrier, enraciné, reconnu, respecté. C’est ainsi que nous nous approchons les uns des autres, avec respect et attention. Et quand on commence à assister à des réunions de Lotta Continua à Via Porta di Sotto à Schio, l’impact n’est pas toujours facile, ni la compréhension des débats, mais le désir d’être là, d’en faire partie et de prendre parti l’emporte de loin sur tout ce que nous n’aurions pu comprendre dans la discussion générale.

C’est cela qui nous captive et nous définit principalement : le fait de prendre activement parti, de s’engager sans aucune médiation, de valoriser quotidiennement cette appartenance dans notre vie sociale, dans toutes les relations possibles. C’est dans cette appartenance que prend forme toute la richesse sociale de la jeunesse qui est construite au quotidien, dans la musique, la contre-culture, les substances psychotropes ou les voyages. À travers le conflit avec le patron, tout se positionne avec plus de précision, s’harmonise. Un nouvel équilibre se construit, sur lequel jour après jour il est possible d’intervenir. C’est un matériau vivant, incandescent, qui établit et définit des réseaux sociaux d’appartenance et une nouvelle socialité, qui te façonne et te force à grandir, à te prendre en main.

Le militantisme c’est la conquête qui passe par la lutte, c’est ce qui définit ce qui sera mais dont tu sais que c’est déjà plus que ce qui était avant. Quel pouvoir ! Avec quel enthousiasme cette génération de jeunes prolétaires a décidé qu’elle ne voulait pas chercher des solutions de vie individuelles mais collectives, de classe, et que cela n’était possible que par la critique et la haine du patron et de l’exploitation qui exproprie ton existence. C’est sur cette séparation, sur cette recherche continue d’autonomie, du sujet au sein du collectif, que se sont construites les années 1970. Parce que pour nous, le militantisme est une affirmation continue d’appartenance qui nous enrichit. Appartenance non identitaire, mais totalement interne à la séparation et à l’indépendance, à l’autonomie que le conflit de classe, en s’organisant, détermine pour la rupture révolutionnaire communiste. Contre les patrons, toujours et quoi qu’il en soit.


L’histoire que j’ai racontée jusqu’ici n’est pas celle dont nous avons été les protagonistes. Par contre, c’est à l’intérieur de ces dynamiques de conflit ouvrier que nous avons approché le militantisme, pour beaucoup d’entre nous au sein de Lotta Continua. Mais c’était encore un militantisme de soutien aux camarades, fait de tractages devant les portes des usines, d’affiches accrochées dans les zones industrielles, de présence pendant les journées de grève, etc.

C’est dans ce cycle de luttes que nous nous sommes formés, que nous avons gagné en détermination et, comme je le dis dans le livre, surtout, en appartenance au projet révolutionnaire. Les luttes de l’ouvrier masse ont été notre Université, celles de l’ouvrier social notre entrée dans le monde.

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Occupation de la FIAT en 1973

2. Le début des années 1970 est caractérisé par les restructurations productives, par le développement de l’usine diffuse qui « s’impose sur le territoire et avec elle une nouvelle composition de classe très jeune » (p.40). Morceau de la jeunesse de province, le « nouveau sujet » qui est le protagoniste de ce volume, commence à rejeter son destin d’usine et avec celui-ci l’éthique des sacrifices. En d’autres termes, le passage « de l’ouvrier masse à l’ouvrier social » a porté avec lui, y compris dans ce territoire, non seulement le refus du travail, mais aussi l’émergence de nouveaux besoins, désirs et pratiques. Également une nouvelle socialité dans les villages, dans les rues. Les grèves et les rondes contre le travail au noir ont commencé à aller de pair avec la conquête de concerts gratuits, avec l’occupation des maisons, les expropriations des supermarchés…Et c’est à l’intérieur de ce passage qu’est advenue la « crise des groupes », qui a aussi été pour vous « la sortie des sièges », à partir de l’hypothèse selon laquelle si « tout se passe en dehors de l’usine, rester attaché à cette condition de crise n’a plus de sens » (p.44). Peux-tu nous raconter ce passage à partir de ton expérience telle qu’elle est racontée dans le livre, et le débat qui s’est développé entre vous à cette période ?

Donato : La restructuration productive se met en mouvement après la saison de lutte relative au contrat des mécaniciens qui voit l’occupation ouvrière à la Fiat de Turin de l’établissement de Mirafiori. C’est le sommet des conquêtes de l’ouvrier masse à l’intérieur de la production fordiste.

En l’espace de peu de temps, utilisant la cassa integrazione guadagni (CIG), qui permet de mettre dehors plus de 70 000 ouvriers, la production de certaines chaînes est déplacée à Belo Horizonte au Brésil, à l’époque gouverné par une dictature militaire. Les premiers licenciements de masse ont lieu, avec une attention ciblée sur les avant-gardes ouvrières qui ont soutenu en première personne ce cycle de lutte. Voilà un exemple de comment le capitalisme réussit à résoudre de potentiels foyers de crise locale sur une échelle globale.

Le modèle sur lequel est conçue la politique de restructuration économique entend démanteler les grosses concentrations ouvrières (la Fiat de Turin, l’Alfa Romeo, la Breda, l’Innocenti etc. à Sesto S. Giovanni dans l’intherland milanais) pour développer un nouveau modèle productif, semblable au vénitien et au tosco-émilien, construit sur l’usine diffuse et sur le tertiaire.

Sur le plan interne, ce passage est encore soutenu par la politique meurtrière. En mai 1974 une bombe fasciste explose à Brescia, Piazza della Loggia, durant une manifestation ouvrière et provoque 8 morts ainsi qu’une centaine de blessés. Au début du mois d’août une charge explosive se déclenche dans le train Italicus entre Florence et Bologne causant 12 victimes. Les fascistes d’Ordine nero revendiquent les deux attentats.

