Depuis près d’un mois les États-Unis sont le théâtre d’un soulèvement sans précédent contre le racisme et les violences policières, dont la résonance est mondiale. Après un entretien avec nos camarades de Viewpoint Magazine, nous avons reçu et publions cette interview de militants révolutionnaires américains qui apporte une nouvelle mise en perspective des dynamiques à l’oeuvre outre-atlantique.
Bien que témoignant parfois d’un optimisme excessif quant à la fragilité du système impérial auquel font face les insurgés, leurs réponses permettent néanmoins de saisir certains des enjeux essentiels de la séquence en cours : de la lutte contre la suprématie blanche en tant que projet consubstantiel de l’édification historique des États-Unis, aux réalités contemporaines du racisme systémique dans la société américaine en passant par la légitimité des pratiques de pillage et d’action directe.
Les banques engendrent les « braqueurs »,
Katerina Gogou
les prisons créent les « terroristes »,
la solitude crée les « marginaux »,
les produits créent les « besoins »,
et les frontières créent les armées.
La propriété engendre toutes ces choses.
La violence engendre la violence.
Ne demandez pas. Ne cherchez pas à m’arrêter.
Il nous revient désormais de faire de la justice
l’acte ultime.
Tirons un poème de la vie.
Faisons d’elle une action.
L’interview qui suit se destine à un lectorat international et révolutionnaire. Elle contient des questions se rapportant à l’insurrection contre la suprématie blanche qui se déroule actuellement aux États-Unis, posées par le projet radiophonique anarchiste grec RadioFragmata à des membres du RAM (Mouvement Abolitionniste Révolutionnaire) et à des anarchistes américains qui ont souhaité rester anonymes. Cette interview a vocation à faciliter la compréhension des circonstances et des événements qui se trament aux États-Unis.
Puisque je ne suis moi-même qu’un vieux garçon de la ferme, je n’ai jamais souffert de ce que l’on récolte ce que l’on avait semé ; au contraire, cela m’a toujours empli de joie.
Malcolm X
Que se passe-t-il actuellement aux États-Unis, et en quoi est-ce différent d’autres soulèvements ayant émergé en réponse aux violences policières, comme celui qui avait surgi à Ferguson en 2014 ? Et qu’en est-il du ressenti, à l’échelle de la rue ? Est-ce le même ?
Ce soulèvement se distingue principalement par son ampleur et le niveau de fureur qu’il déploie. D’autres moments, comme Ferguson ou les émeutes de Los Angeles en 1992, ont été significatifs et ont préparé le terrain pour cette situation ; mais ce à quoi nous assistons aujourd’hui relève d’un mouvement radicalement différent, à plusieurs niveaux.
Dans la rue, les jeunes témoignent d’une connaissance profonde des politiques abolitionnistes. Iels ont laissé de côté toute patience et tout espoir de réforme, ne se concentrant que sur l’action directe et immédiate. Cette fois-ci, il semblerait qu’on soit bien plus nombreux.ses à avoir conscience de l’impasse du réformisme. Le degré d’intensité est incroyablement révélateur. Jamais auparavant nous n’avions vu des gens incendier un commissariat, comme à Minneapolis, avant de contraindre les policiers à sauver leur peau en prenant la fuite, et ne rien lâcher alors même que l’armée était sommée d’intervenir. L’autre fait important, c’est que la majeure partie de la population a applaudi l’incendie du commissariat et que la peste du pacifisme a perdu sa mainmise sur la lutte. Cela a remodelé en profondeur le genre de dialogue auquel nous sommes habitué.es aux États-Unis. Que l’insurrection et les émeutes reçoivent le soutien de groupes et d’individus inattendus, cela nous paraît parfois carrément choquant ! Les prédateurs abonnés au « Ni … Ni … » sont, de fait, contraints d’abandonner leur zone de confort et de choisir leur camp, de décider s’ils font partie des racistes, ou des anti-racistes.
L’intensité de la révolte qui a démarré à Minneapolis s’est depuis répandue comme une traînée de poudre à travers le pays. Le caractère massif de cette révolte généralisée, l’intensité de la résistance qui s’y déploie, et la disparition complète de la foi en les réformes ou en la patience vis-à-vis du système ne ressemblent à rien de ce que j’ai observé de mon vivant.
Comment les anarchistes et/ou les anti-fascistes états-unien.nes font-ils démonstration de solidarité dans le cadre de cette insurrection ? Et quelles suggestions adresseriez-vous aux anarchistes et/ou aux antifascistes de par le monde, pour qu’iels puissent exprimer leur solidarité depuis là où iels se trouvent ?
Les anarchistes et les antifascistes ont participé à ces rébellions depuis leur début. Voilà déjà longtemps que le mouvement accorde une attention particulière aux questions liées à la police, à la prison et à leurs appendices ; c’est donc un moment très spécial pour nous.
Mais nous nous devons d’être clair.es : le soulèvement n’a pas été initié par les anarchistes. La rébellion est portée par une jeunesse noire qui ne peut plus supporter d’être déshumanisée et assassinée. La violence contre les noir.es et la suprématie blanche forment la pierre angulaire de la vie politique, économique et sociale des États-Unis. Elles sont si profondément enracinées qu’elles rendent la réforme inconcevable. En tant qu’anarchistes, voilà longtemps que nous portons ce discours, et que nous combattons en vue de réduire en miettes cette situation ; mais nous ne sommes que l’une des nombreuses tendances politiques qui ont donné corps à cette insurrection.
