Macron et Conte devant l'Elysée

Aujourd’hui, le discours dominant quant à la situation politique planétaire soutient qu’il y a essentiellement deux forces qui s’affrontent dans le monde. Le conflit entre “populistes” et “libéraux”, en ce qui concerne la gestion de la crise structurelle du capitalisme contemporain, est de ce point de vue clairement perceptible aux quatre coins du globe : de l’élection de Donald Trump contre la candidate “démocrate” Hillary Clinton à celle plus récente du nostalgique de la dictature militaire Jair Bolsonaro au Brésil. La grande bourgeoisie libérale ayant monopolisé les échiquiers politiques durant des décennies assiste à la montée en puissance d’un patronat encore plus réactionnaire dont le but, en fomentant les nationalismes, est de s’opposer à la concurrence productive inter-étatique.

En Europe, surtout après le référendum pour le Brexit de juin 2016, ce clivage se traduit souvent par l’opposition entre la fraction européiste, généralement issue des partis de centre-droit ou de gauche modérée, et ce que le système désigne comme “les extrêmes” à tendance souverainiste.

Au cours des derniers mois, la tension progressive des rapports diplomatiques entre deux des plus grandes puissances européennes, l’Italie et la France, traditionnellement alliées, a occupé les unes des journaux pendant plusieurs semaines. À partir de l’été 2018, ces deux pays, incarnés essentiellement par le président Emmanuel Macron et le ministre de l’Intérieur Matteo Salvini (qui, sans être premier ministre, est certainement la figure la plus médiatique du gouvernement de coalition Ligue du Nord – Mouvement 5 Étoiles), n’ont pas cessé de s’affronter, à la télévision comme sur les réseaux sociaux.

La controverse est née autour de ce que les médias contruisent comme “question des migrants”, dont la plupart débarquent clandestinement sur les côtes italiennes pour se diriger ensuite vers les pays du nord. Amassés à la frontière entre l’Italie et la France, des milliers d’entre eux tentent de s’échapper vers les pays les plus riches, fuyant la guerre et la pauvreté. Depuis des années, le refuge autogéré “Chez Jésus” (lié au centre social turinois l’Asilo, récemment expulsé1) et les luttes No-Borders de Vintimille ont contribué à la remise en cause des frontières et à la dénonciation des politiques racistes de la “forteresse Europe” qui tuent chaque année plusieurs milliers de personnes.

De son côté, Matteo Salvini n’a pas hésité à brandir la menace d’un blocus des ports italiens contre les navires des ONG qui sauvent les migrants venants de Lybie, afin de faire pression sur les puissances européennes (en particulier sur Emmanuel Macron, considéré comme le plus européiste des dirigeants européens). Salvini a d’ailleurs été accusé de séquestration dans le cadre d’une enquête de juges sicilens, mais jouit actuellement de l’immunité parlementaire – longtemps dénoncée par ses partenaires du Mouvement 5 Étoiles2.

Les enjeux de la controverse diplomatique entre la France et l'Italie

Récemment, ces derniers poussèrent un peu plus loin le litige en accusant la France de “néo-colonialisme” envers les pays africains. Le 20 janvier dernier, le député Alessandro di Battista a exhibé un billet de 100 francs CFA lors d’une émission de télévision pour dénoncer le scandale de la “Françafrique”, en disant soutenir la révolte des peuples d’Afrique de l’Ouest.

Plus tard, une tribune parue sur un blog du Mouvement 5 Étoiles annonçait la tenue d’ “États généraux” des pays de la Françafrique pour la sortie du franc CFA3. Ces manoeuvres, loin de tout contenu anti-impérialiste, ne visent en réalité qu’à renforcer la rhétorique anti-migrants portée par son gouvernement, pour décharger le poids des flux migratoires en direction des “vrais” responsables – c’est-à-dire la France.