Sur le plan militant l’année 1975 s’ouvre avec les journées d’avril à Milan, caractérisées par une très forte mobilisation contre les fascistes, mais en même temps fortement réprimées par l’État. En quelques jours des camarades meurent sous les balles de la police à Milan, Turin et Florence. À l’intérieur de l’aire militante commence à se développer avec plus de conviction encore le débat sur l’usage de la force. Débat et pratique déjà en actes, qui accompagne quasi toutes les expériences révolutionnaires depuis longtemps. Les BR commencent leurs premières actions contre les voitures des contremaîtres entre 1971 et 1972 ; aussi bien Lotta Continua que Potere Operaio pratiquent un terrain d’illégalité armée. Ce qui arrive entre 1975 et 1976 est la massification de ce comportement. La plupart du temps avec des projets encore bruts, restant à définir avec exactitude, mais toujours soutenu avec une forte détermination. Dans notre cas cette discussion/pratique advient encore à l’intérieur de la militance à Lotta Continua, avec laquelle sont effectuées quelques initiatives armées (molotov), mais en l’espace de peu de temps on abandonne LC pour donner naissance au parcours de construction de l’autonomie ouvrière. Il s’agit d’une période au cours de laquelle coexistent en chacun de nous des impulsions très radicales, qui se développent à travers une nouvelle pratique autonome. Par exemple, quand en février 1976 on force l’entrée du concert de Soft Machine (en tirant deux molotovs), formellement on est encore militants de Lotta Continua, qui cependant n’a rien à voir avec ce type de dynamiques que nous commençons déjà à décrire comme une nouvelle aire sociale, à l’intérieur de laquelle il est possible de penser et construire un nouveau projet autonome.

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Les journées d’avril à Milan – 1975

En substance on sort de l’enceinte d’un siège politique pour conquérir la rue et la place, éléments qui toutefois n’avaient jamais été abandonnés durant la saison des « groupes ». Et c’est l’un des passages déterminants dans la construction d’une nouvelle subjectivité militante et autonome. Dans le livre ce passage est bien illustré par le témoignage de Giusti Zuccato, qui le reconstruit en détails (Pages 38 et 39) :


Je suis né à Chiuppano en 1957. Étudiant, je commence à fréquenter le local de Lotta Continua à Schio, véritable centre de toutes les dynamiques de lutte dans la région. Je m’occupe des étudiants moyens, je gère l’archive du local, j’écris tracts et manifestes, je deviens un militant à temps plein et je n’ai pas encore 18 ans. À travers une enquête ouvrière sur la restructuration en cours à la Lanerossi, dirigée par Enrico Marchesini, je rencontre des ouvriers de tous types, du vieux bordiguiste au catholique de gauche, du communiste du PCI réticent à nous parler au jeune qui veut tout casser. Mêmes les syndicalistes « ennemis » lisent avec attention nos fascicules polycopiés qui anticipaient et expliquaient ce que faisait le patron de la Lanerossi. Toutes les semaines je suis devant les portes de la Laverda Moto de Breganze avec Berto Zavagnin qui y travaille.

En 1975 je participe à la construction de la Commission Ouvrière nationale de LC, on se rencontre entre militants des sièges de Schio, Prato, Bergame et Sesto San Giovanni. Cela ne durera pas longtemps mais me permettra de comprendre que le siège de Schio est vraiment un cas à part et qu’au niveau national LC se contente d’être la plus grosse organisation d’Italie. La direction nationale freine sur tous les fronts. Un clair symptôme de la crise qui allait arriver un an plus tard. Malgré tout le siège de Schio maintient une forte autonomie qui devient manifeste à l’occasion des molotovs contre l’Upim, mais sans suite. Au cours du débat subséquent, en compagnie d’autres camarades, je sors de LC et commence à fréquenter Thiene, qui devient le lieu de retrouvailles quotidiennes pour toute une nouvelle réalité juvénile. De jeunes ouvriers qui discutent de comment faire pour ne pas aller à l’usine le jour d’après et des étudiants qui savent déjà qu’avec leurs études ils ont seulement retardé l’échéance, mais que malgré le diplôme ils y finiront aussi. La musique, les bandes dessinées et les lectures, les concerts et les festivals du prolétariat juvénile, les voyages à Amsterdam, les camarades femmes qui nous ouvrent les yeux sur notre condition de mecs, tout se croise et s’électrise. S’expérimente quotidiennement la possibilité de vivre autrement, il y a la volonté de changer la situation pour de vrai, de bouleverser les cartes en présence sur le plan des luttes : libération signifie contre-pouvoir, donc on fait ce qu’il faut pour obtenir ce qu’on veut.

On commence à se dire que même si l’usine (à laquelle beaucoup de nous d’ailleurs sont contraints tous les jours) reste importante, c’est dans le territoire que peuvent se créer de nouvelles situations de lutte. C’est en partant du quotidien qu’on peut commencer à exprimer une rupture nette avec la logique de la revendication et construire des moments de contre-pouvoir. C’est nous, avec notre partage, avec les relations qui en découlent, avec l’énergie libérée, qui pouvons intervenir pour changer l’état des choses. Nous ne croyons pas à l’utopie de la contre-culture qui se réalise aux marges du monde réel, en l’accompagnant et en faisant mine de l’ignorer, mais en un contre-pouvoir capable de construire des situations éventuellement modestes, mais capables de transformer besoins et désirs en pratiques capables de changer le quotidien. Cette dynamique porte à la création du premier Collectif autonome Thiene/Chiuppano, nous sommes une vingtaine, plus ouvriers qu’étudiants, tous autour de vingt ans, bien décidés à aller vite, mais sans précipitation. Il y a tant de pain sur la planche, et tant d’énergie. En même temps progresse la discussion avec les camarades de Padoue. Même en venant d’histoires et de réalités diverses, nous sommes tous convaincus que l’essentiel est la capacité de produire des luttes, des luttes de rupture capables d’exprimer un contre-pouvoir. La première page des journaux ne nous intéresse pas, ce qui nous intéresse c’est d’arriver à construire des situations qui déterminent des changements concrets. Avec eux on se sent sur la même longueur d’ondes, nul discours ou proclamation pompeuse, mais un mode de perception commun, un sens partagé du concret et de ce qui compte.

3. À partir du milieu des années 1970 prend corps un nouveau projet, les Collectifs Politiques Vénètes, qui se donne comme objectif et horizon politique une recomposition organisationnelle à l’intérieur des processus de décentralisation productive, et qui atteindra son apogée en 1978, “l’année la plus importante”. La figure qui fonde ce projet est celle de l’ouvrier social – compris non comme simple entité sociologique mais comme figure produite par le processus de recomposition organisationnelle – tandis que l’instrument est celui des groupes sociaux qui ne sont “ni un groupe politique, ni un espace identitaire”, mais “un projet qui recompose les différents segments de l’intervention militante sur le territoire” (p.67) : la lutte pour le logement, les étudiants, l’intervention à l’usine et ainsi de suite. Soit : enracinement – contrepouvoir – territorial, et recomposition organisationnelle. Peux-tu nous parler de la manière dont est née et s’est développée cette expérience et le raisonnement autour des groupes sociaux ? Quels débats avec les autres “options” en présence ?

