Les élections et l'empire

Alors que Joe Biden vient d’être officiellement élu 46ème président des États-Unis, cet article de Ron Jacobs pour CounterPunch rappelle la solidarité profonde unissant les deux camps qui polarisent la vie politique du pays quant à la défense et l’expansion militaire de l’empire américain. De ce point de vue et contrairement a ce qui a pu être dit, Donald Trump, à travers ses actions au Moyen-Orient, dans le Golfe Persique ou encore en Amérique du Sud, s’est placé en continuité par rapport aux administrations précédentes. Dressant un état de lieux de la présence militaire états-unienne à travers le monde ainsi qu’un bref survol (davantage descriptif qu’analytique et parfois lacunaire) des interventions menées par les États-Unis au cours des dernières décennies, Ron Jacobs observe que les activités du Pentagone obéissent à un agenda propre déterminé par la poursuite des intérêts impérialistes et que l’élection qui vient de se jouer, pour spectaculaire qu’elle fut, ne changera rien à cette logique structurelle.

Lorsqu’on examine les activités de l’armée américaine, il est essentiel de garder une vision à long terme. Malgré la pratique consistant à observer les activités du Pentagone sur des périodes de quatre ans qui se rapprochent des mandats présidentiels, la réalité est que l’armée opère selon son propre calendrier. Cela ne signifie pas que ce qui se passe dans les domaines législatif et exécutif n’affecte pas les actions de l’armée. Mais cela signifie que les mouvements de troupes, les guerres et les achats d’armes ont une trajectoire qui leur est propre. Rien dans le monde moderne ne le prouve plus que les conflits en Afghanistan et en Irak, longs de plusieurs décennies. Ces deux pays sont le théâtre de conflits militaires impliquant les forces américaines depuis un bon moment – depuis la fin des années 1970 dans le cas de l’Afghanistan et depuis 1991 en Irak. Ces forces comprennent des agents de la CIA, des forces spéciales comme les Bérets verts, les Navy Seals et les Rangers, des troupes régulières et des mercenaires privés engagés par le Pentagone.

Outre ces deux pays, il existe d’autres endroits dans le monde où la présence militaire américaine est une présence hostile. Il s’agit notamment du golfe Persique, où la marine américaine maintient une présence importante et constante, de la Corée du Sud et de certains pays d’Amérique centrale et du Sud, ainsi que de divers pays du continent africain. En outre, des dizaines de milliers de soldats américains sont également stationnés dans des conditions plus favorables en Europe, au Japon et dans d’autres pays d’Amérique latine. La présence de troupes dans ces derniers pays est généralement liée à la nécessité de tenir les soi-disant ennemis à distance : la Russie en Europe, le Venezuela et la Bolivie en Amérique du Sud, le Nicaragua et Cuba en Amérique centrale. Même un examen superficiel de la situation mondiale montre qu’aucune de ces nations n’est ennemie. Elles sont cependant soit des concurrents pour certains marchés et ressources, soit, dans le cas du Venezuela, de Cuba, de la Bolivie, de l’Iran et peut-être du Nicaragua, des exemples d’une forme alternative de gouvernance qui n’est pas redevable à l’empire américain.

Depuis que Donald Trump s’est retrouvé à la Maison Blanche, certains ont insisté sur le fait qu’il serait une sorte de président anti-guerre. Ils soulignent le fait qu’il n’a pas déclenché de nouvelles guerres et a même retiré certaines forces régulières d’Irak et d’Afghanistan (la plupart ont ensuite été transférées ailleurs). Ces mêmes personnes ne remarquent pas l’augmentation du nombre de morts civiles dues aux forces américaines en Irak et en Afghanistan, tout comme elles ignorent la présence d’au moins une base militaire américaine en Syrie – un pays dans lequel les États-Unis n’ont pas été invités à entrer et dont la guerre civile est entre autres le résultat de l’intervention secrète des États-Unis dans sa politique intérieure, qui s’est intensifiée en 2011 lorsque Obama était président et que les manifestations de masse ébranlaient le monde arabe. Tangentiellement, ces mêmes champions de la politique militaire de Trump semblent avoir oublié ses actions agressives contre l’Iran (notamment l’assassinat de Soleimani) et le bombardement meurtrier du Yémen par les forces saoudiennes à l’aide de bombardiers de fabrication américaine larguant des bombes de fabrication américaine. En plus des bombardiers, les forces américaines opèrent sur le terrain au Yémen en soutien des bombardements saoudiens.