De plus, la profonde crise politique que traverse l’État français avec le Mouvement des Gilets Jaunes a servi d’excellent prétexte au gouvernement italien pour ajouter de l’huile sur le feu allumé par la prétendue “crise des migrants”. Alors que le décret sécuritaire approuvé en Italie en novembre dernier punit sévèrement le syndicalisme offensif – dont les pratiques de blocage sont semblables à celles des Gilets Jaunes – et renforce les moyens répressifs (tout comme la récente loi anti-casseurs française4), Luigi di Maio n’a pas hésité à soutenir publiquement le mouvement populaire français, dans une optique évidemment anti-macroniste5. Une démarche qui a largement contribué à favoriser le discours complotiste selon lequel les Gilets Jaunes seraient manoeuvrés par les gouvernements réactionnaires, voire financés par ceux-ci à des fins de violence et de déstabilisation, comme l’évoquait Marlène Schiappa dans un interview du 10 janvier. L’instrumentalisation récente des épisodes d’anti-sémitisme se situe naturellement dans le même registre6.

Or, dans ce véritable bourbier diplomatique, tout le monde semble oublier que les bourgeoisies italienne et française sont financièrement très proches. Au cours des dernières années une série de bras de fer a néanmoins opposé des firmes françaises à celles de leurs “cousins du sud”, comme le cas du port de Saint-Nazaire, vendu à Fincantieri en 2017 mais provisoirement nationalisé par l’État français en juillet de la même année7. En outre, comme le rappelait un article du Sole 24 Ore, les banques françaises sont les premiers créanciers de la dette publique italienne, alors que la dernière manoeuvre financière du gouvernement Ligue – 5 Étoiles fait état d’une augmentation des dépenses publiques pour financer le “revenu de citoyenneté” (qui, loin du revenu universel, consiste en une indemnité de 18 mois non renouvelable allouée aux demandeurs d’emploi).

Ces données, essentielles pour comprendre la dispute en cours, n’ont rien de surprenant, si l’on considère le jeu concurrentiel interne au bloc européen ayant porté de nombreux pays d’Europe du Sud à élire des gouvernements anti-européistes.

Un autre volet de la querelle médiatico-diplomatique entre les deux gouvernements concerne l’extradition des anciens militants italiens d’extrême-gauche ayant fui leur pays à la fin des années 70 et au début des années 80 face à la vague répressive enclenchée par l’État démocrate-chrétien (avec la complicité assumée du Parti Communiste) pour écraser l’un des mouvements insurrectionnels les plus puissants de l’après-guerre en Europe occidentale. Au terme de 40 ans de cavale, Cesare Battisti (ex-combattant des Prolétaires Armés pour le Communisme) a été extradé en janvier depuis la Bolivie, après avoir été contraint de fuir le Brésil – où il s’était réfugié au milieu des années 2000, profitant de la bienveillance de Lula – suite à l’élection de Bolsonaro et sa promesse de livrer le “terroriste rouge” à son “nouvel ami” Matteo Salvini. Non seulement le gouvernement d’Evo Morales n’a donné aucune suite à la demande d’asile formulée par Battisti mais il a autorisé les équipes d’Interpol à le traquer sur son propre territoire puis accepté de l’extrader immédiatement vers l’Italie, le privant de toute possibilité de recours. Preuve supplémentaire (s’il en fallait) de ce que les gouvernements “de gauche” piétinent allègrement leurs convictions idéologiques revendiquées sur l’autel de la raison d’État – et des “nécessités” géo-économiques. À son arrivée en Italie, Battisti fut exposé comme un trophée de guerre, escorté par la police et filmé en direct face à des ministres qui l’attendaient en uniforme militaire, vomissant leur satisfaction obscène.

Les enjeux de la controverse diplomatique entre la France et l'Italie

Beaucoup de militants des “années rouges” se sont réfugiés en France, profitant de la “doctrine Mitterrand” qui accordait l’asile politique aux activistes poursuivis de l’autre côté des Alpes en échange de leur renoncement à la lutte armée. C’est ainsi que Battisti a pu séjourner en France de 1990 à 2004. Récemment, Alessandro Stella s’interrogeait sur les raisons d’un tel acharnement de la part de l’État italien :

“Qu’il soit gouverné par la Démocratie Chrétienne, par les Démocrates de Gauche ou par l’actuel gouvernement Lega-M5S, l’État italien refuse toujours de tourner la page de cette histoire. Pourquoi ? Parce que la peur du « terrorisme », de son retour dans l’actualité italienne est utilisée par l’État pour empêcher la résurgence d’un mouvement social de révolte. Depuis quarante ans, l’État italien instrumentalise le fantôme du « terrorisme » pour disqualifier toute lutte un tant soit peu radicale. Car à la fin des années 1970 ce ne sont pas seulement les militants des groupes armés qui ont été réprimés, mais tous les militants et sympathisants du mouvement révolutionnaire.”8

Le gouvernement italien s’apprête donc à demander l’extradition pour 14 réfugiés vivant toujours en France, dont la peine n’a pas été prescrite9.