Donato : Les choses changent de perspective pour nous avec force lorsque les camarades de Padoue proposent aux différentes réalités du mouvement dans la région (Vénétie) de se retrouver pour vérifier la possibilité de donner vie à un projet commun. Nous sommes entre mai et juin 1976 : à partir de ce moment, même avec quelques dérapages, tout notre projet se développe dans la construction des Collectifs Politiques Vénètes. Les éléments qui contribuent à faire du projet des CPV une expérience unique sont nombreux. En Vénétie cette homogénéité se réfère au modèle productif, celui de l’usine diffuse et de la décentralisation productive – modèle qui indique la direction à l’intérieur de laquelle se définissent les processus de reconversion productive dans les aires à forte concentration ouvrière du triangle industriel. Pour la reconstruire sommairement j’évoquerai avant tout la dimension territoriale, l’élément qui définit avec précision les modalités de l’intervention politique quotidienne.

Celle-ci est pratiquée et soutenue par d’autres éléments spécifiques. En premier lieu la lecture de notre condition matérielle et quotidienne directe, immédiate, que nous allons organiser à travers l’outillage théorique de l’ouvrier social. Mais attention, nous ne sommes pas “l’ouvrier social” comme résultat des processus de restructuration et de la nouvelle capacité de capture patronale à l’intérieur de ces processus, nous sommes l’ouvrier social seulement et uniquement dans la mesure où cet élément nous donne la possibilité de construire un processus organisationnel qui recompose dans le territoire toute la richesse en termes de conflit et de lutte qu’il est possible de libérer. L’ouvrier social existe seulement comme élément d’attaque dans la construction du contre-pouvoir. Nulle sociologie donc, mais seulement projet de rupture révolutionnaire, le seul qui peut motiver et soutenir ce processus de recomposition. Ouvrier social entendu immédiatement comme capacité de recomposition du contre-pouvoir, capacité de trouver, étape par étape, la solution aux problèmes que le conflit de classe présente dans ce passage de l’usine fordiste à l’usine diffuse – usage de la force compris. En introduisant de nouveaux éléments de lutte comme par exemple le “contrôle territorial”.


Padoue. Le contrôle territorial.

Nous sommes en plein dans la campagne électorale de 1976 et à Padoue, le 10 juin, doit arriver Almirante, secrétaire du MSI, pour un meeting. Au cours des semaines précédentes, il a beaucoup été discuté de la manière de prendre la rue contre les fascistes. Le schéma classique était de cibler l’objectif pendant les manifestations ou meetings, comme un an avant avec Covelli et Almirante. Mais c’était un schéma usé, qui sacrifiait continuellement des camarades à la répression et à la prison, aggravé par l’intervention gouvernementale qui, avec la Loi Reale, augmente pour les policiers la possibilité de faire usage des armes à feu. C’est justement à Padoue que la loi est appliquée pour la première fois contre Michele Spadafina, arrêté lors des affrontements au meeting de Covelli.

Avec le contrôle territorial il s’agit d’intervenir dans cette situation, de rompre le rituel précédent et de décider en pleine et totale autonomie de prendre la rue avec un modèle d’action qui permet, au-delà de l’antifascisme, de pratiquer aussi d’autres formes d’illégalité de masse, par exemple l’imposition de prix politiques lors des expropriations de supermarché.

C’est un changement de paradigme net, qui introduit de manière directe et radicale un nouveau comportement militant. Le soir du 9, nous l’expérimentons.

Nous sommes répartis en équipes homogènes : les camarades de Padoue et de la province s’occupent du contrôle territorial pendant que les camarades du reste de la Vénétie ciblent l’objectif, soutenus par quelques camarades armés de la ville. En tout nous sommes plusieurs centaines : une centaine de padouans, le reste d’ailleurs. L’action devait s’effectuer, et s’effectue, avec une absolue synchronie et vélocité. Nous nous dirigeons là où l’action doit débuter. Les camarades de Padoue et de la province bloquent en plusieurs points le pont de l’Arcella, l’un des nœuds routiers les plus importants de la ville, avec des pneus incendiés, des clous à trois pointes et un usage massif de molotovs qui, en un temps extrêmement bref, lèvent une barrière de feu qui bloque toute mobilité. Parallèlement, une ronde part, composée d’une cinquantaine d’autres camarades armés de molotovs, qui parcourt cent mètres jusqu’à arriver aux objectifs, qui sont plus d’un : voilà la valeur du contrôle territorial, dans lequel on agit avec un meilleur contrôle de la situation. Les premiers objectifs sont deux, à brève distance l’un de l’autre : le siège du MSI et la pizzeria Sayonara, fréquentée par les fascistes. 25 camarades d’une part, 25 de l’autre, brûlent en quelques secondes les deux objectifs. Le troisième est l’habitation de Fachini, fasciste notoire impliquée avec Freda et Ventura dans le massacre de Piazza Fontana, qui est ciblée par des coups d’armes à feu. Une fois l’objectif atteint, on va directement là où avaient été laissés les moyens de transport pour pouvoir se disperser en toute tranquillité.

L’effet de l’action est explosif. Le résultat final est qu’à Padoue, pour le meeting du jour d’après, Almirante se garde bien de venir. C’est le mouvement qui décide en plein autonomie comment, où et quand être dans la rue. Le « contrôle territorial » fonctionne. Les CPV sont nés.

« Libération signifie contre-pouvoir » : entretien avec Donato Tagliapietra sur les Collectifs Politiques de Vénétie

La contribution des camarades de Padoue est déterminante, sans eux le projet n’aurait jamais vu le jour. La ville, cela se sait, est difficile du fait de la présence des fascistes. Pas les fascistes ordinaires, mais les fascistes meurtriers, Freda, Ventura, Fachini.

À partir du début des années 1970 certains étudiants des instituts supérieurs, pour s’opposer à leur présence, s’organisent au sein des collectifs étudiants ; ils sont en rapport avec Potere Operaio mais ils maintiennent toujours leur autonomie. Ce sont eux les protagonistes, désormais universitaires, des mobilisations antifascistes du printemps 1975. Les affrontements durs avec la police, qui est mise en déroute sous une pluie de cocktails molotov lors du meeting de Covelli (MSI), marquent un tournant dans la ville. Malgré des arrestations et des emprisonnements, le résultat a été une limitation forte de la capacité d’action politique des fascistes. Le développement politique croise ce qui est en train de se produire sur le plan des luttes ouvrières et étudiantes, les premières vérifications sur le territoire sont effectuées, l’intervention commence dans les nouvelles zones productives, dans les facultés, les quartiers : naissent les collectifs nord, centre et sud, la structure des Comités Politiques Padouans.

