Jean-Marc Rouillan : « La lutte armée est un fait générationnel » 

Jean-Marc Rouillan a récemment publié un livre dans lequel il aborde pour la première fois, sous forme de témoignage, les années d’Action Directe – dont il fut l’un des membres fondateurs. Nous l’avons rencontré à cette occasion. Dans cette partie, il nous parle, entre autres choses, de la genèse d’AD, de son expérience du mouvement autonome à la fin des années 1970, de l’internationalisme comme principe fondamental de la guérilla, et de la question des homicides politiques.

[Retrouvez la deuxième partie de l’entretien ici.]

Couverture du livre de Jean-Marc Rouillan : "Dix ans d'Action directe".

ACTA – Tu viens de publier un livre sur l’expérience d’Action Directe1 écrit en prison il y a une vingtaine d’années, qui était jusqu’à maintenant interdit de publication. Peux-tu revenir sur le processus qui a abouti à la publication de ce livre ? Pourquoi le sortir maintenant ? D’autre part, le livre est signé de ton nom, mais s’agit-il d’un texte écrit collectivement ?

JMR – Ce livre, je l’ai écrit au début des années 1990 (1994-1995), je l’ai revu en 1996, mais on n’a pas pu le sortir parce qu’il y avait des menaces judiciaires, soit de nouvelles condamnations, soit de mettre fin aux expériences de conditionnelle des prisonniers. Donc pendant 20 ans ce livre a été interdit de fait et il ne sort qu’aujourd’hui parce que le 18 mai dernier, après 31 ans, j’ai terminé ma peine.
Ce livre, dans notre détention, arrive à un moment particulier : on vient de finir plus de 7 ans de condamnation et on a terminé le dernier procès aux assises. On avait connu 7 ans de détention vraiment exceptionnelle, avec de longues grèves, des luttes, plusieurs mois de grève de la faim, des grèves tournantes…on n’a pas arrêté d’essayer de résister à l’isolement total, à la torture, et à toutes les conditions de détention extrêmement particulières qu’on avait. À un moment j’ai eu un ordinateur dans une centrale disciplinaire et j’ai pu commencer à écrire. Avec les camarades on se disait : on va crever en prison, c’est certain, donc il faut qu’on laisse un témoignage le plus froid possible, le plus honnête possible, sur nos choix, le choix d’avoir entrepris cette histoire, les choix à différentes époques politiques, ceux des actions…j’ai presque fait un texte d’autopsie. Et j’étais encore pleinement dans l’action : quand tu es en lutte contre le système carcéral, contre le système judiciaire, tu es toujours en lutte, c’est en continuité avec ce qu’on avait fait, j’étais dans le vif du sujet. J’ai travaillé avec le seul appui du dossier judiciaire parce qu’on était assez restreint, on avait une censure politique pour avoir des documents, et il a fallu simultanément organiser tout un système de communication clandestine entre les prisonniers – essayer de communiquer chaque chapitre, rediscuter des points qui n’allaient pas etc. Principalement, j’ai bossé avec Joëlle et Nathalie qui étaient alors encore à la MAF de Fleury où on leur avait construit un quartier très spécial. Nathalie avait déjà eu des AVC, et Joëlle n’était pas encore malade mais allait tomber malade quelques années plus tard. Donc on a fait ce va-et-vient clandestin, et en même temps j’étais obligé de planquer en permanence, parce qu’ils ne pouvaient pas accepter qu’il y ait ce texte, on était obligé de le dissimuler dans la centrale : comme tu vois, tout un travail d’écriture assez complexe.

Et il était resté en l’état jusqu’à très peu. L’éditeur est venu me voir et m’a dit : voilà, tu as ce manuscrit. Bon, je n’étais pas très chaud, pas tant pour les questions de répression, mais je me suis dit « merde encore me plonger là-dedans »…en plus il a fallu réactualiser toutes les infos, pour expliquer aux plus jeunes (beaucoup des détails de cette époque leur ont échappé totalement), il fallait aussi trouver d’autres textes, de flics, de juges, qui disent « voilà, ça s’est passé comme ça et non comme ça ». Donc c’était beaucoup de boulot. Quand le texte a été terminé, il ne restait plus que Nathalie. Georges avait été envoyé en HP, Joëlle était morte, j’ai dit à Nathalie : tu le signes avec moi, c’est mieux qu’il y ait une signature collective. Mais elle a dit qu’elle ne voulait absolument plus rentrer là-dedans, que c’était trop dur…donc tout le monde m’a laissé le porter et c’est pour ça aussi que l’éditeur a mis les photos des deux filles sur la couverture, pour rappeler que ce n’est pas un texte individuel, mais bien un texte collectif.