De par le monde, les principales recommandations que nous pouvons adresser aux anarchistes est de contribuer à intensifier la pression politique et économique sur les États-Unis, et de participer aux luttes locales de résistance vis-à-vis de la police. Ciblez tous les leviers qui accroissent la puissance des États-Unis et qui leur permettent de fonctionner, en généralisant et en renforçant le mécontentement qui est à l’origine du soulèvement ; ciblez le racisme à votre échelle, la police, et tout autre appendice de la domination et de l’exploitation. Les États-Unis sont actuellement incroyablement faibles ; et plus ils s’affaiblissent, plus la vie devient respirable pour nous, ici, et pour les gens de par le monde. En outre, tout acte de solidarité apporte de la force à ceux qui tiennent la rue. La solidarité n’est jamais plus forte que lors d’attaques communes, qui ne connaissent pas de frontières !
Comment expliquer que certaines personnes affirment soutenir la rébellion états-unienne, avant de revenir sur leurs propos du fait de sa prétendue « violence » ?
Le concept de « non-violence », incarné par la pratique de Martin Luther King Jr., jouit d’un réel prestige aux États-Unis. Il est même célébré, rétrospectivement, comme l’expression parfaite de l’activisme. Par extension, les mouvements de protestation sont également assimilés à des expressions d’activisme. Dès lors, toute protestation légitime et supposément « efficace » se doit de s’inscrire dans ces principes de protestation non-violente qui ont permis à eux seuls, selon l’historiographie en vigueur, de garantir l’accès aux droits civiques en Amérique.
Dans les faits, la situation d’alors était bien plus complexe, et des insurrections fréquentes dans certaines des plus grandes villes du pays ont également joué un rôle crucial dans la décision prise par l’État d’introduire de nouvelles lois abolissant la ségrégation légale et formelle dans le sud des États-Unis (via les lois Jim Crow, et seulement pour instaurer dans un second temps de nouvelles méthodes d’oppression). Néanmoins, la doctrine officielle ne retient que le rôle des activistes non-violents dans cette séquence.
Par ailleurs, ce discours postule que chaque mouvement de protestation doit viser à promouvoir une cause légaliste, et non pas une dynamique révolutionnaire. Parfois, c’est une rhétorique aux accents révolutionnaires qui est utilisée pour discuter des modifications de législation or la conquête d’autres réformes basiques : on peut ici penser au cas de Killer Mike du groupe Run The Jewels, dans lequel ce soutien affiché du parti démocrate et fils d’un officier de police utilise un langage trompeur pour dénoncer les manifestants qui ont participé aux attaques contre les bureaux de CNN et les forces de police. Sur le sol américain, toute action de rue violente ou véritablement révolutionnaire est généralement considérée comme illégitime, à cause de ces croyances très ancrées culturellement qui définissent ce à quoi doit ressembler une lutte légitime.
C’est là une autre raison de considérer les événements récents comme très inspirants : ils ont totalement rejeté cette logique et ce discours. La manière dont le soulèvement a pu se répandre dans des villes tellement diverses illustre l’insatisfaction que génère désormais partout ce discours historique. Une explication incomplète pourrait consister à montrer que les gens ont agi avant que des leaders officiels n’aient eu l’occasion de chercher à s’autoproclamer représentants du mouvement. La nature réellement organique du mouvement a fait sa force depuis le premier jour, et lui a permis de s’affranchir d’un cadre de protestation soigneusement orchestré par des activistes professionnels et des politiciens. Les gens sont conditionnés depuis l’enfance à chercher la foi dans le théâtre de la démocratie politicienne. La violence est la négation d’une telle foi. La violence est une démonstration d’auto-détermination, la démonstration d’une volonté d’aller chercher un monde qui soit au-delà du présent.
On nous apprend que nous avons des droits, mais ces droits sont des choix dont on peut nous priver, puisqu’ils sont institués par un contrat social maintenu par l’autorité. Les droits sont des options absurdes et trompeuses utilisées pour propager la peur qui fonde le socle de la paix sociale contemporaine. Vous avez vos droits, vos libertés, et si vous vous comportez conformément aux lois de la boîte qui contient ces choix, vous n’irez pas en prison. Les droits sont imaginaires, et d’ordinaire seulement crédités de la moindre validité par les personnes incluses et bénéficaires au sein d’une société stratifiée. Il est important de garder ce dernier point en tête lorsqu’on cherche à évaluer la parole d’un.e allié.e déclaré.e qui s’élève contre la violence ou l’auto-défense politique.
La violence et la révolte physique reconnaissent que le terrain de jeu est fondamentalement truqué. Elles démontrent un désir de s’en émanciper, un désir que ne saurait contrôler un système qui peut à tout moment priver des personnes de leurs droits. Les voix qu’on entend dénoncer la violence parlent le langage de la foi en la justice et en les politiques de ce même système qui est responsable d’avoir inspiré la violence révolutionnaire en premier lieu. Ces voix vous encourageront à supplier, à attendre, et à espérer.
Les activistes, les liberals et les prétendu.es allié.es qui applaudissent depuis les gradins sont prompt.es à dénoncer la violence parce qu’iels ont foi en les options que le théâtre politique actuel leur présente en guise de changement. Iels souhaitent se réapproprier les pouvoirs existants, plutôt que les démolir. Dans certains cas, iels connaissent également la peur, et plutôt que de reconnaître humblement leur peur d’être puni.es pour des prises de risque courageuses et pour leur résistance, ils se terrent lâchement derrière diverses critiques de la violence.
En même temps, on peut se demander pourquoi on nous apprend tant sur Martin Luther King et sur Gandhi, et si peu sur d’autres figures historiques des mêmes espaces-temps comme Malcolm X ou Bhagat Singh. La droite, les puissants, ou les méthodes systématiques et calculées d’auto-préservation de la société capitaliste dénonceront toujours la violence révolutionnaire et l’insurrection, tout simplement parce que ce type de résistance leur fait peur, parce que ce type de résistance menace leur statut et le système qui le maintient.