C’est ce développement organisationnel incessant qui rend possible le nouveau projet, à construire sur des bases régionales, des CPV. La proposition est formulée de la part de toutes les réalités participantes : Rovigo, Vicenza, Pordenone et Mestre/Venise. Et elle est formulée en maintenant, et même en valorisant encore davantage, les spécificités territoriales propres, étant donné que la proposition organisationnelle prévoit une pleine autonomie de chaque province. Dans la pratique cela ressemble beaucoup à un pacte fédératif.

Nous ne nous appelons pas Collectifs Politiques Communistes, ou Révolutionnaires ou Prolétaires. Non, nous nous appelons Collectifs Politiques Vénètes (CPV). C’est un exemple unique dans le panorama national.

Mais ce n’est pas un hasard vu la manière dont est justifié cet aspect dans la pratique et la réflexion qui caractériseront le projet au cours des années suivantes. Des termes et concepts comme « enracinement », « contrôle territorial », « zones homogènes » et « groupes sociaux » entrent avec force dans la pratique quotidienne de l’agir militant.

Les CPV se constituent dans la phase initiale du processus socio-économique qui sera ensuite connu comme modèle Nord-Est, celui de l’usine diffuse. C’est sur cette homogénéité, celle de la petite et de la moyenne usine, qu’est ajustée la proposition organisationnelle. La condition du haut vicentin est la même que celle du bassanese, du bas et haut padouan, de la Vénétie orientale avec San Donà et Portogruaro.

Une militance avec de nouvelles caractéristiques prend forme, qui agit à l’intérieur de dynamiques et de filières sociales très directes. Avec Alquati, on peut la définir de « moyenne portée », au sens d’une intervention politique publique, fortement partagée, pratiquée au quotidien et dans un territoire spécifique ; condition qui permet plus facilement de ne pas tomber dans le culte du leader et le subjectivisme, car engagée dans la construction de la forme publique de l’autonomie ouvrière. Il s’agit d’organismes prolétaires de masse, autonomes vis-à-vis des partis et des syndicats, où la lutte pour l’affirmation des besoins et l’usage de la force marchent d’un même pas : on veut être des cadres transversaux, au sens où il ne doit pas y avoir de séparation entre le politique et le militaire. Entre 1976 et 1980 on enregistre en Vénétie plus de 500 actes d’ « usage raisonné de la force ». Dans la majorité des cas ce sont des actions de sabotage et de dégradations contre les propriétés des fascistes, des forces de l’ordre, des politiciens démo-chrétiens, des patrons et des barons universitaires.

« Libération signifie contre-pouvoir » : entretien avec Donato Tagliapietra sur les Collectifs Politiques de Vénétie

Fraternité et intelligence, force et complicité : cela devient l’espace où se loge la militance. Pour le comprendre il faudrait retourner à Padoue dans ce moment initial, s’arrêter sur les marches de la Piazza dei Signori, sur la Place de l’Erbe ou du Duomo, boire un café au bar Liviano, pour voir, respirer, capturer, faire sienne la force de cette réalité collective. La socialité est énorme, on la rencontre continuellement et partout, le centre de Padoue est le centre du monde.

Dans « Per il potere operaio » n.2 – printemps 1977 : Développement de l’illégalité de masse, libération de subjectivité prolétaire immédiatement vectrice d’organisation déployée, disponible pour d’ultérieures étapes de lutte. C’est par cette approche que peut être expliqué ce que nous entendons par contrôle territorial. Capacité donc, d’utiliser et de faire mouvoir l’entière articulation organisationnelle dans les zones, de mouvement et d’organisation combattante, l’entière qualité subjective à tous les niveaux, en échéances militantes qui, à chaque fois, attaquent, désarticulent, déstabilisent, certes toujours partiellement, des points de l’entière structure du commandement avec une possession autonome de capacité politico-militaire sur le territoire entendue comme base d’organisation.


Tout aussi efficace devient le moyen par lequel se développe la pratique et la réflexion autour de ce qui est l’axe porteur du projet organisationnel, le Groupe social et l’outillage théorique de l’ouvrier social qui le soutient.


Le Groupe Social

Après l’été. Le 23 septembre se tient à Bologne le Congrès contre la répression en solidarité avec les camarades encore détenus pour la révolte de mars après l’assassinat de Francesco Lo Russo. Le congrès est précédé d’un appel d’intellectuels français célèbres qui dénonce le caractère répressif du compromis historique. Au cours de la discussion à l’intérieur du Palazzetto se manifeste une forte critique de la part de l’aire autonome contre le vieux personnel moribond des groupes, accusé de vouloir un mouvement désarmé et inoffensif.

La puissance de 1977 est organisée et armée à l’intérieur de la pratique de l’illégalité de masse, dans la construction du contre-pouvoir, elle n’est pas idéologisée dans le spontanéisme pour la rendre impuissante. C’est, en tant que CPV, notre interprétation de 1977, soutenue à l’intérieur du palazzetto bolognais.

L’autre aspect important concerne la vaste participation sur le territoire ; à l’intérieur de cette nouvelle réalité collective est avancée la proposition de construire les Groupes Sociaux en province.

Comme nous le savons les villages ne sont plus un terrain fertile démo-chrétien mais un espace où la croissance d’une nouvelle subjectivité les transforme en lieux où construire conflit et contre-pouvoir.

Dans le village et dans le quartier notre programme est la construction des GROUPES SOCIAUX territoriaux. Dans ce cas aussi nous avons formulé des considérations générales et particulières. Les villages sont l’ossature du développement historique de l’usage capitaliste du territoire et le socle de l’unité sociale, politique et humaine du prolétariat dans nos régions.