Rouillan et Nathalie Ménigon
Jean-Marc Rouillan et Nathalie Ménigon

– On aimerait que tu reviennes un peu sur la genèse de l’organisation. Pourrais-tu expliquer son ancrage dans l’histoire du mouvement révolutionnaire français des années post-1968, à savoir le maoïsme incarné notamment par la Gauche Prolétarienne, puis l’autonomie organisée ? Quelles sont les étapes, les parcours militants qui débouchent sur sa fondation explicite en 1979 ? Quel rapport Action Directe entretient-elle à cette histoire, en termes de continuité et d’héritage politique ?

– Les maoïstes ont vraiment été le chaînon entre 1968 et l’autonomie, parce qu’ils étaient dans les cadres des groupuscules habituels mais au bout d’un moment ils ont dit : « ça ne marche pas, il va falloir trouver de nouvelles formes d’organisation », donc ils ont dissous leur organisation pour essayer de relancer d’autres formes d’organisation. C’est ce qui fait que la GP accepte la dissolution – qui est une dissolution tout à fait opportuniste de la direction, mais la base accepte, parce qu’ils ont déjà pris l’idée qu’il faut s’organiser d’une autre façon, qu’il faut lutter d’une autre façon. Moi je viens absolument d’un autre circuit, je n’ai jamais été maoïste, mais j’ai remarqué quand je suis revenu en France l’impact qu’avait eu la Gauche Prolétarienne sur tout le cadre politique2. Et il est vrai qu’à l’intérieur de l’autonomie en France, l’autonomie de 1977-1978, la composante mao est très importante. Même dans l’idée de cette autonomie organisée, de cette autonomie qui a une fonction totalisante, politique. On ne veut pas l’entendre, mais ce sont des gens qui ont défendu l’idée de la Révolution Culturelle, et ce n’est pas un hasard. Parce que tu trouves dans les thèmes de la Révolution Culturelle l’idée d’autonomie. Mais c’est un vaste débat, il faudra le faire avec le camarade Badiou (rires).

Donc Action Directe est une organisation de lutte armée qui apparaît dans la deuxième partie de l’histoire de la lutte armée de notre génération. Pour schématiser, il y a une première phase qui va de 1968 à 1977-1978, et une deuxième phase à laquelle notre appartenons pleinement. La première phase en France a été importante, contrairement à tout ce qui se dit : il s’est passé énormément d’actions, même des exécutions politiques, beaucoup d’attentats…La première phase de la lutte armée se termine par deux campagnes qui ont lieu dans d’autres pays mais qui sont traumatiques aussi pour le mouvement ici : l’enlèvement du patron des patrons en Allemagne par la RAF3 et l’enlèvement d’Aldo Moro en Italie par les BR4. C’est vraiment l’apogée de la première phase de la lutte armée et en même temps ça se passe pendant l’offensive autonome, le nouvel antagonisme de masse qui parcourt toute l’Europe. Ce n’est pas un truc local, en Italie ou en Allemagne, non, la lutte armée est un fait générationnel, c’est toute une génération qui à la fin des années 1960 et jusqu’aux années 1980 va choisir le combat de la lutte armée. Que ce soit en Italie, aux États-Unis, en Allemagne : nous sommes la même génération, pratiquement, et aussi culturellement.