La violence est un sujet neutre. Deux personnes peuvent avoir un pistolet en main, et les situations n’en seraient pas moins complètement différentes. Une personne (Patrick Crusius) peut tenir un pistolet afin d’assassiner des migrants et des personnes de couleur au hasard à El Paso, au Texas, tandis qu’une autre personne (Chrystul Kizer) peut tenir un pistolet pour tuer l’homme qui les avait violé.es et en avait fait commerce.
On pourrait affirmer que nous parlons de George Floyd seulement parce qu’il a eu la « chance » d’avoir son lynchage enregistré et capturé à l’écran. Toutefois, ce n’est pas la raison pour laquelle nous parlons encore de George Floyd. Des personnes sont torturées et assassinées chaque jour, aux États-Unis. Et bien souvent, ces scènes sont filmées. La véritable raison qui explique que l’on parle encore de George Floyd après sa mort tient à ce que cet incident particulier a déclenché une révolte généralisée pleine de ce que j’appellerais un type positif de violence, et que la police n’a pas su contrôler.
L’épidémie de coronavirus a-t-elle joué un rôle dans l’insurrection en cours ?
Il est clair que le coronavirus a joué un rôle dans cette rébellion. Il y a beaucoup de facteurs importants dans cette question. La débâcle économique a laissé des millions de personnes sans emploi. Nous sommes des millions à ne plus avoir de boulot, ici aux États-Unis. Mais avoir un travail ne suffit pas pour autant à échapper à la pauvreté. Le taux de chômage ne reflète pas adéquatement le pourcentage de personnes qui doivent lutter pour survivre ; celles et ceux qui travaillent sans pour autant pouvoir s’acquitter de leurs frais quotidiens sont comptabilisé.es comme des travailleur.euses. On fait face à un niveau de précarité énorme. Rajoutez à cela un peuple entier coincé chez soi, et sur les nerfs, en particulier en ce qui concerne la jeunesse.
Le ratio de mort.es chez les américain.es noir.es est trois fois supérieur au même ratio pour les américain.es blanc.hes, en raison de problèmes systématiques d’accès à des soins de qualité. Dans les communautés pauvres, le manque de tests a été considérable, mais cela était intentionnel. Les gens ont un accès limité aux services de soins en règle générale, et l’assistance médicale de qualité est réservée à des communautés plus prospères. Les habitant.es des quartiers populaires ont continué à se rendre au travail et à emprunter les transports publics tout au long de l’épidémie, pour subvenir à leurs besoins. Cela a encouragé une propagation encore aggravée du virus, notamment au sein des communautés marginalisées.
La quarantaine a également mis en relief les lignes de fracture et les privilèges qui sous-tendent notre société. Les riches ont pu s’extirper des villes les plus denses et s’isoler dans le confort. Les travailleur.euses ont perdu leurs emplois et se sont fait offrir des miettes par le gouvernement alors même que d’énormes compagnies et leurs patrons se voyaient adresser des fonds de renflouement sans commune mesure dans l’Histoire. L’échantillon le plus fortuné de la population a vu son capital s’accroître de plus de 500 milliards de dollars, alors que le reste d’entre nous demeurions chez nous à nous creuser la tête à propos de la semaine à venir, de la prochaine facture, ou du prochain repas.
Les personnes pauvres, noires et non-blanches, les peuples natifs et toutes les catégories de population exclues des États-Unis ont particulièrement souffert du virus. Il n’était plus question de se mentir à propos du poids de la survie de chacun.e alors même que l’État confinait des populations opprimées dans des prisons et des centres de rétention infectés – autant de zones de mort acceptable habitées par les personnes dont le capitalisme peut se passer. En outre, les travailleur.euses jugé.es « essentiel.les » au maintien du bon fonctionnement de la société en temps d’épidémie constituaient précisément les pôles les plus exploités de la séquence précédente (les infirmier.es, les travailleur.euses agricoles, les épicier.es, et ainsi de suite).
Cela a facilité une prise de conscience populaire quant à la logique absurde du capitalisme, et a poussé les gens à se poser des questions inouïes jusqu’alors pour nombre d’américain.es. Plutôt que des augmentations de salaire ou des garanties de sécurité, ces travailleur.euses n’ont reçu que l’approbation condescendante des riches et des puissant.es qui les peignaient en « héro.ïne.s » – alors qu’il va de soi que cette reconnaissance mesquine est franchement insultante pour qui met en danger sa propre vie et la santé de ses proches. Les yeux des gens se sont ouverts, à tel point qu’aucun des mensonges du prétendu rêve américain n’a pu masquer le cauchemar qui constitue le quotidien de la plupart des américain.es.
Quand l’administration Trump est également devenue consciente que les populations non-blanches et prolétaires étaient beaucoup plus affectées par le coronavirus que son électorat presque exclusivement blanc, elle s’est empressée de mettre son appareil médiatique derrière un appel ouvertement raciste à réouvrir l’économie. Pour citer Trump lui même : « let the virus wash through » (que le virus déferle et purifie).
En raison de ces causes systémiques et structurelles, la communauté noire a été l’une des plus touchées par le coronavirus dans le pays. Et par dessus le marché, quand l’État a demandé aux gens de pratiquer la distanciation sociale la police a immédiatement commencé à terroriser les communautés noires pour non-respect de ces consignes. Alors même que le pays était à l’arrêt, la police a trouvé le moyen de continuer à tuer à la même fréquence qu’au cours de ces dernières années. Et avec le confinement, les gens ne manquaient pas de temps pour visionner des vidéos d’assassinats policiers ou de scènes de torture dans les rues, en même temps que ces scènes se déroulaient.