Jusqu’à hier, et en grande partie encore aujourd’hui, aux mains de la DC, les villages représentent la contre-tendance aux luttes qui se développaient en ville. Jusqu’à hier ils étaient une ceinture solide et compacte qui isole les strates du prolétariat urbain comme quelque chose d’étranger (essentiellement les étudiants) aux traditions historiques du contrôle et de l’exploitation du prolétariat local. Si en réalité des luttes très dures ont traversé la province au cours des dernières décennies, elles n’ont pas réussi à se socialiser et à rompre de manière générale le front capitaliste. Depuis 1969 jusqu’à aujourd’hui ont filtré, de la ville aux villages et aux quartiers périphériques, expériences, contenus de lutte, personnel politique. Tout cela doit être recueilli et poussé politiquement dans la nouvelle phase que nous traversons.

De là est née la proposition de programme de la construction des GROUPES SOCIAUX TERRITORIAUX.2

Les GS ne sont pas un groupe politique, ni un espace identitaire, mais plutôt un projet qui recompose les différents segments de l’intervention militante sur le territoire : la lutte sur le logement à travers le Comité de lutte, les étudiants avec le Comité d’Agitation, l’intervention à l’usine effectuée par le Comité Ouvrier, etc.

Pour justifier l’existence des GS il faut que dans le territoire existe et agisse une présence organisée de manière autonome, de sorte que chaque militant soit dans l’un de ces segments, travaille à leur enracinement et leur renforcement, à la possibilité de libérer du conflit. Puis dans le GS tout cela se recompose, trouve une nouvelle élaboration politique d’ensemble, capable d’individuer, à travers le travail militant accompli, les segments sur lesquels intervenir et avec quels instruments de lutte ; il doit se mobiliser pour cibler les intérêts patronaux et les processus de restructuration qui opèrent sur le territoire. Les GS deviennent de cette manière un laboratoire de production de subjectivité. C’est ce projet de recomposition qui justifie et légitime les GS, et qui nous fait dire que « l’ouvrier social se recompose dans le Groupe Social ». Ce ne sera pas toujours ainsi ; parfois le développement des luttes ne permet pas l’effectuation de ce passage, mais les GS ne tomberont jamais dans la forme identitaire et idéologique. Ils resteront toujours des espaces autonomes et ouverts.

L’Ouvrier Social

L’histoire des CPV se place à l’intérieur du passage historique entre le dépassement de l’usine fordiste liée à l’ouvrier masse et la naissance d’une usine sociale inédite à travers la décentralisation productive. À l’ouvrier masse se substitue l’ouvrier social. C’est là que prend forme le « travailler tous pour travailler moins », conjugué avec la créativité de la nouvelle composition de classe : l’absentéisme et le sabotage de la machine de production jusqu’au commandement patronal sur le travail vivant. Il s’agit d’un conflit véritable, pratiqué à travers un projet offensif radical.

Nulle utopie, nulle heure H, nul soleil de l’avenir. Ce que nous voulons est ici et maintenant. Le communisme existe : la lutte contre le rapport social du capital sert à le libérer.

Toute l’histoire vicentine – par localisation, culture, mémoire – est axée sur le refus/dépassement de la condition ouvrière. L’expérience historique des GS vit à l’intérieur de cette dynamique devenant immédiatement l’instrument à travers lequel il devient possible d’attaquer, pour la rompre, la nouvelle contrainte au travail. En particulier ce projet organisationnel trouve un plein soutien dans la théorie de l’ouvrier social qui permet à tous – ouvriers, chômeurs, étudiants, petits commerçants, précaires etc. – de se sentir directement mis en production ; de pouvoir exprimer, à travers cette nouvelle condition, le dépassement des vieilles formes d’appartenance en pratiquant un nouveau style de militance qui agit directement sur sa propre condition existentielle. Nous existons alors, en tant qu’ouvriers et ouvriers sociaux, non comme figures sociologiques mais comme sujets politiques capables de trouver des solutions qui libèrent le conflit de classe, dans sa nouvelle forme post-fordiste.

L’intervention militante quotidienne privilégie les nouvelles zones industrielles, les nouveaux laboratoires, les villages où les ateliers de la grande usine sont décentrés. Le travail nous pourchasse toujours plus dans le territoire et nous l’y avons attendu. Car c’est le terrain où nous sommes les plus forts.

« Libération signifie contre-pouvoir » : entretien avec Donato Tagliapietra sur les Collectifs Politiques de Vénétie

OUVRIER SOCIAL donc GROUPE SOCIAL3

C’est ainsi et seulement ainsi que peut se comprendre le mouvement de 1977 en termes de continuité. La définition de « l’ouvrier social » n’est pas et ne peut pas être le schéma ou la lecture sociologique d’une nouvelle figure politiquement hégémonique, mais vit et justifie sa propre existence uniquement comme forçage politique, comme moment de recomposition de masse.

L’affrontement de classe et les profondes mutations productives ont transformé la société en usine sociale, ont diffusé sur tout le territoire le travail et conséquemment celui qui produit. C’est précisément pour cela que la stratification sociale est allée de plus en plus en s’articulant, on a vu des masses toujours plus vastes de prolétaires lutter contre les nouvelles formes sociales de discipline au travail salarié et contre l’attaque au salaire, pour un salaire social. Tandis que l’état du capital portait son attaque contre la force politique de l’ouvrier masse, femmes, jeunes, étudiants, travailleurs au noir, précaires, exclus, et j’en passe, ont exprimé avec effraction durant toute l’année 1977 une toujours plus grande hostilité à l’État en tant que juge et gestionnaire de la misère de la vie capitaliste.

C’est justement à partir de la compréhension qu’aujourd’hui chaque lutte, chaque initiative se pose sur un terrain de pouvoir et que pour le moment il n’existe pas de strate sociale politiquement hégémonique, un projet politique doit être en mesure de recomposer toutes les strates en luttes autour du programme communiste, construire les étapes pratiques pour qu’à la réappropriation des besoins soit donnée une épaisseur et une continuité de contre-pouvoir. Alors il y a sens à parler d’ouvrier social, comme réalisation de la nouvelle composition de classe. Que cela soit clair, justement parce que cette définition n’est vraie que dans la mesure où elle se donne comme plateforme qui porte à la recomposition, celle-ci doit être lue comme un processus en actes dans le réel, inachevé. Si tout cela est vrai, les Groupes Sociaux sont la proposition territoriale, articulée selon les spécificités de zone, qui opère cette recomposition comme unique possibilité de faire marcher le programme communiste. À un an de distance de la formulation de ce projet nous en voyons les premiers résultats : la massification et l’enracinement, l’enchaînement ininterrompu des luttes. Aujourd’hui les Groupes Sociaux gèrent les luttes provinciales, ils sont le réseau sur lequel se greffent les batailles politiques partout.