Moi j’ai donc participé à la première phase dans d’autres organisations, je sors de prison en 1977 (j’y étais pour les affaires anti-franquistes5) avec la grande amnistie – mais dans cette détention j’avais pris contact avec des camarades italiens qui étaient emprisonnés aussi. Et je me suis retrouvé très rapidement à devoir lutter sur un territoire complexe entre le Sud de la France, Paris et Milan. Dans ces premiers combats de la phase nouvelle, j’ai beaucoup bossé avec les Italiens – les autonomes italiens mais aussi les organisations de lutte armée italiennes. Quand j’étais en Italie je travaillais avec deux organisations de lutte armée assez différentes, mais j’avais la possibilité de travailler avec l’une et l’autre. Avec AR6, qui était une organisation plutôt anarchiste (la seule organisation anarchiste de tout le processus de lutte armée en Italie) et simultanément avec PL7 ainsi que des groupes armés de quartier dans une zone de Milan. On pouvait passer d’une organisation à l’autre, on pouvait agir avec des camarades sans se dire : t’es d’accord avec leur programme. On est vraiment une génération du « que faire », mais « que faire » pratique – pas faire un parti ou une chose comme ça. Donc on pouvait circuler dans le mouvement, le mouvement était assez ouvert et les organisations armées étaient assez ouvertes.
Par exemple avec Toni Negri on se voyait pratiquement tous les jours quand j’étais à Paris, en 1977-1978. On avait un projet de coordination de toutes les radios, italiennes, allemandes – toute la contre-information au niveau européen. On voulait que le mouvement ait une information quotidienne : il n’y avait ni Facebook ni les conneries comme ça, il fallait créer un organisme d’information pour que le mouvement soit en prise directe avec tout ce qui se passe au niveau européen. Je le voyais régulièrement, à l’époque Toni était très impliqué avec des groupes armés, donc on faisait aussi de l’échange de logistique, de matériel, avec ce groupe des Italiens à Paris.

Arrivé un moment, Paris a un rôle central en Europe, beaucoup de camarades étaient ici de toutes les guérillas, et il y avait en même temps un mouvement autonome qui commençait vraiment à prendre de l’ampleur dans la capitale. On s’est dit qu’on allait tout d’abord construire une organisation, une « coordination politico-militaire » comme on appelait ça à l’époque, pour essayer de conduire le mouvement vers une radicalité, ouvrir des espaces avec la lutte armée et favoriser les actions plus violentes du mouvement. Cette coordination allait de la fabrication des cocktails Molotov – mais en masse tu vois, c’était pas 20 cocktails Molotov pour des manifs, il fallait au minimum 200 cocktails Molotov pour les manifs, au minimum ! – aux transports d’armes pour certaines zones, pour des petits attentats. Aujourd’hui ça paraît très gros mais à l’époque c’était des petits attentats à la dynamite, des petits trucs quoi…Par exemple lors de la mobilisation de Malville, on pouvait faire simultanément les cocktails Molotov qui ont été utilisés lors de ces fameuses manifs où est mort Michalon, et dans la même période faire plus d’une vingtaine d’attentats la nuit – c’était signé coordination autonome. On pouvait par exemple participer vraiment à des rassemblements ouvriers – non pas qu’on se greffait sur le rassemblement ouvrier mais c’était vraiment préparé ensemble au départ, comme la manif du 23 mars.

Photo de la manif du 23 mars 1979 à Paris.

– Et tu y étais par exemple à cette manif ?

– Non. Mais je peux te dire quelque chose par rapport aux cocktails Molotov par exemple – il y a plusieurs témoignages là-dessus. Quand les sidérurgistes sont allés vraiment au carton, ils ont dit : venez nous aider, il faut venir nous aider. Donc les camionnettes syndicales ont chargé les caisses de cocktails Molotov et les ont portés – parce qu’ils savaient qu’ils n’allaient pas être fouillés – pour les amener au centre de la manif. Et tous les camarades autonomes circulaient autour des camionnettes syndicales parce qu’ils savaient qu’il y avait le matos qui était à l’intérieur. Une des plus offensives à l’époque c’était la CFDT – on voit que c’était une tout autre époque (rires)…la CFDT, elle a amené 200, 300 cocktails Molotov à l’intérieur de la manif. Et par exemple quand les flics ont été chopés devant Lancel, quand des gardes mobiles ont été isolés, ils ont été massacrés et désarmés, parce qu’à l’époque il y avait ce réflexe : lors d’un corps-à-corps, tu liquidais le flic, mais tu pensais tout de suite à lui piquer son calibre. Et le soir, moi j’étais dans un appartement de l’organisation dans le 11ème arrondissement à ce moment-là, et moins de 2 heures après on avait les calibres des flics dans l’appart. Donc on savait où aller, on savait qui rencontrer dans le mouvement si on se retrouvait avec un calibre à la ceinture qu’on venait de piquer, on savait à qui le donner pour que ça arrive à l’endroit où on voulait que ça arrive.
C’était une époque où dans plusieurs manifs la police a arrêté des autonomes avec des calibres à la ceinture. À Barbès ils avaient arrêté un jeune avec un calibre qui allait en première ligne pour tirer sur les flics, parce que c’était le truc italien : bousculer le rapport de force dans une manif, par une fusillade. On se disait : les flics ne feront pas comme avant en sachant qu’il est possible qu’ils tombent sur une vraie riposte armée.