Après quelques semaines de silence côté français, une étonnante déclaration de la ministre des Affaires européennes Nathalie Loiseau a mis au clair la situation : malgré toutes les tensions diplomatiques, le gouvernement français n’aurait “aucune raison de s’opposer à une éventuelle extradition”10.

Notre devoir le plus élémentaire est de dire la chose suivante : toutes celles et tous ceux qui ont participé, sous quelque forme que ce soit, au vaste mouvement révolutionnaire qui a ébranlé l’Italie (et l’Europe) des années 1960 au début des années 1980, font partie de notre camp. La solidarité n’admet aucune dissociation. Nous défendrons les militants réfugiés en France si d’aventure le gouvernement italien mettait à exécution ses menaces.

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Finalement, la nouvelle mission de sécurisation du gouvernement italien est lancée : une fois achevée l’opération politique de blocage des ports, celui-ci envisage l’expulsion des dizaines de centres sociaux occupés dans tout le pays, des espaces d’agrégation populaire et d’organisation politique autonome. Dans les prochains mois, des dispositifs impressionnants comme celui de Turin à l’occasion de l’expulsion de l’Asilo (voir plus haut) seront donc à l’ordre du jour dans les villes italiennes. Pour préparer le terrain à une telle opération, quoi de mieux que l’agitation anxiogène du “spectre des années de plomb” ? Le harcèlement médiatique est en ce sens bien visible : il y a quelques semaines, le quotidien Il Tempo dépeignait une ville de Rome “prise en otage” par 27 centres sociaux contrôlés par des “anarcho-insurrectionnalistes”11.

La controverse entre les deux pays risque donc de se résoudre sur les cendres du mouvement révolutionnaire et de sa mémoire, qui nourrit encore aujourd’hui la révolte des opprimés contre l’ordre établi, inspire les imaginaires et les pratiques communistes à travers le monde.

La surmédiatisation du clivage entre “libéralisme” et “populisme”, dont les positions française et italienne sont emblématiques, sert des objectifs stratégiques qu’il nous faut impérativement déjouer. On le voit, le qualificatif “populiste” s’applique sans nuance à des idéologies fondamentalement différentes, voire radicalement opposées, ce qui permet de nourrir le fameux adage selon lequel les “extrêmes se rejoignent”. Ainsi se voient assimilés pêle-mêle le gouvernement fasciste de Viktor Orban en Hongrie et celui de Nicolas Maduro au Venezuela, le logiciel lepéniste new look et le réformisme protectionniste de Mélenchon, pour ne citer qu’eux.

Les gouvernements ou mouvements réactionnaires ayant émergé ces dernières années sont rangés derrière le concept fourre-tout de “populisme”, ce qui empêche une analyse sérieuse de leur ancrage idéologique comme de leurs pratiques – délégitimant du même coup tout discours politique tourné vers les classes populaires et toute critique du statu quo économique.

Car la récente considération pour les travailleurs et les travailleuses “démunis”, la rhétorique “anti-système” mobilisée par l’ensemble de la mouvance réactionnaire, de Trump à Salvini, de Le Pen à Kaczinsky, n’est qu’un écran de fumée offert sur un plateau par ces mêmes “libéraux” qui s’érigent en “dernier rempart” face au fascisme européen. En réalité, les forces parlementaires dites “populistes” ne sont pas extérieures au consensus fondamental porté par les gouvernements libéraux. Si la question de l’Europe divise, elle ne parvient pas à dissimuler l’absence totale de remise en question, par les forces dites « populistes », des dogmes inébranlables de la propriété privée et de la concentration des richesses. Le capitalisme national qu’ils promeuvent et l’ultra-libéralisme des européistes donnent l’illusion d’un antagonisme politique au sein des “démocraties” libérales européennes. Pourtant, comment ne pas voir qu’ils se nourrissent mutuellement ? L’épouvantail de la montée du “populisme” a permis de favoriser le maintien de gouvernements libéraux au pouvoir pendant des décennies. À travers leurs politiques anti-sociales et leur promotion permanente des discours racistes et sécuritaires, ces derniers ont cristallisé la colère populaire et ont participé à l’avènement de mouvements fascistes à travers le monde. De plus, comme le disait récemment Jacques Rancière : “Choisir l’escroc pour éviter le facho, c’est mériter l’un et l’autre. Et se préparer à avoir les deux” (le terme “escroc” renvoyant à l’élection présidentielle de 2002 et à l’opposition entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen). On a, en fait, de plus en plus de mal à saisir ce qui différencie fondamentalement le gouvernement macroniste du “populisme” fasciste à l’italienne.