Cela ne nous a jamais intéressé de suivre les mille autonomies, femmes, étudiants, etc. comme cela ne nous intéresse pas d’organiser un secteur après l’autre, nous croyons que l’unique possibilité de faire vivre le communisme au quotidien est la force recompositionnelle  du programme qui seul peut unifier les mille strates sociales sur des besoins et des pratiques communes. Pour cela les Groupes Sociaux sont aujourd’hui la structure avec laquelle tout le monde doit se confronter, qu’ils le veuillent ou non. Leur massification sur le territoire provincial pousse aujourd’hui chaque Groupe Social à voir bien au-delà de sa zone particulière, à voir un projet unique qui innerve toutes les luttes prolétaires existantes. Même les difficultés spécifiques et les retards trouvent, dans ce contexte, une possibilité réelle de solution, car les pas en avant, les luttes, comme les erreurs et la répression sont le patrimoine de chaque camarade des GS. C’est en ce sens qu’est né ce bulletin, comme tentative d’exprimer le réseau provincial vicentin des Groupes Sociaux dans toute sa richesse, mais avant tout son homogénéité politique et sa capacité à soutenir le programme.

Pour nous le mouvement de 1977, sa rébellion, son insubordination a réussi à se donner une continuité politique et organisationnelle dans les Groupes Sociaux. Cela a été un parcours parfois long, parfois difficile, mais aujourd’hui nous pouvons dire : BIEN CREUSÉ, VIEILLE TAUPE.


La discussion avec les autres projets en présence accompagne certainement le mouvement de 1977. Fondamentalement on peut dire qu’il y a le logiciel luttarmiste clandestin, représenté de manière diverse par Prima Linea et les Brigades Rouges, qui fait de la lutte armée l’instrument stratégique de l’agir révolutionnaire. Différemment de l’aire autonome qui n’assume jamais ce type de référence stratégique et privilégie toujours, dans ses expériences territoriales les plus massifiées, le contre-pouvoir, construit dans la forme publique du conflit, en faisant son propre élément stratégique.

À l’intérieur de l’aire autonome la discussion se fait principalement avec les romains des Comités Autonome Ouvriers de la Via dei Volsci. Mais comme je l’écris dans le livre il n’y aura pas de possibilité pour construire un projet national de l’autonomie organisée. Plus que les événements qui ont lieu à l’intérieur du palazzetto de Bologne en septembre 1977, auxquels une reconstruction simplificatrice fait remonter « la défaite », il me semble que c’est cela le nœud qu’il faut examiner et approfondir. Le fait de ne pas avoir su résoudre ce passage a pesé énormément, tenant aussi compte de ce que cette discussion se déroule avant l’enlèvement de Moro par les BR. De toute évidence ce sont ces éléments qui mériteraient un approfondissement, que je commence par offrir à une première réflexion.

« Libération signifie contre-pouvoir » : entretien avec Donato Tagliapietra sur les Collectifs Politiques de Vénétie
Le « congrès » de Bologne contre la répression – septembre 1977

4. Une question sur le débat quant à l’usage de la force. En 1977 se déroule la première « nuit des feux ». Il y en aura 10, entre 1977 et 1979. Se développe en parallèle le débat sur l’usage de la force et la critique de la clandestinité stratégique. Votre position se développe autour de l’idée d’un « usage raisonné de la force », en rapport avec les stades de croissance du mouvement. La position des CPV au congrès de Bologne est que « la puissance de 1977 s’arme et s’organise à l’intérieur de la pratique de l’illégalité de masse, dans la construction du contre-pouvoir, elle ne se trouve pas idéologisée dans le spontanéisme pour la rendre impuissante »…peux-tu nous raconter un peu les discussions de l’époque ?

Donato : Je réponds à cette question à travers des passages du livre pour des raisons de simplification, puis en reprenant une brève réflexion. Il s’agit d’une autre particularité du projet des CPV.


Campagne politique d’organisation

À Padoue pendant ce temps, le 21 mars, quelques jours après les barricades bolognaises et la manifestation des 100 000 à Rome, le PM Calogero met en œuvre la première provocation contre les CPPadouans : une dizaine d’arrestations à travers l’accusation d’association de malfaiteurs. Une provocation qui est démontée en peu de temps par les initiatives de lutte, étendues à toute la région.

À Schio est en construction la nouvelle caserne des Cc contre laquelle le 26 mars est effectuée une action de sabotage avec des charges explosives. Les dégâts sont significatifs et l’entière structure doit être reconstruite. L’action est revendiquée du sigle « Lotta armata per il Comunismo » et dénonce le rôle des carabiniers dans les opérations répressives contre le mouvement et les arrestations à Vicenza et Padoue. Un mois après, dans la nuit du 29 au 30 avril est lancée la première campagne d’organisation des CPV, connue comme « nuit des feux ».

[…] Nous avons dit qu’est essentiel, pour pouvoir concrétiser les hypothèses politiques communistes de libération de l’exploitation capitaliste de l’autonomie ouvrière, le profond et stable enracinement dans les territoires de la subjectivité communiste collective. Dans le territoire l’organisation communiste trouve la force, les indications et l’alimentation pour pouvoir supporter le choc de l’initiative capitaliste, pour lancer l’attaque, avec succès et avec une temporalité et des choix propres et autonomes, au plan de restructuration productive et sociale et à la machine humaine organisationnelle préposée à sa réalisation. Voilà pourquoi nous avons parlé d’un point moyen de l’initiative prolétaire et de son aspect armé. Les actions combattantes ne sont ni basses ni hautes en soi, mais sont évaluées sur le diagramme de la croissance générale de l’organisation à tous les niveaux et sur les possibles sauts en avant de l’initiative militante.4

« Libération signifie contre-pouvoir » : entretien avec Donato Tagliapietra sur les Collectifs Politiques de Vénétie

L’idée est aussi simple qu’efficace : il s’agit d’effectuer de manière simultanée des actions de sabotage, rendant ainsi immédiatement compréhensible le nouveau projet, lié à l’enracinement territorial et à un usage pondéré de la force. Le concept est clair, les actions combattantes ne sont ni hautes ni basses, mais toujours rapportées à la croissance du mouvement. Il met en évidence la puissance organisationnelle entendue non comme synthèse verticale « de parti », mais comme construction articulée du contre-pouvoir diffus sur le territoire. Il introduit un usage « raisonné » de la force en rapport avec le stade de croissance du mouvement, avec la solidification de ses structures auto-organisées et des camarades singuliers qui pratiquent ce terrain de lutte.