Si l’on déplace leur attention vers le sud des États-Unis, non seulement ils découvriront que les navires de la marine américaine harcèlent régulièrement les pétroliers transportant du pétrole à destination et en provenance de ce pays, mais ils constateront également que des centaines de soldats et d’agents de renseignement américains sont basés en Colombie. Bien que le rôle joué par ces forces dans la subversion du gouvernement vénézuélien élu par le peuple ne soit pas exactement connu, on peut supposer qu’il fait partie de la tentative américaine en cours pour renverser les gouvernements bolivariens de Caracas et de La Paz (où le coup d’État de 2019 a été défait de manière éclatante lors des récentes élections, mais où la possibilité d’un autre coup d’État de droite se profile à l’horizon).

Selon le Defense Manpower Center du Pentagone, celui-ci a des troupes régulières dans plus de 150 pays à travers le monde, avec environ 165 000 de ses effectifs en service actif affectés de manière permanente en dehors des États-Unis (Defense Manpower Data Center, 7 août 2020). Ces chiffres n’incluent pas les troupes en Irak et en Afghanistan. En outre, il y a environ quarante mille soldats des forces spéciales en mission classée (classified mission) dans des endroits tenus secrets du peuple américain. Comme me l’a dit un jeune ami récemment sorti de l’armée : cela signifie que les États-Unis ont quarante mille soldats formés pour botter le cul et tuer des gens, qui font exactement cela avec peu ou pas de responsabilité envers les citoyens des pays où ils se trouvent ni envers les citoyens des États-Unis. Il a poursuivi en me disant que même les personnes animées par de bonnes intentions qui n’aiment pas maltraiter ou tuer des innocents finissent par faire exactement cela dans de telles circonstances. D’autres connaissances, soit dans l’armée, soit récemment révoquées, ont parlé de leur travail dans des pays africains, où elles ont installé des bases de drones, effectué des fouilles nocturnes de maisons où les gens dormaient à poings fermés, et arrêté des garçons d’à peine dix ans pour s’être trouvés « au mauvais endroit au mauvais moment ».

Lorsque Ronald Reagan était à la Maison Blanche, les guerres menées étaient appelées des conflits de faible intensité. Il semble évident que ces conflits n’étaient pas de très faible intensité dans les régions où ils se déroulaient. En effet, des dizaines de milliers de civils nicaraguayens, salvadoriens, guatémaltèques, honduriens et autres ont perdu la vie à cause de l’implication financière et militaire des États-Unis. Il y a également eu l’utilisation reconnue de troupes de combat américaines lors de l’invasion brève et gratuite de la Grenade. Quant au reste du monde, le cabinet de guerre de Reagan a financé, conseillé et participé à la guerre contre les forces gouvernementales soviétiques et afghanes en Afghanistan. Tout aussi important, les dépenses d’armement ont doublé au cours des quatre premières années du mandat de Reagan et n’ont pas ralenti pendant son dernier mandat. Bien que les conflits en Amérique centrale se soient calmés lorsque l’ancien chef de la CIA George H. W. Bush est devenu président en 1988, le soutien américain à la guerre sanglante de l’Irak contre l’Iran a convaincu le leader irakien Saddam Hussein qu’il avait la marge de manœuvre nécessaire pour envahir le Koweït. Avant cette invasion, Papa Bush avait envahi le Panama et capturé son chef. Il est juste de supposer que cette action était liée à la complicité de Bush dans les opérations de contrebande de cocaïne et à la fin du traité du canal de Panama. Pour en revenir à l’Irak et au Koweït, il est évident que Hussein avait tort. Papa Bush a ordonné l’entrée de dizaines de milliers de soldats américains dans la région et, le 16 janvier 1991, a attaqué Bagdad et d’autres villes en Irak. C’est ainsi qu’ont commencé l’occupation, l’intimidation et la guerre en Irak. 