Le coronavirus est ainsi devenu la formule qui a fait du pays un baril de poudre.
La question raciale est-elle la seule problématique qui nourrit cette révolte ?
L’insurrection répond avant tout aux ravages du suprémacisme blanc et des systèmes policier et carcéral (le documentaire 13th apporte un éclairage de qualité sur ce sujet-ci). Le meurtre odieux de jeunes noirs constitue la norme, aux États-Unis : et les gens en ont enfin eu assez.
La classe joue également un rôle fondamentale dans ce soulèvement, comme c’est le cas partout dans les sociétés capitalistes. Toutefois, ce soulèvement a totalement été initié par le prolétariat noir, qui ne partage pas les caractéristiques du mouvement activiste américain, lequel regroupe surtout des personnes issues d’origines bourgeoises qui envisagent la politique comme un hobby plutôt que comme une lutte indispensable. Malgré cette réalité, le soulèvement a été à ses origines relativement ouvert à quiconque souhaitait y participer et agissait sans peur d’être jugé par la moralité raciste du statu quo.
On ne devrait pas non plus être surpris.es de ce que les gens rendent désormais la monnaie de sa pièce au système en place au moment même où le taux de chômage est propulsé à un niveau que nous n’avions pas connu depuis la Grande Dépression. Si le mouvement conserve cette férocité et cette fluidité prolétariennes, l’hypothèse d’un changement révolutionnaire est plus crédible qu’elle ne l’a jamais été de notre vivant.
Quelles sont les origines du suprémacisme blanc aux États-Unis ?
Les origines du suprémacisme blanc aux États-Unis correspondent aux origines du pays lui-même. Les États-Unis ont explicitement été fondés en tant que projet de la suprématie blanche. Bâtis sur les dos des peuples africains réduits en esclavage et sur le génocide des peuples indigènes, les États-Unis se sont positionné en pays-modèle pour le pouvoir des blancs. Dans d’anciens textes de lois, il était stipulé qu’une personne noire ne représentait que les trois-cinquièmes d’une personne humaine, et les noir.es ont été considéré.es comme de la marchandise jusqu’en 1865 – après quoi le gouvernement fit tout ce qui était en son pouvoir afin de garantir que les piliers de l’esclavage demeurent intacts, en transposant le processus de la plantation vers le complexe carcéral-industriel.
Toutefois ce processus avait démarré plus tôt encore, avec les premières expansions européennes de par le monde. Les États-Unis sont de fait un projet qui découle de la pensée et des politiques européennes. Ces deux continents sont historiquement empêtrés dans des régimes raciaux extrêmes, des massacres de masse et des génocides. De surcroît, le statut du pouvoir économique et politique qui se maintient sur ces deux continents a pour corollaire le coût du colonialisme historique qui a fini par définir la carte du monde contemporain, avec son premier et son tiers mondes.
Que signifie s’opposer au suprémacisme blanc ? Trouve-t-on des éléments de « racisme inversé » dans ce combat ?
Pour commencer, le « racisme inversé » n’existe pas. C’est même un oxymore.
Le racisme ne désigne pas simplement le fait de discriminer, mais bien un système d’oppression. Puisqu’il n’existe pas de système d’oppression fondé sur la race auquel des blanc.hes seraient assujetti.es, iels ne peuvent pas être les victimes du racisme.
« Blanc.he », aux États-Unis, dénote un segment de la population qui jouit d’avantages préexistants en tant que tel. Ainsi, bien que de nombreuses personnes blanches souffrent de la pauvreté aux États-Unis, il n’en est pas moins vrai qu’il y a des avantages inhérents à être blanc.he. Un exemple éloquent de cela serait la capacité à sortir faire un footing nocturne sans qu’on soit accusé.e de fuir une scène de crime.
À travers l’Histoire, la classe dominante a déterminé un niveau calculé de souffrance à déléguer à ses inférieur.es présumé.es. La notion de « sauvage », l’infériorité des populations indociles ou aux peaux foncées établies par les conquêtes européennes fondent la matrice des choix de populations destinées à souffrir de par le monde jusqu’à aujourd’hui. Les tactiques et la sémantique utilisées par les groupes dominants/oppresseurs ont été modernisées et adaptées, mais le socle demeure le même. « Blanc.he » signifie être inclus.e, jouir d’une meilleure place dans les gradins, inconditionnellement.
Bien que les noir.es américain.es ont 250% de chances de plus d’être tué.es par la police (si l’on se fie aux chiffres officiels ; le véritable écart est probablement encore plus grand, et fluctue selon les régions et les niveaux de diversité), de nombreuses victimes de ces meurtres sont issues du prolétariat blanc. La classe dirigeante n’épargne pas la population blanche marginalisée, et apporter une critique du suprémacisme blanc ne suppose pas de nier la réalité des personnes blanches qui souffrent dans le système capitaliste. Mais il essentiel de reconnaître qu’un mépris de la blanchité dénote une frustration vis-à-vis de la race qui a été choisie par ce système en tant que race incluse et défendue. Les personnes blanches sont incluses et défendues, au détriment de, et contre, les populations non-blanches prétendument inférieures. Alors que les oublieux ou les racistes crient au « racisme inversé », d’autres ont reconnu dans ces mêmes gestes de frustration à l’envers du suprémacisme blanc un mépris logique.
Il existe des groupes Noirs séparatistes, mais leurs appels à la séparation dérivent du désespoir d’échapper à la misère impitoyable qui découle non pas d’une société hétérogène en tant que telle, mais d’une société hétérogène stratifiée selon des critères de race et d’ethnicité. Un tel appel désespéré en faveur d’un pouvoir noir par la ségrégation ne peut venir que de l’expérience empirique d’une société hétérogène qui a désigné une seule race pour régner sans partage.
