Depuis le début du confinement la plateforme Netflix a enregistré un nombre record de nouveaux abonnés payants, portant son total à plus de 180 millions. Nous avions proposé sur ACTA une analyse critique des ressorts de son hégémonie sur le secteur du streaming légal. Mais s’agissant d’un phénomène aussi massif, il est important de se confronter aux contenus originaux produits par la plateforme afin de saisir la manière dont ils reflètent notre époque, ses contradictions et ses dynamiques sociales. L’article qui suit est consacré au film Ultras, réalisé par Francesco Lettieri, et qui s’intéresse aux luttes intestines d’un groupe de supporters napolitains. L’auteur du texte, Giuseppe Ranieri, est l’un des principaux contributeurs du site sportpopolare.it, et ultra lui-même. Il cherche à rendre compte de la réception hostile de ce « miroir déformant » par les premiers concernés, et d’éclairer ce qu’un tel « produit commercial » révèle malgré tout d’un milieu en pleine interrogation sur son identité.
Ce qu’il faut dire avant toute chose c’est que si nous n’étions pas dans une situation aussi extraordinaire que celle que nous connaissons aujourd’hui, je n’aurais jamais vu ce film et, avec le recul, je peux dire que ma vie n’en aurait été aucunement affectée. Cela n’est pas dû à un manque de respect pour son réalisateur Francesco Lettieri. Je dois admettre que, bien que je puisse difficilement me passionner pour ses productions musicales actuelles, j’ai vraiment apprécié ses clips vidéo pour Liberato1. D’ailleurs c’est la bande son, qui diffère subtilement de ce que l’on pourrait attendre d’un film comme celui-ci, qui est l’élément qui m’a le plus convaincu.
Mon scepticisme était dû au fait qu’il est déjà très difficile pour un ultra de décrire ce que nous sommes, et encore plus à ceux qui ne le sont pas, car pour paraphraser Erode2 « si tu n’es pas l’un des nôtres, tu ne seras jamais l’un des nôtres« , et tu ne pourras jamais décrire les ultras dans leur profondeur. Et visiblement, même la « contre-publicité » organisée par les ultras napolitains, au travers des messages peints sur les murs de leur ville, semble aller dans le sens de cette lecture « technocratique », tout comme l’exclusion de la curva3 de tous ceux qui apparaissent dans le film en tant que figurants (c’est ce qui se raconte, ce n’était toutefois pas véritablement des membres des groupes d’ultras). Il est bien sûr difficile de ne pas comprendre l’attitude des ultras napolitains. Je comprends que ceux qui, au fil des années, se sont exposés, et continuent de s’exposer, en mettant en jeu leur propre sécurité et leur casiers judiciaires, soient saoulés de voir des images de cortèges et d’autres « situations ultras », piochées librement sur le web, pour être utilisées comme corollaire de ce qui – précisons-le une fois pour toutes – n’est pas une tentative d’expliquer et de raconter les ultras de l’intérieur. Il s’agit d’un produit commercial, comme en témoignent d’ailleurs la vente sordide d’autocollants et de faux matériel ultra inspirés du film par quelques chacals, ainsi que les références nonchalantes à plusieurs groupes importants, par des ressemblances graphiques ou par l’utilisation d’un hymne historique, sans parler des références voilées, mais perceptibles, à l’histoire de Ciro Esposito4, et ce malgré les dénégations du réalisateur, ce dernier point étant particulièrement malaisant.
Mais revenons à l’aspect purement technique en laissant de côté un instant la question des ultras (dans la mesure du possible pour un film intitulé Ultras) qui, comme nous l’avons vu, constitue un sujet sensible. En réalité ce travail n’est pas si mauvais, au contraire, parmi les nombreux produits télévisuels qui prennent la métropole napolitaine (ou plutôt son arrière-pays) pour théâtre, il fait plutôt bonne impression. On ne peut pas dire que l’intrigue brille par son originalité (par exemple la scène du « Mohican » avec Terry dans trattoria représente l’apothéose de la banalité). On a affaire à une sorte de West Side Story à la sauce napolitaine qui, dans une hypothétique échelle de valeurs, pourrait parfaitement représenter une voie médiane entre Gomorra et Un posto al Sole5, à la différence près qu’une bonne partie des personnages portent du Sergio Tacchini et du Lyle & Scott, deux des marques les plus en vogue parmi les ultras, seule concession à la symbolique ultra dans la « napoletanité » qui se dégage du film – ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose, au contraire – illustration d’à quel point la forme a désormais pris le dessus sur le fond.