– Reprenons le fil. Comment se fait le passage de la coordination à Action Directe ?

Donc dans ce réseau qui s’est constitué (la « coordination politico-militaire », NDLR) il y avait des gens venant de nombreuses expériences de la lutte armée : des anciens maos, des anars, qui avaient fait aussi de la lutte armée dans la première phase, des autonomes qui avaient commencé leurs propres expériences, et tout le monde s’est mis à travailler plus ou moins ensemble. Jusqu’au moment où, voyant que le mouvement commençait à faiblir, on s’est décidé à créer, dans la zone métropolitaine parisienne, une organisation de lutte armée. Beaucoup d’autonomes ont dit : Action Directe met fin au mouvement autonome. Mais ils oublient de dire que les organisations de lutte armée qui ont combattu avant 1977-1978 ont donné corps au mouvement autonome, lui ont donné tout un historique, des racines qui lui permettaient d’être ce mouvement autonome. Donc il n’y a jamais d’antagonisme entre les différentes expressions du mouvement révolutionnaire.
Tout cela n’a pas été facile dans la mesure où on faisait face à deux contradictions très fortes. D’abord on était confronté à l’une des polices les plus douées dans la lutte anti-subversive, celle qui a donné toute l’école sud-américaine de la contre-insurrection, qui était aussi très forte parce qu’elle joue sur la pacification dans les secteurs où tu es le plus implanté, les gens les plus proches. En France ça fonctionnait assez bien parce que tu as une mentalité française, très parisienne aussi, du sectarisme, de la critique, quand les mecs font quelque chose alors que toi tu fais rien…Donc à l’époque on passait pour une organisation totalement anarchiste parce que le mouvement était plutôt marxiste-léniniste, ou marxiste, en tout cas plus orthodoxe si tu veux. Aujourd’hui par exemple, par rapport à ce livre, tu ne peux pas lire un commentaire sur Facebook sans qu’on te dise : « oui, c’étaient des marxistes-léninistes » ! Une camarade italienne disait : en France il faut toujours pisser plus à gauche que le voisin. Ça devient une course à l’échalote, il faut toujours être dans la critique de ceux qui font.

Pour résumer, la problématique d’Action Directe était la suivante : sur quel sujet de classe veut-on agir ? Contrairement à l’Italie et à l’Allemagne, le sujet de classe dans notre pays (celui qu’on appelait en Italie les emarginati, le petit prol’ qui fait un jour un boulot, un autre la semaine suivante) n’était pas blanc, il était composite, et ça on le savait depuis les grandes grèves des OS. Quand il y a eu les grandes grèves au début des années 1970 – celles de Chausson, les grèves des OS à Renault – on s’est aperçu que les ouvriers qui ont fait la grève, les grèves sauvages, ne rentraient même pas dans le cadre syndical et étaient surtout l’expression de prolétaires venus de la colonisation. C’est pour ça entre autres que nos premiers communiqués étaient en français et en arabe.
En France, avec ce prolétariat très composite, on ne pouvait pas arriver avec les vieux schémas marxistes-léninistes habituels, lire « Que faire ? », proposer une organisation pyramidale etc. Cela posait aussi beaucoup de problèmes par le lien au mouvement : le mouvement était très fort, or plus le mouvement est fort, plus les connexions avec la guérilla sont fortes, plus l’influence du mouvement est forte sur la guérilla. Et dans notre composition hétérogène propre, la présence de ce mouvement offensif faisait qu’on était vraiment dans l’accompagnement, plus que dans le dépassement de ce mouvement.

– Là tu parles de la coordination ou déjà de l’organisation en tant que telle ?