Malgré des disparités locales, et en dépit des proclamations mensongères de droits civiques, les États-Unis demeurent ancrés dans un modèle de ségrégation brutale. Que les lignes de fractures soient raciales ou de classe, le pays donne à voir l’un des exemples de ségrégation de proximité les plus intenses au monde. Prenons l’exemple de New York City, où certaines des zones les plus pauvres du pays côtoient des quartiers parmi les plus riches au monde, séparés par la bête policière et son système judiciaire. Dans de nombreuses communautés non-blanches, les interactions quotidiennes avec des personnes blanches se limitent à voir la police blanche envahir le quartier afin de mieux y maintenir le niveau de pauvreté. En aucun cas ne voulons-nous invisibiliser les souffrances du prolétariat blanc ; mais l’écart entre ces deux situations est tel qu’il devrait suffire à coudre les lèvres racistes qui s’exclament que « toutes les vies comptent ». On compte deux millions et demi de prisonniers aux États-Unis, dont de nombreux innocents, de nombreux pauvres, et de nombreux blancs. Nous n’oublions d’aucune manière le prolétariat blanc, mais dans un pays qui compte environ 13% de noir.es dans sa population civile et 40% de noir.es dans sa population carcérale, les efforts de manipulation psychologique qu’on retrouve derrière les dénonciations d’un prétendu « racisme inversé » ou du fameux « all lives matter » sont systématiquement invalidés par les chiffres.
Ce qu’on appelle à tort « racisme inversé » est en réalité une frustration légitime à l’égard d’un segment de la population qui détient le pouvoir en vertu de la souffrance d’un autre groupe. Rien n’empêche d’être blanc.he et de mépriser ce que signifie la blanchité dans le monde actuel.
Dans des situations émeutières antérieures, comme à Los Angeles en 1992, on avait pu voir des personnes blanches être attaquées simplement parce qu’elles étaient blanches. Bien qu’elles furent minoritaires et entourées d’événements autrement plus inspirants, ces attaques constituaient une issue regrettable à une situation explosive. De tels faits n’ont pas été observés dans le soulèvement actuel. Ce dernier a été remarquablement hétérogène depuis le premier jour dans toutes ses modalités d’expression, et malgré le fait qu’il ait rassemblé des millions de personnes il n’a donné lieu à aucune occurrence sérieuse de violence interraciale. Au contraire, et malgré des désaccords individuels portant sur la stratégie, les tactiques ou les cadres de référence politique, on a pu observer un sens phénoménal d’unité parmi les militant.es – du moins jusqu’à ce que les faux leaders ne s’en mêlent. Les objections sérieuses aux pillages et à la violence ont émané quasi-exclusivement de personnes qui n’avaient pas été dans la rue, et parfois d’une frange des manifestant.es pacifiques qui remplissent désormais les rues, épris d’un discours propagé par les médias qui prétend définir le caractère d’un mouvement de protestation « légitime ». Parmi ces manifestant.es pacifiques, nombre font désormais les frais d’une violence policière généralisée, et on peut espérer que nombre se radicalisent en réaction à ces attaques. Ainsi, le système fait d’une certaine manière le travail de pédagogie qui s’impose vis-à-vis de ces personnes plus pacifiques qui rejoignent désormais les manifestations.
(De nombreuses personnes, en Europe, semblent en certaines occasions fétichiser tout ce qui ressemble de près ou de loin au Black Panther Party des origines, et particulièrement via la diffusion d’images présentant le New Black Panther Party prenant la pose en armes afin de proclamer leur solidarité vis-à-vis des luttes de la population noire. Il est important de bien noter que le New Black Panther Party n’a rien à voir avec l’ancien Black Panther Party, ni avec la Black Liberation Army. Il a été rejeté par presque tou.tes les survivant.es du Black Panther Party des origines et de la Black Liberation Army, y compris celles et ceux qui sont encore incarcéré.es pour leurs actions. Le New Black Panther Party est une organisation vicieusement autoritaire, antisémite, ségrégationniste, et homophobe. Ses membres arborent des armes qui ont toutes été achetées légalement aux États-Unis.)
Comment les anarchistes américains trouvent-ils de la solidarité auprès de personnes qui ne sont pas formellement anarchistes elles-mêmes ?
Nous ne sommes pas assez nombreux.ses pour fonctionner de manière autarcique. Par ailleurs, la sincérité de la rage et la passion pour la liberté qui découlent de l’expérience peuvent peser bien plus lourd que la prétendue « lumière » dérivée de la compréhension théorique. En outre, nous vivons dans une société intensément hétérogène, et nous devons faire l’effort de nous émanciper de la pensée insulaire qui caractérise l’organisation anarchiste classique.
Aux États-Unis, il nous est nécessaire de nous adapter aux circonstances et de nous forcer à nous concentrer sur des éléments plus profonds de tension et de mécontentement qui outrepassent les identités politiques superficielles.
La solidarité, nous la trouvons en nous dressant horizontalement au côté de l’expérience du mécontentement. Quand la résistance s’embrase dans les rues, nous cherchons à en faire partie. Les anarchistes américains cherchent une solidarité qui s’organise autour d’un ennemi commun et de frustrations communes. Peut-être que celles et ceux aux côtés de qui nous cherchons à combattre ne récitent pas la même rhétorique ou ne se réclament pas de la même idéologie ; mais notre priorité, c’est de tendre la main aux personnes qui partagent notre fureur vis-à-vis de ce système, et qui agissent en conséquence.