Le mandat de Bill Clinton à la Maison Blanche était relativement exempt d’action militaire1. Cependant, en plus de lancer des missiles de croisière sur l’Irak et le Soudan, c’est l’armée de l’air américaine qui a effectué des survols du territoire irakien et a bombardé le pays au moins une douzaine de fois. Tout cela n’était qu’un prélude à l’invasion de l’Afghanistan en 2001 et à l’invasion de l’Irak en 2003 par l’administration de George W. Bush. Comme indiqué au début de l’article, ces deux conflits se poursuivent. En fait, la guerre mondiale contre le terrorisme de Bush est désormais un fourre-tout pour n’importe quelle opération militaire offensive des forces américaines. Barack Obama en a fait usage pour tuer des centaines de personnes à l’aide de drones armés. C’est sous son administration que les forces américaines ont été envoyées en Libye et en Syrie, ainsi que dans d’autres endroits connus et inconnus. Donald Trump n’a pas beaucoup modifié ce scénario, voire pas du tout. En outre, la préparation d’une guerre potentielle avec la Russie ou la Chine se poursuit. Récemment, le secrétaire d’État Pompeo a discuté d’un nouvel accord avec le gouvernement grec pour construire une base navale en Crète. Cette base s’inscrit probablement dans le cadre d’un plan américain en cours visant à ressusciter une stratégie de l’entre-deux-guerres qui créerait une alliance de pays allant de la mer Baltique à la mer Égée en passant par la mer Noire, avec la Pologne comme membre principal. Connue sous le nom d’Intermarium, cette alliance servirait de bloc de puissance alternatif entre l’Allemagne et la Russie. Cela pourrait contribuer à expliquer la présence croissante de l’armée américaine en Pologne.

Le but de la chronologie ci-dessus est d’accentuer le fait que les États-Unis sont une nation qui fait la guerre. Même pendant les périodes où il y a peu ou pas de conflits militaires, Washington se réarme. C’est le sens de l’énorme augmentation des dépenses militaires sous la présidence de Reagan. Une situation similaire a été observable avec Trump ; les budgets militaires ont augmenté de façon dynamique chaque année de son mandat, la plupart des augmentations étant consacrées à la fabrication d’armes. Son rôle, comme celui de tant de présidents avant lui, était de maintenir et d’étendre l’arsenal américain, qui à son tour est utilisé pour maintenir et étendre l’empire américain.

L’élection, quelle qu’en soit l’issue, ne changera rien à cela. Nous savons tous que les capitalistes et leurs gouvernements sont prêts à tout pour protéger le capitalisme. Le seul frein possible à la poursuite des guerres mentionnées ici et à tout conflit futur est un sentiment anti-guerre consistant et puissant, organisé en dehors des deux principaux partis politiques – qui ont des objectifs similaires lorsqu’il s’agit du Pentagone et de l’empire. Construire ce mouvement n’est pas seulement une bonne idée, c’est essentiel pour résoudre la multitude d’autres problèmes auxquels l’humanité est confrontée.

Ron Jacobs est l’auteur de Daydream Sunset : Sixties Counterculture in the Seventies, publié par CounterPunch Books.

Article initialement publié en anglais sur CounterPunch

  1. Cette affirmation ne nous semble pas exacte. Outre les frappes visant l’Irak et le Soudan évoquées par Ron Jacobs, les deux mandats de Bill Clinton ont été marqués par ses interventions impérialistes au cours des guerres d’ex-Yougoslavie : encadrement de l’Opération Tempête menée par l’armée croate contre la République serbe de Krajina (août 1995), qui se solde par le plus vaste nettoyage ethnique de toute la séquence, bombardements contre les forces de la République serbe de Bosnie dans le cadre de l’Opération Deliberate Force de août à septembre 1995 (suivie par les accords de Dayton et l’envoi de 60 000 troupes d’occupation de l’OTAN en Bosnie), enfin la guerre d’agression contre la Serbie en 1999 avec 78 jours de bombardements aériens et des centaines de victimes civiles (Opération Allied Force), qui aboutit à la mise sous tutelle internationale du Kosovo et l’envoi de plus de 40 000 troupes d’occupation de l’OTAN. Les États-Unis y installent leur plus grande base militaire en Europe – le Camp Bondsteel.
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