– Des deux. Parce que le fait de passer de la coordination autonome à Action Directe c’était presque un choix comme ça…on est dans un appartement, il y a une réunion, on se dit qu’on va prendre un nom pour simplifier quand on parle de nos relations…

– Il y a aussi le passage à un stade de clandestinité supérieur ?

Non, pas du tout. Le fait d’avoir pris le nom c’est simplement une référence commune à tous les gens qui fonctionnaient à divers endroits, à l’époque même répartis dans plusieurs zones françaises. Le nom est pris fin 1978 donc jusqu’aux attentats qui ont été revendiqués par l’organisation (le 1er mai 19798) on reste exactement les mêmes. On faisait déjà beaucoup d’actions avant – la rupture c’est qu’il y ait un nom qui apparaisse.

Sigle d'Action Directe

– Et quels étaient les débats, les contradictions avec ce que tu appelles « l’autonomie officielle » dans ces années-là, juste avant la fondation d’AD ?

– Il y en avait beaucoup parce que la majorité des membres de l’organisation avait appartenu à une organisation de l’autonomie comme Camarades, et participé aux assemblées de Jussieu. Donc il y avait sans arrêt une communication – on mangeait même ensemble tu vois, c’est aussi la vie quotidienne du mouvement. Comme on n’était pas recherché, et qu’on était assez cloisonné pour garder la phase de clandestinité, on passait souvent nos journées dans les AG, dans les espaces du mouvement.

– Une des caractéristiques de l’histoire d’AD c’est d’avoir placé l’internationalisme au coeur de son projet révolutionnaire, et la volonté constante de sortir du cadre étroit des luttes nationales. Non seulement à travers des alliances pratiques avec des organisations combattantes étrangères et des militants d’autres pays, mais à travers le fait de cibler, ici même (en France), les structures et les premiers responsables de la nouvelle offensive impérialiste à échelle globale, dans un contexte de mondialisation néo-libérale agressive et de ce tu appelles « l’intégration réactionnaire de l’Europe occidentale ». Quelle était la signification politique de cette centralité de l’internationalisme et de l’anti-impérialisme ? En quoi cela vous différenciait-il ? De quelle manière cette orientation vous semblait-elle répondre aux exigences de l’époque, aux transformations de la composition de classe et du commandement capitaliste au niveau planétaire ?

– On luttait dans un pays qui est redoutable, qui est un pays colonialiste, et très agressif au niveau de l’impérialisme. Ce n’est pas un simple petit agent secondaire, il est vraiment toujours dans le « fight » au niveau international parce qu’il protège des zones et qu’il veut continuer à piller en maître. Donc il était impossible d’avoir la même référence que les camarades allemands ou italiens, que les camarades des autres pays. Notre lutte était immédiatement internationale, par les gens qui la composaient. Il y avait beaucoup de camarades qui venaient d’expériences comme le Mouvement des Travailleurs Arabes, qui étaient des immigrés de la première ou de la deuxième génération, il y avait des Italiens, des Espagnols…on ne pouvait donc pas concevoir de lutter dans l’État national, pour nous c’était déjà quasiment impossible. Et très rapidement, quand ont été étudiées les premières campagnes d’organisation, il était évident qu’on allait attaquer le colonialisme français, d’entrée. Donc la première grande campagne c’est bien sûr le patronat, tous les trucs évidents, mais aussi les politiques de coopération, les politiques d’immigration forcée à l’époque – ce qui est totalement différent d’aujourd’hui, c’est-à-dire qu’on allait en fait chercher des esclaves dans les pays colonisés, on leur disait : bon vous allez venir, vous allez travailler comme des abrutis, vous serez placés dans les foyers SONACOTRA, et vous verrez votre famille 15 jours par an. Et parce qu’on était dans la seconde phase de la lutte armée en Europe, il fallait comprendre quelles étaient alors les mutations du rapport de production, du capitalisme en général. Dès 1980, dès 1981, commence le reaganisme, le thatchérisme, bref ce qu’on a longtemps eu du mal à identifier sous le nom de néo-libéralisme. Mais on savait que le monde était en train de changer, que les frontières étaient en train de sauter. On savait aussi l’importance de l’Europe à ce moment-là et donc on a immédiatement essayé d’avancer des projections d’unité des révolutionnaires en Europe de l’Ouest. Pourquoi c’était évident en France ? Parce qu’en France il y a eu une lutte très dure des sidérurgistes, et quand on a étudié et participé à cette lutte, on s’est aperçu que la bourgeoisie avait décidé non pas au niveau d’État national, mais au niveau européen. Et quand ils l’ont appliqué, ils ont bien fait attention de ne pas le faire dans le même timing, mais pays par pays, pour éliminer la sidérurgie et éviter tout conflit unitaire des prolétaires de la sidérurgie au niveau européen. Donc nous on commençait…c’est de la recherche, ce n’est pas tombé d’un livre, il a fallu qu’on fasse avancer pas à pas nos analyses, comprendre, essayer de saisir quelles étaient les lignes-forces, et à ce moment-là on a vraiment compris que l’Europe compte comme structure de gouvernement. Donc il n’est pas question de continuer à lutter pays par pays, il faut essayer de trouver une action au moins stratégique qui nous coordonne tous.