Les pillages sont-ils perçus comme des actes révolutionnaires ? Vous-même, les défendez-vous politiquement ? Que pensez-vous des prises de positions libérales quant à la question éthique qui sous-tend ces pillages ?
Je n’ai aucun problème avec les pillages ; et je n’ai aucun respect pour la « moralité » qui constitue le socle de la société capitaliste. Prendre position contre les pillages implique d’être en paix avec le statu quo, lequel permet de se procurer des produits de manière « appropriée ».
Permettez-moi cette analogie : les New-Yorkais.es fortuné.es ont pillé les magasins de la ville entière afin d’être préparé.es au confinement et à la quarantaine à l’approche de l’épidémie de coronavirus. En règle générale, on ne trouvait plus les biens requis pour pouvoir endurer la quarantaine que de manière aléatoire dans les petites boutiques des quartiers les plus pauvres. La plupart des prolétaires sont incapables d’acheter en gros, puisqu’iels vivent en permanence dans l’attente du prochain salaire et que la notion d’investissement, même à très court terme, est hors de question au vu de leur situation financière.
Les magasins new-yorkais ont été vidés de leurs stocks de papier toilette, de désinfectant, d’équipement de protection personnelle, de nourriture, et de tout ce que les riches ont pu se procurer. Les riches ont pillé les magasins en toute légalité, et ils ont accaparé la sécurité. Ils l’ont fait selon leurs règles propres : ces mêmes règles qui définissent le pouvoir d’achat dans le capitalisme. Les règles qui calculent et qui délèguent la souffrance.
Le pillage est un acte qui défie ces règles. C’est un acte qui révèle leur fragilité, alors que la police et le système judiciaire existent pour les maintenir et les faire appliquer.
Aucun des produits que l’on pourrait mettre au crédit du capitalisme mondial ne pèse bien lourd quand on le compare avec la souffrance quotidienne dont les racines remontent à l’esclavage institutionnalisé. Dénoncer les pillages dans le contexte d’une insurrection sociale, c’est louer la notion d’achat telle que l’a définie la moralité putride de la classe dirigeante.
Dans le contexte d’un soulèvement social, le pillage menace dans la plupart des cas la réification de l’achat « sacré », brisant en profondeur les barrières qu’on nous a conditionné à nous représenter entre la pauvreté et la vie. Toutefois, les pillages et la violence sociale d’une insurrection ne sont pas toujours irréprochables. À Minneapolis par exemple, on a pu voir incendier des petits commerces qui n’étaient clairement pas des cibles aussi prioritaires que d’autres. Comme l’a écrit Alfredo Bonanno, l’insurrection est « un coup de patte de tigre, qui déchire et ne distingue rien. Il est évident qu’une minorité organisée n’est pas le peuple insurgé. Alors, elle distingue. Il est nécessaire qu’elle distingue ».
Pour moi, prendre position contre les pillages (particulièrement si ceux-ci ciblent des grandes enseignes et des biens de consommation exclusifs), c’est défendre le concept d’achat. C’est une voix qui émane d’une position de privilège – le privilège de n’être pas désespéré. Elle émane également d’une position soucieuse du jugement des inclus.es et des profiteur.euses de cette société.
Les pillages peuvent être beaux et tristes, tout à la fois. J’entends également les préoccupations de certain.es quant à la part matérialiste de certaines formes de pillage, mais je ne pense pas que cela suffise à désamorcer les implications révolutionnaires plus larges de cet acte. Cela m’attriste de voir un petit commerce appartenant à une famille en galère être aspiré dans le vortex rageur qu’est une émeute, mais je prends plaisir à voir des personnes pauvres afficher les symboles esthétiques des riches et faire leurs courses chez Wal-Mart sans portefeuille.
En tant qu’anarchiste, je dispose d’une voix qui a un champ limité dans le monde de la politique, et je refuse d’envisager ne serait-ce qu’une seconde de l’utiliser à dénoncer un soulèvement parce qu’il générerait des pillages.
Il existe de nombreuses voix, à droite et dans les sphères du pouvoir, qui croient en la sacralité de l’achat et qui utilisent une telle croyance pour démoniser, diviser et fragiliser une insurrection. Il existe des voix grassement rémunérées préservées par notre société afin de soutenir cette même normalité génocidaire contre laquelle les insurgé.es d’aujourd’hui s’élèvent. Si vous utilisez votre voix pour fragiliser ou salir des gestes de rébellion ou d’autodétermination, vous ne pouvez en aucun cas affirmer sincèrement être complice d’un soulèvement. Les puissant.es qui protègent le statu quo vont utiliser leur appareil médiatique pour diaboliser ou diviser l’insurrection – quiconque prétend participer à l’insurrection ne devrait en aucun cas faire de telles choses.
Si le pillage vous pose un problème moral, il est peut-être urgent que vous interrogiez votre propre affirmation de soutien à un soulèvement qui s’oppose au suprémacisme blanc, au capitalisme, et à l’État ; parce que vous défendez une logique qui récompense le pillage institutionnel, la domination et l’exploitation, et qui entend punir ou se prévenir contre tout effort de vengeance ou d’auto-préservation émanant des classes populaires.