Les mesures répressives adoptées récemment par le gouvernement français pour tenter d’écraser le mouvement des Gilets Jaunes ne sont pas sans rappeler le déploiement martial des tanks dans la ville de Bologne au plus fort de l’insurrection du printemps 1977. Elles ne sont qu’une démonstration supplémentaire de la compatibilité entre les dirigeants libéraux et leurs homologues “populistes”. La protection d’intérêts financiers privés, la réaction autoritaire face aux mouvements de contestation sociale, le traitement raciste et meurtrier des migrants, du prolétariat nomade en général et des habitants des quartiers populaires, ainsi que la destruction écologique, sont autant de similarités entre ces deux pôles soi-disant “opposés” dans l’espace politique contemporain.

Les enjeux de la controverse diplomatique entre la France et l'Italie

Lors de l’acte 18 des Gilets Jaunes, le 16 mars dernier, le Fouquet’s a brûlé aux cris de “Révolution !”. Si c’est en effet la révolution que souhaite ce mouvement, il lui faudra se préserver collectivement et sans ambiguïté de tout lien idéologique avec le discours opportuniste d’un Di Maio ou d’une Le Pen – soutien qui ne sert qu’à agiter la menace délirante du “grand remplacement” et faire porter aux migrants la responsabilité de la crise sociale et politique que traversent les sociétés occidentales. De même, les errements politiques du “populisme de gauche”, réintroduisant la centralité du syntagme « peuple + adjectif national », niant l’antagonisme de classe fondamental à la lutte anti-capitaliste, réhabilitant le discours de la souveraineté nationale et refusant d’appeler par leur nom les “populismes de droite”, participent à brouiller les divisions politiques réelles.

Si la bourgeoisie est politiquement divisée, elle reste socialement unie.

  1. https://acta.zone/expulsion-de-lasilo-a-turin/
  2. https://www.lemonde.fr/europe/article/2018/08/29/viktor-orban-et-matteo-salvini-prennent-emmanuel-macron-pour-cible_5347450_3214.html
  3. https://www.ilblogdellestelle.it/2019/02/neocolonialismo-francese-nascono-gli-stati-generali-per-luscita-dal-franco-cfa.html/comment-page-5
  4. https://acta.zone/casser-la-loi-anti-casseurs/
  5. https://www.facebook.com/LuigiDiMaio/posts/2082395898463612
  6. https://blog.mondediplo.net/le-complotiste-de-l-elysee
  7. http://www.lefigaro.fr/societes/2017/07/27/20005-20170727ARTFIG00144-faute-d-accord-avec-l-italie-macron-est-pret-a-nationaliser-stxfrance.php
  8. https://lundi.am/Les-annees-70-en-Italie-et-son-actualite-Alessandro-Stella
  9. https://www.francetvinfo.fr/monde/italie/italie-matteo-salvini-pret-a-venir-a-paris-et-a-rencontrer-emmanuel-macron-pour-obtenir-l-extradition-d-activistes-refugies-en-france_3154023.html
  10. https://www.francetvinfo.fr/monde/italie/la-france-n-a-aucune-raison-de-s-opposer-a-l-extradition-d-anciens-terroristes-italiens-estime-la-ministre-des-affaires-europeennes_3196057.html
  11. https://www.iltempo.it/roma-capitale/2019/02/20/news/centri-sociali-pericolosi-roma-italia-dati-viminale-terrorismo-1111268/
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