La campagne a comme objectif principal le travail au noir et à domicile : sont ciblés sept laboratoires de cordonnerie, surtout dans le district de la Riviera del Brenta, où ce phénomène est très diffus. Ce sont les camarades de Padoue qui endossent la responsabilité pour cette première fois.

À Vicenza sont lancés des molotovs contre le siège de la DC du quartier S. Bortolo, où s’initie l’intervention sur le problème du logement. « Nous avons fêté le Premier Mai », dit la revendication téléphonique. Les actions sont revendiquées par les sigles Prolétaires Communistes Organisés et Organisation Ouvrière pour le Communisme, qui sont utilisés pour la première fois dans le vicentin.

Il y aura 10 campagnes d’organisation : la première en avril 1977, six en 1978 et trois en 1979. La dernière est contre la Fiat en solidarité avec les 61 camarades ouvriers licenciés.


Cela pour faire comprendre de quoi on parle lorsque l’on fait référence à la campagne d’organisation (connue médiatiquement comme nuit des feux).

Quant en septembre à Bologne se tient le congrès contre la répression ce schéma organisationnel est déjà une réalité, mais encore dans sa forme initiale. C’est au cours de 1978 qu’il y aura, sur ce terrain aussi, une notable affirmation, y compris quantitative. Les chroniques nous disent que dans la seconde moitié des années 1970 en Vénétie il y a eu près d’un millier d’épisodes qui voient l’usage subjectif de la force déployé contre toutes les formes du commandement capitaliste, des patrons à leurs structures organisationnelles, aux forces de la répression, policiers, journalistes, fascistes, etc.

La discussion qui caractérise cette période est toute entière dans la construction du contre-pouvoir, dans la capacité de tenir ensemble en donnant force et projet à tout le système organisationnel. Pour nous dans le vicentin en ce moment toute la tension est mise dans la construction de la ronde contre le travail extraordinaire qui dans les intentions patronales doit devenir l’instrument grâce auquel reprendre de nouveau le contrôle sur les comportements de classe. Il s’agit d’un passage soutenu par le syndicat quand il théorise la politique des sacrifices, où on entend faire payer aux ouvriers le coût de la crise économique sans demander d’augmentations salariales ouvrant des conflits, tandis que pour nous on sort de la crise du capital en diminuant drastiquement la charge de travail quotidien, en rompant la rigidité des huit heures, en travaillant tous et moins, pour citer un slogan de l’époque. Donc toute la détermination était tendue vers ces coordonnées, mettant en mouvement un parcours qui voit de manière ininterrompue, pendant plus d’un an, une capacité continue du mouvement de pratiquer le contre-pouvoir, qui s’interrompt seulement en avril 1979.

5. La répression violente, étendue et massive fut indubitablement un des facteurs de la défaite du mouvement. Pourrais-tu nous parler de ce qui s’est passé à ce propos en Vénétie, en faisant le lien aussi avec les autres facteurs qui ont conduit à cette issue – et, par ailleurs, penses-tu qu’il soit correct de parler de « défaite » pour les processus dont nous avons parlé ?

Donato : La répression a été violente et massive parce que le mouvement avait une réelle capacité à faire bouger les rapports de force au sein du conflit de classe. Une capacité qui à ce moment précis était parvenue à invalider toute la mécanique de gestion du conflit, les forces de l’ordre mais aussi et surtout les partis et les syndicats. Quand cette situation est devenue claire  la magistrature est passée à l’action, soutenue en premier lieu par le parti communiste italien, qui entend faire de sa capacité à contenir l’autonomie de classe l’argument qui lui permettra de rentrer au gouvernement.

Ce n’est pas un hasard si l’enquête dite du 7 avril part de Padoue et non d’une situation métropolitaine. C’est parce que c’est sur le cycle de luttes de l’ouvrier social qu’elle entend intervenir et réprimer.
En Vénétie, au cours des diverses vagues répressives qui vont du 7 avril 1979 à juin 1983, c’est probablement près d’un millier de révolutionnaires qui se retrouvent dans le viseur de la répression. Parmi eux quelques centaines sont arrêtés et soumis à un procès pénal qui entend les juger. Les condamnations pour les militants vénitiens sont très loin de la moyenne qu’on observe à cette période dans les diverses réalités au niveau national. Non pas par bonté des magistrats évidemment mais par la capacité de revendiquer toujours les liens entre les parcours individuels des camarades et la maturité du mouvement dans son ensemble, son enracinement, sa dimension publique.

« Libération signifie contre-pouvoir » : entretien avec Donato Tagliapietra sur les Collectifs Politiques de Vénétie

LA SENTENCE


Sur le procès du 7 avril, beaucoup de matériaux ont été produits, que l’on peut facilement retrouver.

Que dire ? La mécanique de Calogero et du PCI ne  fonctionna pas. Sans nous étaler dans de longues réflexions à ce sujet, on peut utiliser le commentaire significatif par lequel il Mattino, le quotidien de Padoue, explique la sentence du 31 janvier 1986 : « Calogero s’est trompé de théorème. Le Groupe Negri est acquitté, peines moins sévères ». En mars 1988 la sentence en appel auprès de la Cour de Venise confirme l’effondrement du théorème Calogero. Contrairement aux Violante, Caselli, Spataro, Calogero n’a jamais décollé, il est resté un petit serviteur de province. Dans le procès du 7 avril vénète il n’y eut jamais de « repentis », il n’a pas réussi à briser les inculpés, ce n’est pas quelque chose de négligeable. Certes, il y a eu des textes à charge y compris parmi les inculpés, mais ce sont des figures si imprésentables qu’elles ne peuvent d’aucune façon assumer le rôle de l’accusateur.
Il y a quelques années, plus de trente ans après, Calogero lui-même a ressenti le besoin d’intervenir au travers d’un livre écrit à plusieurs mains, où la thèse soutenue est pour le moins bizarre : j’avais raison car après avoir arrêté quelques centaines de personnes les choses ont changé. Au point de provoquer l’intervention, toujours à travers un livre, du juge instructeur de l’époque Palombarini pour lui rappeler, entre autres, les six années de détention préventive de Luciano Ferrari Bravo et d’Emilio Vesce, acquittés par la suite. Ainsi que les acquittements de Guido Bianchini, de Marzio Sturaro et les autres.