Dès 1965, une défense éloquente des pillages dans le contexte d’un soulèvement noir avait été énoncée par les situationnistes. Elle demeure d’une actualité intacte :
Le pillage du quartier de Watts fut la matérialisation la plus directe de ce principe déformé : « à chacun selon ses faux besoins » – des besoins déterminés et produits par le système économique auquel s’oppose justement l’acte de piller en tant que tel. Mais dès lors que l’abondance tant vantée est prise pour argent comptant et saisie directement plutôt que d’être poursuivie sans relâche dans la course de hamsters du travail aliéné et des besoins sociaux en hausse permanente, les désirs réels commencent à s’exprimer dans le cadre d’une célébration festive, d’une affirmation de soi joueuse, de la frénésie destructrice. Le pillage est une réaction naturelle à la société artificielle et inhumaine de l’abondance des marchandises. Cette réaction déconstruit la valeur de la marchandise en tant que telle, et expose du même coup ce que les marchandises supposent en dernier recours : l’armée, la police et les autres détachements du monopole étatique de la violence armée. Qu’est-ce qu’un policier ? Rien d’autre qu’un serviteur actif des marchandises, un homme totalement soumis aux marchandises, dont l’emploi consiste à garantir qu’un produit donné du travail humain ne reste qu’une marchandise, dotée de la propriété magique de devoir être achetée, plutôt que de n’être qu’un simple frigidaire ou un simple fusil – un objet passif, inanimé, assujetti à quiconque vient s’en servir. En faisant fi de l’humiliation d’être assujetti à la police, les noir.es rejettent du même coup l’humiliation qui les assujettit à la marchandise.
L’Internationale Situationniste, « Le Déclin et la Chute de l’Économie Spectaculaire Marchande », 1965.
Pourquoi entend-on tellement de théories complotistes portant sur cette mobilisation, ainsi que la dénonciation récurrente de prétendus « agitateurs extérieurs » ?
Les États-Unis sont un pays étrange. La prévalence des théories complotistes y est alarmante. Des gens qui sont en outre bien souvent en faveur du statu quo croient dur comme fer à des théories vraiment impensables, ici. On peut y voir un indicateur du déclin brutal des États-Unis en tant que puissance. La population est désormais si phénoménalement mal-informée qu’elle ignore bien souvent les faits les plus basiques. On y trouve par exemple un nombre considérable (et en pleine croissance) de personnes qui pensent que le réchauffement climatique est un mythe, que les antifascistes sont financé.es par George Soros, et que la Terre est plate.
Par ailleurs, les gens sont tellement aliénés par leur rapport obsessif à leurs appareils électroniques qu’iels ont du mal croire sincèrement en une quelconque réalité. Dès qu’il se produit quelque chose, iels sont pléthores à crier au trucage. L’État comprend bien comment profiter de cette situation. Des manifestations ont eu lieu dans plus de 150 villes ; et pourtant, le gouvernement a pu prétendre que des agitateurs extérieurs ont été à l’origine des révoltes partout, bien que cela soit complètement incohérent. C’est la ligne de conduite historique de l’État face aux mouvements de libération afro-américains. Il y a un fondement raciste, là-dedans : l’État veut faire croire que la communauté noire est incapable d’accomplir quoi que ce soit sans l’assistance des blanc.hes. D’autre part, accuser des éléments « étrangers » permet à l’État de contester la légitimité d’un mouvement.
À l’issue des deux guerres mondiales, le FBI a mené des campagnes de terreur sans merci visant à éradiquer la gauche, les anarchistes, et tout ceux qui s’opposaient à l’ordre établi. Les générations suivantes ont donc été massivement apolitiques, avec un spectre politique bipolaire qui allait du parti démocrate au parti républicain. Les périodes de renouveau politique sont apparues de manière sporadique au cours de cette séquence, avec le mouvement anti-guerre dans les années 60, les groupuscules de lutte armée dans les années 70, le mouvement anti-mondialisation dans les années 90, et ainsi de suite : mais la plupart des américain.es ne sont pas éduqué.es à la politique comme on peut l’être dans le reste du monde. En règle générale, on nous apprend à nous positionner parmi différentes nuances de droite, avec une marge de manoeuvre sur le plan culturel, où l’on retrouve une frange « libérale » ou progressiste et une frange conservatrice. Pour l’essentiel, les gens se laissent aspirer par des discours politiques livrés clés-en-main et qui ne remettent pas en question grand chose. Dans cette perspective, on ne peut pas vraiment s’étonner de la fascination que suscitent les thèses complotistes, lesquelles participent malheureusement à maintenir les individu.es dans des situations d’isolement et de distraction, trop occupé.es à observer les arbres qui cachent la forêt.
En Europe, ce genre de manifestations émeutières a souvent lieu dans des contextes marqués par des grèves massives. Existe-t-il des syndicats assez puissants en ce moment pour déclencher de telles grèves ?
Les syndicats américains ont généralement été dévoyés par une mentalité de droite qui leur a fait perdre toute ressemblance avec les organisations radicales qu’ils ont été. Bien sûr, des grèves sauvages dans le secteur des transports pourraient sérieusement fragiliser le pouvoir en place ; mais il ne faut pas oublier que le pays était déjà dans une sorte de veille assez irréelle du fait de la quarantaine. Très peu d’employé.es se rendaient sur leurs lieux de travail, et n’étaient mobilisés que les segments essentiels de l’infrastructure nationale.
On a bien pu assister à des gestes de solidarité, à l’image de ces chauffeur.euses de bus qui ont refusé tout net de conduire les manifestant.es arrêté.es en prison. Mais dans l’ensemble, il faut avoir à l’esprit que les syndicats et les grèves sauvages sont des phénomènes isolés aux États-Unis. Dans une économie de consommation où la plupart des industries ont été automatisées, les quelques tâches manuelles restantes sont généralement effectuées par les immigré.es les plus violemment exploité.es ; et dans le cas où elles seraient encore effectuées par des travailleur.euses syndiqué.es, elles seraient sûrement en passe de se voir délocaliser vers un pays où le coût du travail est plus bas. En revanche, il s’est passé une chose remarquable dans la séquence qui a précédé cette insurrection : une grève massive et coordonnée des loyers, en réponse à l’explosion du nombre de chômeur.euses, au cours de laquelle se sont développés des réseaux d’aide mutuelle gigantesques à travers tout le pays. Dans le paysage économique complexe des États-Unis, les grèves se construisent plus efficacement au niveau social et interpersonnel que par l’action syndicale bureaucratique.