Évidemment, on trouve des « perles », et pas qu’un peu, parce que si vous faites un film sur les ultras et que vous parlez des bergamasques comme de gars qui mettent des coups de couteaux, c’est que nous n’avez pas les bases. La fin du film, dans laquelle la fiction triomphe définitivement de toute ambition de vérité, est pour le moins gore et difficile à imaginer – surtout de nos jours – même si elle a le mérite de révéler un peu de l’infamie dont les flics sont capables. Les références à la filmographie d’outre-Manche, comme la scène du voyage dans les camions, y alternent avec des références à la filmographie italienne, mais il y a aussi des scènes qui, malgré ce qu’en diront certains puristes, peuvent être tout à fait plausibles. C’est le cas de la descente sous la tribune des ultras de Brescia : bien que cela puisse paraître inimaginable en Série A, ceux qui ont connu les gradins des divisions inférieures, surtout dans le Sud, savent combien il est habituel, en déplacement, de trouver les ultras locaux qui essayent de rentrer dans votre tribune par une grille qui s’ouvre… « comme par magie ». Notons aussi les scènes du retour de Florence, à la fois dans le bus (peut-être un peu trop clichés, mais vraisemblables) et après, qui nous offrent peut-être l’un des rares moments authentiques sur le monde ultra, où on voit que les curve ne sont pas exactement des espaces démocratiques et que ce qui prime c’est souvent la loi du plus fort, du chef de meute, qu’il ait tort ou raison.
Donc, en fin de compte, tout est faux ? Pas du tout ! Il y a une chose qui m’a particulièrement fait réfléchir : malgré que l’intrigue prenne l’eau de tous les côtés (et que même lorsqu’elle semble avoir quelques bonnes intuitions, comme la question de l’épuisement physiologique du modèle du groupe unique et traditionnel, et celle du choc entre les générations, elles sont aplaties et résumées à un conflit fictif entre les diffidati6et ceux qui vont au stade), j’ai trouvé les dialogues très pertinents et proches de la réalité. En y réfléchissant, cela ressemble presque à un oxymore, mais on y voit bien comment les concepts de « mentalité« , de « groupe« , « honneur aux diffidati » et « conflit » sont balancés n’importe comment, comme les ingrédients d’une salade, sans générer la moindre émotion, y compris chez ceux qui ont passé la majeure partie de leur vie à défendre et à essayer de transmettre ces valeurs. Ces valeurs qui ont été totalement gonflées, stéréotypées et répétées à l’infini au cours des dernières années, plutôt qu’intériorisées par les différents adeptes des curve (à quelques exceptions louables près), qui ont préféré se concentrer sur le score et poinçonner leur carte7, plutôt que d’aller au delà, non seulement dans l’action, mais aussi dans la pensée, ce qui est pourtant la base de l’étymologie du terme « ultras ». Est-ce la faute de ceux qui n’ont pas su transmettre ces valeurs ou de ceux qui n’ont pas pu les comprendre ? Cela devrait faire l’objet d’une discussion interne à chaque curva… si seulement nous avions le sens de l’autocritique.
La scène qui décrit le mieux ce que nous sommes devenus, c’est celle du selfy-fumi, utilisé par Lettieri comme un élément pour accélérer l’intrigue, mais qui contient au contraire une valeur intrinsèque : c’est l’emblème de cette recherche de visibilité et de posture dans laquelle nous nous sommes perdus de manière presque irréversible. « Être – être là – plutôt qu’apparaître » est devenu un slogan comme un autre à imprimer sur les t-shirts. En effet, si les curve elles-mêmes se laissent aller au je-m’en-foutisme et à la massification, et dans certains cas produisent des formes d’auto-narration à la limite de la farce, que devrions-nous attendre de quelqu’un qui n’a même pas cette expérience ? Je ne parlerais pas de ce film comme d’une occasion manquée, en tout cas pas pour les « pratiquants » à qui ce film ne donne et ne retire rien, et je n’ai même pas envie de parler d’une déception, parce qu’on n’est déçu que lorsqu’on cultive des attentes, ce qui n’était pas le cas. Ultras est un miroir déformant, probablement même brisé par certains endroits. Avec un peu d’effort, nous pouvons essayer de nous y regarder, dans quelques fragments, mais sommes-nous sûrs de parvenir à y voir notre reflet… et à l’aimer ?
Giuseppe Ranieri
- Artiste mêlant chant en dialecte napolitain et sonorités électro-pop, dont la plupart des clips ont été tourné par Francesco Lettieri.
- Groupe post-punk et crypto-soviétique lombard des années 1990, à qui l’on doit notamment le morceau « Frana la Curva », devenu un des hymne de la contre-culture ultra italienne, y compris pour ses tendances les plus fascistoïdes.
- Le « Virage », expression désignant la/les tribune(s) populaire(s) d’un stade dans le vocabulaire italien.
- Ultra napolitain tué d’un coup d’arme à feu par un ultra de l’A.S. Roma lors de la finale de la Coupe d’Italie en 2014.
- Équivalent italien de « Plus belle la vie », qui se déroule Naples.
- Équivalent italien des « interdits de stade » (IDS) dans l’État français.
- L’auteur fait ici sans doute référence à la « Tessera del Tifoso » (carte de supporter), ou à d’autres formes de contrôle et de pacification des tribune mises en place ces dernières années.