– Une chose me frappe dans ton livre, c’est tout le chapitre qui concerne l’exécution du général Audran. Nous sommes en 1985. Jusqu’ici les modes d’action d’AD tournaient essentiellement autour de mitraillages « symboliques », de braquages et d’attentats à l’explosif – avec des cibles, donc, « matérielles ». Audran est, sauf erreur, votre premier homicide politique à proprement parler. Toutes les victimes précédentes étaient ou bien des règlements de compte comme Chahine…

– Ce n’était pas un règlement de compte, c’est l’exécution d’un traître, c’est différent…

– Ou alors des victimes qui étaient plus liées aux circonstances qu’à l’objectif opérationnel comme la fusillade de l’avenue Trudaine.

– Oui ce sont deux choses différentes. Mais le combat avec les flics a toujours eu lieu, il y a toujours eu des victimes, plus de leur côté que du nôtre d’ailleurs parce qu’on se donnait vraiment les moyens de combattre, d’être les plus forts sur une zone quand on les affrontait. Il faut arrêter avec ce mythe d’Action Directe qui commence à tuer en 1985, parce qu’ils ont décidé d’aller jusque là à ce moment-là. Dès la création d’Action Directe, on commence à surveiller des personnes : le premier qui me vient en tête c’est Yvon Chotard qui était le responsable de la commission sociale du CNPF. Donc on a commencé à étudier des cibles potentielles lors des campagnes. Il s’est trouvé qu’on n’est pas passé à ce stade à ce moment-là. Mais ça aurait pu, totalement. Et quand on va au ministère de la coopération dont on a bien repéré les lieux et qu’on tire dans le bureau du ministre, si le ministre est tué…pour nous ça faisait partie de l’action. Il n’y a pas cette césure-là, jamais à aucun moment.

– Donc pour vous 1985 ne constitue pas un tournant ?

– Non pas du tout.

– Parce que par exemple dans l’histoire des BR, quand on lit leurs propres témoignages, l’homicide du procureur Coco en 1976 est pensé justement comme un tournant, le passage où l’organisation assume l’homicide politique…

– C’est à ce moment-là qu’il faut rappeler qu’en France on exécutait des personnes depuis pas mal de temps déjà avant Coco…

– Mais du coup il n’y avait pas, par rapport à cela, un débat spécifique au sein d’AD sur la question des homicides politiques, c’est quelque chose qui était assumé dès le départ et Audran n’est qu’un prolongement… ?

– La première offensive contre la politique qu’on appelle aujourd’hui « Françafrique » pouvait se terminer par l’exécution du ministre de la coopération de l’époque, Robert Gallet, ça aurait pu…ce sont des circonstances historiques, il n’y a pas eu de radicalisation dans l’action de l’organisation en 1985. C’est ce qui s’est passé avant qui explique cela. Dès 1980, dès 1981-1982, on est dans des circonstances spécifiques par rapport aux autres organisations de lutte armée en Europe. Paris est un immense creuset de révolutionnaires, turcs, palestiniens, arméniens…tout ce qui tape en France se rencontre à Paris. On parle, on discute, et tout le monde sait qu’il faut trouver une autre stratégie. Tout le monde pense qu’il faut essayer de converger dans des campagnes unitaires. Mais on sait très bien qu’à partir de 1982, on a tous subi une telle répression qu’on n’est pas totalement en mesure d’assumer cette nouvelle stratégie. La nouvelle stratégie elle se construit, tu le vois dans les textes, autour du « front révolutionnaire anti-impérialiste ».