Les déclarations de Trump qui annonce la requalification policière des groupes anti-fascistes et anarchistes en tant qu’organisations « terroristes » vont-elles générer une aggravation de la répression ? De quelles formes de soutien pourriez-vous avoir besoin dès aujourd’hui ou dans un futur proche ?
Il est probable que la menace de définir les antifas et les anarchistes comme des terroristes s’accompagne d’un durcissement de la répression. De bien des manières, c’est un aveu de faiblesse politique, et de désespoir. Trump, Barr et toute leur clique de clowns ne s’imaginent pas sincèrement que les anarchistes seraient les seul.es responsables de ces révoltes. Mais ils ne vont pas déclarer : « nous avons assassiné et détruit les communautés afro-américaines depuis des décennies, et elles se sont justement soulevées contre l’injustice ». Dès lors, il leur faut un bouc émissaire.
L’État et les médias cherchent désespérément à reprendre le contrôle sur la production du récit du soulèvement, et à en détourner le sens afin de jouer sur l’opinion. Mais il s’avère très difficile de « récupérer » une insurrection décentralisée, spontanée et organique sans mettre en scène un épouvantail imaginaire qu’on pourrait charger de tous les maux. Cette réaction ne nous étonne pas outre mesure ; d’ailleurs, ce n’est pas la première fois que les anarchistes sont élevés au rang d’ennemis prioritaires, dans ce pays.
Il est dès lors très probable que le mouvement soit pris pour cible. Mais nous n’avons pas peur, et personne n’est surpris. Nous avons tous.tes pris conscience de ce que les États-Unis sont faibles, et ne tiennent que par la terreur d’État. L’emprise d’un régime s’amoindrit quand les gens cessent de le craindre. La plus grande solidarité que nous pourrions demander consisterait à ce que les attaques contre les États-Unis ne cessent nulle part. Continuez à attaquer, jusqu’à ce que cet empire en lambeaux ne soit plus qu’un mauvais souvenir.
On sait avec certitude que plus de dix mille arrestations ont déjà eu lieu. On sait également que sont actuellement déployés non seulement les forces de police locales, mais aussi des agents du FBI, de l’ICE (Service des Douanes et de l’Immigration) et d’autres agences étatiques ; et que tou.tes participent à la surveillance, à la traque et aux interrogatoires des manifestant.es interpellé.es. Certaines personnes sont d’ores et déjà sous le coup de longues peines de prison ferme pour avoir balancé des cocktails molotovs mal préparés : iels ont été inculpé.es pour tentative d’homicide. Même avant que tout cela ne commence, on avait déjà vu un camarade prendre plus de dix ans de taule pour avoir lancé un cocktail dysfonctionnel sur un bâtiment fédéral.
La réaction de Trump qui se targue de restaurer « la loi et l’ordre » annonce une campagne de répression étatique contre-révolutionnaire aussi inouïe dans ses proportions que l’insurrection qui a embrasé les rues américaines. Malheureusement, les médias et les activistes sociaux-démocrates ont participé à cette campagne de désinformation ciblant les anarchistes et les antifascistes, en prétendant par exemple que la violence avait été le fait de provocateurs blancs. Parmi les choses les plus répugnantes qu’on a pu observer depuis l’apparition des groupes réformistes qui cherchent à s’accaparer la situation, on peut notamment citer les cas d’activistes dénonçant des émeutier.es présumé.es sur les réseaux sociaux ou allant même jusqu’à restreindre physiquement des « casseurs » pour les remettre à la police.
Plutôt que de voir de la solidarité dans les actes des anarchistes et des antifascistes qui participent de manière décentralisée aux émeutes, de nombreuses voix s’élèvent pour remettre en question la légitimité des affrontements avec la police en évoquant « l’opportunisme politique des agitateurs blancs ». Parmi elles, on entend notamment les défenseur.euses privilégié.es du politiquement correct, ainsi que les « leaders » sociaux-démocrates afro-américains qui cherchent à s’attirer les faveurs de la majorité blanche. Non seulement ces accusations absurdes font écho à d’autres thèses complotistes émanant de ces groupes sociaux, mais de surcroît il est évident que les anarchistes et les antifascistes ont joué un rôle considérablement moindre dans ce front de résistance violente par rapport à d’autres populations non-blanches et prolétaires politisées de manière plus informelle mais qui ne pouvaient plus composer avec la misère quotidienne qu’on trouve aux États-Unis. En tant qu’anarchistes, nous rejetons en revanche tout discours nous accusant d’avoir tenté de faire de la « récupération » vis-à-vis des luttes afro-américaines. Nous serons systématiquement les complices de toute insurrection visant à mettre à mal le suprémacisme blanc, plutôt que des « allié.es » qui « font leur part » bien au chaud devant leurs écrans ou dans les isoloirs.
Il se passe tellement de choses, ces jours-ci, et cela donne si peu l’impression que cela va s’arrêter, qu’il serait aisé de se laisser submerger par ce trop-plein d’information. Nous avons donc choisi d’inclure, avec ce texte, une liste de caisses de soutien, de groupes d’anti-répression, et de médias fiables racontant l’insurrection au jour le jour.
Bail Funds – Compilation de caisses de soutien pour les inculpé.es et de groupes d’entraide créés dans le cadre de l’insurrection actuelle.
Revolutionary Abolitionist Movement (RAM)