Manifestation en Turquie

À l’époque jeune maire d’Istanbul sûr de son destin, Recep Tayyip Erdogan disait « qui tient Istanbul, tient toute la Turquie. » Plus de vingt ans plus tard, sa prémonition lui apparaît pour ce qu’elle est : l’annonce de la lente mais sûre dégringolade de celui qui se vit gravir un à un tous les échelons du pouvoir, jusqu’à transformer celui-ci à sa mesure – celle d’un autocrate qui règne sans partage.  Dix jours après les élections du 31 mars, le président de la Turquie s’obstine et refuse toujours d’entériner la défaite de son parti à Istanbul. Pour justifier sa défaite, l’habitué du complot évoque l’intervention obscure du « crime organisé. » Pourtant, c’est par crainte d’une des manipulations dont lui seul a le secret que ses opposant-e-s se sont relayé-e-s au pied des urnes parfois nuit et jour pour s’assurer que personne ne vienne truquer le résultat du scrutin historique qui mit un terme au règne sans partage de près d’un quart de siècle de l’AKP à la municipalité d’Istanbul.

Istanbul, c’est d’abord une mosaïque de peuples (turcs, kurdes, arméniens, rrom, syriens) de quinze millions d’habitants, à l’image de la Turquie. C’est aussi une ville remuante, entreprenante, pesant pour un tiers dans la production du pays. Dynamique, Istanbul ne l’est pas seulement de par sa prééminence sur la scène économique du pays. Elle l’est surtout de par sa jeunesse qui fut à la pointe du mouvement social de 2013, qui, parti comme un mouvement contre un projet immobilier visant à détruire le parc de Gezi, parvint à étendre la contestation à tous les secteurs de la population pour finalement prendre la forme d’une révolte généralisée contre le pouvoir. Si celui-ci parvint à  l’époque à se maintenir au prix de dizaines de mort-e-s et de plusieurs milliers de blessé-e-s, l’épreuve fut formatrice pour des dizaines de milliers de jeunes qui firent pour la première fois l’expérience glaçante de la démocratie à la turque.

Outre Istanbul, son parti l’AKP (Parti de la justice et du développement, droite religieuse) et son allié du MHP (Parti d’action nationaliste, extrême-droite) ont également perdu le contrôle de la municipalité d’Ankara, la capitale, de même que celles des villes d’Antalya, de Mersin et d’Adana au profit de l’alliance formée par le CHP (Parti républicain du peuple, kémaliste) et l’IP (Bon Parti, droite nationaliste). Ils ont pu compter sur un report de voix conséquent du HDP (Parti démocratique des peuples, gauche radicale pro-minorités) qui a fait le choix de ne pas présenter de candidats dans l’Ouest du pays pour faire barrage à l’AKP. Des dix plus grandes villes du pays, seules Bursa, Kayseri et Gaziantep restent acquises au pouvoir.

Ces résultats, bien qu’encourageants, ne doivent pas dissimuler un autre constat à l’échelle du pays : au total, le bloc du régime totaliserait près de 51% des voix. À prendre avec des pincettes, ces chiffres ne peuvent être considérés qu’eu égard aux possibilités de bourrage des urnes dans les localités rurales qui lui sont acquises ainsi qu’à la disproportion des moyens mis en œuvre par le gouvernement pour sa campagne. Par exemple, la télévision d’État TRT Haber n’accorda qu’un temps de parole de 147 heures à l’AKP contre 21 heures au CHP et, surtout, 36 secondes au HDP. Cette injustice paraît tellement démesurée et flagrante qu’elle pourrait prêter à sourire s’il ne s’agissait là que d’une seule des manifestations de la gravité de la situation politique actuelle.

En effet, c’est faire peu de cas de l’opposition de dire que celle-ci a pu faire campagne. Le HDP n’a pu, pour ainsi dire, faire acte de présence que virtuellement, sa télévision et ses organes de presse étant interdits. Il ne lui restait d’ailleurs souvent plus que la rue où faire démonstration de son programme, s’exposant tantôt à la répression de la police tantôt aux turpitudes de partisans du régime pour qui la tentation pogromiste n’est jamais loin. Nonobstant l’emprisonnement d’un bon nombre de ses élu-e-s, de ses cadres et de ses militant-e-s, le parti a réussi à reconquérir la quasi-totalité des localités dont les maires avaient été destitué-e-s en 2016 sous des prétextes fallacieux. Le HDP parvient même à arracher au MHP la ville de Kars, théâtre de l’intrigue de Neige, livre tragi-comique du turc Orhan Pamuk lui ayant valu le prix Nobel de littérature en 2006. 

Seule Sirnak, bastion du mouvement kurde, bascule dans le giron de l’AKP.  C’est le résultat d’une politique contre-insurrectionnelle de l’État particulièrement sévère, qui, pour mettre un terme au soulèvement des jeunes du Kurdistan, a fait le choix d’assujettir des villes entières à son commandement en organisant l’expulsion et le massacre des populations par des bombardements et des opérations au sol.  Parmi celles-ci, Sirnak est celle qui a peut-être payé le plus lourd tribut. Le pouvoir hérite donc d’une province martyre, vidée de ses habitant-e-s et sous occupation militaire. Quant aux autres agglomérations, elles ont fait le pari de la résistance et n’ont pas cédé aux intimidations d’Erdogan. Ce faisant, elles confirment la résilience du mouvement kurde, dont quatre années de violences n’ont pu venir à bout. Fait notable, la province zaza (minorité kurdophone) alévie du Dersim a choisi de placer à sa tête un maire issu des rangs  du Parti communiste de Turquie.

La purge de 140 000 opposant-e-s (ou perçu-e-s comme tels) de la fonction publique n’a visiblement pas suffi à garantir l’obéissance absolue de l’appareil d’État à Erdogan. Malgré les gesticulations présidentielles, le Haut conseil électoral a validé l’ensemble des résultats des élections et ne s’est pour l’heure pas prononcé quant à l’organisation d’un nouveau scrutin. Malgré un joug se faisant toujours plus écrasant, les peuples de Turquie ont fait démonstration par les urnes de leur vitalité toujours plus grande et ont sonné un avertissement sérieux pour le régime d’Erdogan. De moins en moins populaire, celui-ci sent le vent changer de direction. Il aura beau se cacher derrière des rodomontades, il ne pourra indéfiniment s’agripper au pouvoir.

Turquie : le vent a tourné pour Erdogan

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