En général les condamnations « vénitiennes » furent limitées par rapport à la moyenne des procès contre des militants révolutionnaires au cours de ces années. Il n’y a pas de crime de sang, ce qui n’est pas négligeable, tandis que sont largement utilisés le délit d’association et l’incarcération préventive. Mais dans le procès il n’y a pas, ou alors très marginalement, des « repentis », prêts à accuser leurs camarades et permettant ainsi aux magistrats de constituer de lourdes condamnations.
Même notre comportement au cours de la procédure a été exemplaire car il n’a jamais voulu offrir le moindre espace aux procureurs. Ce n’est pas le lieu pour disserter sur les  différents  types de comportements mis en œuvre au cours de cette saison de procès. À ce moment-là chacun a choisi librement comment se comporter. Il est certain que si d’un côté le fait de se déclarer prisonnier politique souligne une dimension militante, cela simplifie aussi énormément d’un autre côté le travail des procureurs. Dans notre cas nous avons décidé de toujours nier, même quand c’était difficile. Ainsi, nous avons évité que soient criminalisés les organismes de masse, les Groupe Sociaux en particulier. Mais nier les accusations a toujours voulu dire pour nous revendiquer pleinement notre participation et notre militantisme dans les luttes sociales, contre l’exploitation du travail vivant, pour le droit au logement etc. Nous n’avons jamais été uniquement une Organisation armée, nous avons aussi été une Organisation armée, mais la lutte armée n’était pas notre horizon stratégique, notre horizon stratégique c’était le développement d’un contre-pouvoir de masse, qui passe entre autres par le sabotage armé. Ce n’est pas une différence négligeable, comme nous avons déjà pu le voir à l’occasion de l’épisode Rossa/Alessandrini.

On nous a toujours expliqué que dans les tribunaux on condamne des délits et pas des pensées ou des raisons, quelles qu’elles soient. Et que c’est uniquement quand on a évacué tout doute raisonnable qu’on peut appliquer une sentence de condamnation. Dans le procès dit du 7 avril cela n’a pas été le cas et les tentatives de ceux qui ont essayé de changer la donne n’ont pas servi à grand chose.


Après l’été 1980 a lieu une rude discussion interne aux CPV sur les perspectives politiques et organisationnelles, les premières hypothèses d’exil voient le jour, en terre française. Il y a les premiers départs, de façon perlée avec des allers-retours ; en quelques mois tous les fugitifs de Vicenza, et la plupart de ceux de la Vénétie, partent pour Paris.


Giusti Zuccato reconstitue cette période :

La période qui vient après le 11 avril est pleine de tensions. Début mai, beaucoup de militants de Vicenza partent en cavale, tandis qu’en juillet, avec Mirco, je suis accusé dans le cadre de l’enquête pour « bande armée ». Déjà à l’été 1979 nous étions une dizaine en cavale. Il n’y a pas de problèmes particuliers qui se posent alors, tous les nouveaux camarades en cavale obtiennent en quelques mois des papiers, un logement et du soutien. Le fait d’avoir mis sur pied la « cavale de mouvement » a permis de résoudre assez facilement une difficile situation d’urgence. En mars 1980 a lieu une nouvelle vague d’arrestations à Padoue qui me concerne et je suis frappé par un nouveau mandat d’arrêt. Cette enquête nous met en difficulté, avec de nombreux camarades arrêtés et immédiatement condamnés en référé. La discussion qui a lieu entre nous sur comment réagir ne se passe pas bien. On ne voit pas comment sortir de cette situation tandis que nous comprenons que nous pesons trop sur le mouvement. Un poids qui limite et paralyse. Le moment est venu de permettre aux dizaines de camarades logistiques qui prennent tous les risques pour nous permettre de vivre en cavale, ceux qui nous hébergent depuis des années, signent les contrats de location pour nos logements, nous prêtent leurs papiers sans déclarer leur perte, de pouvoir retourner sur la scène publique et agir véritablement, ne serait-ce que pour donner un coup de main aux différents comités de défense des nombreux camarades arrêtés.

À l’été 1980 je commence à aller à Paris pour préparer le terrain de ce qui s’annonce être un important exode d’exilés. Entre l’hiver et le printemps 1981 nous allons presque tous en France. Au début nous pensions à Paris comme une escale pour ensuite partir en Amérique latine ou ailleurs. Avec la victoire de François Mitterrand en mai 1981 la situation change radicalement : nous pourrions peut être obtenir le statut d’exilés politiques.
Menés par Antonio Bellavita et Giambattista Marongu on met sur pied un « syndicat des refugiés italiens » et nous réussissons à obtenir un accord avec le gouvernement socialiste : « nous renonçons à la lutte armée et eux nous laissent vivre tranquillement ». Nous devons nous déclarer et arrêter de vivre sous un faux nom, personne ne sera extradé en Italie. Incroyable, nous avons gagné un pari impossible ! La France reconnaît l’exil politique à des fugitifs d’une démocratie européenne, d’une vingtaine de réfugiés nous devenons en un an plus de quatre cent – mais je m’arrête là, ce n’est pas le lieu pour raconter cette histoire, à un moment ou à un autre nous l’écrirons elle aussi.
Condamné définitivement à six ans pour participation à une bande armée, je parviens à obtenir la prescription de la peine et à rentrer libre pour la première fois en 1997, mais c’est un stratagème qui ne dure que huit mois, qui servira d’exemple pour une bonne centaine de camarades, qui retrouveront la liberté grâce à cette procédure. Après avoir ouvert la voie de la prescription et avoir été les premiers à en bénéficier, même si ce n’était que pour huit mois, après quasiment huit ans de procédures diverses et variées, moi et Mirco nous retrouvons la liberté en 2006, quasiment parmi les derniers autonomes réfugiés à Paris.


Sur le concept de « défaite », qui m’est évidemment étranger, je voudrais en parler directement au cours des présentations de mon ouvrage. Dans une large mesure cela ne dépend pas de mon jugement mais de la façon dont l’autonomie de classe, entendue comme élément de rupture révolutionnaire, a su et pu se reproduire. La réponse c’est donc vous, c’est à dire les militants révolutionnaires du présent.

  1. «Il Giornale di Vicenza», 29 mars 1973.
  2. Fase-Analisi, documento dei CPV, inizio ’79
  3. Bollettino dei Gruppi Sociali Vicentini, Ben scavato…vecchia talpa !!, luglio 1978.
  4. Fase-Analisi, documento dei CPV, inizio ’79
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