Affiche d'AD, "contre l'impérialisme, contre Reagan".

Mais simultanément, nos organisations se délitent, par la répression, aussi par les changements de la structure du capitalisme. C’est pour ça qu’on a beaucoup frappé au moment du sommet de Versailles parce que c’est un moment-clé du passage de l’ancien système – mode de production – qu’on appelle le fordisme, au néo-libéralisme. On voit déjà les destructions que crée le néo-libéralisme. À ce moment-là on commence à réfléchir en disant : on n’a plus la force de mener une stratégie vraiment massifiée, donc on va essayer de tenir le maximum de temps, en espérant – parce qu’on y croyait, on s’est trompé là-dessus – que le néo-libéralisme faisait tellement de destructions qu’en quelques mois il y aurait une nouvelle, une troisième étape d’insurrection sociale. Dans laquelle on pourrait se régénérer comme organisation. Donc on décide de faire des campagnes assez courtes, avec une ou deux opérations pour chaque groupe et des grands messages qui permettent aux gens de dire : voilà, on subit une répression très forte mais il y a des mecs qui continuent à lutter en frappant nos principaux ennemis. On commence par une campagne contre l’OTAN qui parcourt toute l’Europe : du Portugal jusqu’au Danemark, il y a des opérations. Chaque organisation a une cible principale. Nous, on dit qu’on va frapper le militaire le plus haut gradé dans les structures maintenues de l’OTAN. Parce que la France n’a jamais quitté l’OTAN. Donc on dit : on va trouver qui est le mec le plus important de la France dans ces structures, et on a fini par le trouver, et il a été exécuté. Après, la deuxième campagne est autour des restructurations ouvrières, des restructurations industrielles, de l’importance du nucléaire.

Mais chaque campagne est liée aussi aux dernières mobilisations les plus massives sur le territoire européen. La première campagne est liée à l’implantation des missiles, à la deuxième phase de la guerre froide, à des trucs qui parlent à tout le monde. Tu vois aujourd’hui, tu descends un général, les mecs te disent « pourquoi ? », mais à l’époque il fallait que ce soit évident. Et quand il y a eu les premières grandes grèves ouvrières contre les restructurations il est évident qu’on devait déterminer quel était le plus grand restructurateur en France – en plus il y avait le rôle de Renault etc. – donc c’était Georges Besse.

– Justement, concernant l’opération Besse, tu dis aussi dans le livre que c’était probablement une erreur de l’exécuter directement, alors que le projet initial consistait à l’enlever, que ce choix a précipité votre défaite. Là encore on peut penser aux BR et à l’opération Moro : Moretti dans son livre raconte qu’ils voulaient à tout prix éviter l’exécution, que ce n’était pas du tout leur objectif au départ et qu’ils sont contraints à cette issue par la rigidité de l’État. L’objectif des BR, avec l’enlèvement, était d’ouvrir un nouvel espace, diviser le bloc institutionnel, déstabiliser le régime…bref, tout un processus politique à proprement parler, qu’une exécution simple ne permet pas.

– Nous on avait préparé l’enlèvement de Besse. Et par un concours de circonstances, le procès d’Action Directe qu’ils ont organisé, le premier « procès-spectacle », le passage des lois spéciales – bref toute une série de choses nous détournent de ce qu’on voulait faire réellement. On voulait prendre Besse, on était fort de l’expérience d’Aldo Moro, même celle du général Dozier9 quand il a été enlevé après Moro : il était impensable de se laisser coincer comme dans cette campagne-là.

Photo du général Dozier durant son enlèvement par les BR-PCC.
Photo du général Dozier durant son enlèvement, avec le mot d’ordre stratégique « guerre à la guerre », commun à toutes les formations de lutte armée qui participent au « front anti-impérialiste » ouest-européen

Donc il est sûr que si on avait enlevé Besse, ça se serait peut-être passé différemment. Et ça, on l’a compris assez vite quand on a communiqué en prison pour étudier nos erreurs. Parce que si on avait enlevé Besse, on aurait pu mener la campagne – une campagne sur un mois, où c’est nous qui avions l’initiative. C’est-à-dire : on gardait le mec, donc régulièrement on balançait des communiqués, on tenait la situation politique. Quand tu vas dans une rue, tu descends un mec, t’as fait ton opération, mais après c’est eux qui tiennent la situation. Et ils ont pu faire un amalgame avec les premiers islamistes venus tirer ici…tu vois comme une erreur tactique peut devenir une erreur stratégique. Mais dans une organisation de lutte armée, une erreur peut entraîner la destruction totale de l’organisation. Ce n’est pas le groupuscule qui a fait une campagne d’affichage : « ah on s’est trompé », et puis ils vont réimprimer d’autres affiches, ils vont rajouter des affiches sur les autres. Non, dans la guérilla si tu fais une connerie, tu y es.

  1. Jann Marc Rouillan, Dix ans d’Action directe. Un témoignage, 1977-1987, Éditions Agone, 2018.
  2. Pour en savoir plus sur l’histoire de la Gauche Prolétarienne, nous conseillons : Collectif, Les nouveaux partisans. Une histoire de la GP par des militants de base, Éditions Al Dante, 2015.
  3. Le 5 septembre 1977, pour obtenir la libération de plusieurs membres de son noyau historique détenus à la prison de Stuttgart-Stammheim, la RAF enlève le président du patronat allemand Hanns Martin Schleyer – ancien membre du parti nazi et officier SS. Celui-ci est exécuté le 19 octobre en représailles à la mort d’Andreas Baader, Gudrun Ensslin et Jan-Carl Raspe dans leur cellule – suicides officiels que la RAF considère comme des assassinats.
  4. Le 16 mars 1978, un commando des Brigades Rouges enlève à Rome le chef de la Démocratie-Chrétienne Aldo Moro, principal architecte du « compromis historique » avec le PCI. Après 55 jours de détention et face au refus par l’État de toute négociation comme de toute reconnaissance même symbolique, il est exécuté le 9 mai. Sur l’histoire des Brigades Rouges, nous conseillons les « mémoires » sous forme d’entretien de l’un de ses principaux dirigeants : Mario Moretti (avec Carla Mosca et Rossana Rossanda), Brigate Rosse, une histoire italienne, Amsterdam, 2010. Ainsi que le documentaire de Mosco Levi Boucault « Ils étaient les Brigades Rouges » (2011).
  5. Jean-Marc Rouillan était militant du MIL (Mouvement Ibérique de Libération) puis des GARI (Groupes d’Action Révolutionnaires Internationalistes), organisation libertaire menant des actions clandestines (attentats à l’explosif, braquages, enlèvements) contre les intérêts du régime franquiste, notamment dans la région toulousaine. Pour plus de détails, voir Hazem El Moukaddem, Panorama des groupes révolutionnaires armés français de 1968 à 2000, Al Dante, 2013.
  6. Azione Rivoluzionaria, groupe armé d’inspiration anarchiste actif en Italie entre 1977 et 1980.
  7. Prima Linea, l’une des organisations combattantes les plus puissantes de la séquence italienne (avec les BR). Formée en 1976-1977 et directement issue de l’aire de l’autonomie organisée, elle tenta de déployer une ligne singulière, fondée sur l’idée de « guérilla diffuse » et sur une plus grande immanence aux contenus du mouvement. Malheureusement, très peu de sources existent en français sur l’histoire de cette organisation. Pour les italophones, voir Andrea Tanturli, Prima Linea. L’altra lotta armata (1974-1981), Derive Approdi, 2018.
  8. Le mitraillage du siège du CNPF à Paris le 1er mai 1979 est la première action armée revendiquée sous le sigle Action Directe.
  9. Le général américain James Lee Dozier, chef de l’OTAN pour l’Europe du Sud, est kidnappé par les Brigades Rouges – Parti Communiste Combattant (BR-PCC) en décembre 1981. Après 42 jours de détention, il est libéré au cours d’une opération des services spéciaux italiens, lors de laquelle le commando brigadiste est intégralement arrêté. Cette issue, désastreuse pour l’organisation, ainsi que la vague de répression qui s’en suit, marquent le début de la phase dite de « retraite stratégique ».
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