ACTION DIRECTE-LEUMI BANK-BOMB BLAST

Suite et fin de notre entretien avec Jean-Marc Rouillan, dont vous pouvez retrouver la première partie ici. Dans ce deuxième volet, il est question de la différence entre violence révolutionnaire et violence aveugle, des interprétations complotistes de l’histoire d’AD, du fonctionnement interne de l’organisation, du rapport de la guérilla au mouvement, et des leçons possibles de cette expérience pour le présent de la politique d’émancipation. Nous espérons que ce document permettra de contribuer à un bilan critique de l’histoire d’Action Directe – bilan qui, pendant trop longtemps, a été rendu impossible par la censure d’État.

ACTA – En 1986, la France est touchée par une série d’attentats massacres revendiqués par le CSPPA1, faisant de nombreuses victimes civiles. Le CSPPA : une organisation plus ou moins liée à l’État iranien…

JMR Qui était totalement liée à l’État iranien (rires)

– Voilà, il fallait punir la France pour son soutien à l’Irak dans la guerre entre l’Irak et l’Iran…

– Faire la pression pour la libération d’Anis Naccache, faire la pression pour faire rendre tout l’argent que les Français avaient piqué aux Iraniens, donc il y avait une vraie campagne de services secrets contre un État.

– Et cette conjoncture pousse AD à un certain nombre d’ajustements tactiques et de clarifications politiques (« la violence prolétarienne n’est pas aveugle »). Pourrais-tu résumer ce qui selon toi fait la différence irréductible entre d’une part la violence révolutionnaire que vous pratiquiez et la violence « indiscriminée » de groupes à coloration religieuse qui faisaient alors leur apparition spectaculaire sur le sol occidental et subsistent encore aujourd’hui ?

– Déjà par le passé, avec certaines opérations palestiniennes, l’État avait essayé de faire l’amalgame mais il n’était pas parvenu à ses fins parce qu’on avait une action qui était offensive et dynamique, on pouvait faire la différence. La violence révolutionnaire, comparée à la violence des États, est une violence qui est extrêmement ciblée parce que tu as une succession d’opérations qui te permettent d’orienter la conscience des gens qui suivent ton combat. Mais, il faut le dire, la violence « de masse », la violence massacre peut être aussi une action de révolutionnaires, ou de guerre révolutionnaire : c’est vrai, le FLN mettait des bombes dans des cafés, l’IRA mettait des bombes dans des pubs, il y a eu toute une série d’actions de ce type. Mais ça ne correspond pas, et ça n’a jamais correspondu aux organisations de guérilla européenne, parce qu’elles se servaient de l’action comme d’un levier, il ne s’agissait pas de faire des morts pour essayer de négocier avec un État. Et puis le fait de faire des morts civils est une logique totalement capitaliste. Regarde le développement de la violence au cours du 20ème siècle, on s’aperçoit que dans les premiers conflits du début du 20ème siècle, la part des victimes civiles est à 2%, 3% (je ne me souviens pas des chiffres) ; aujourd’hui, comme au Yémen par exemple, les pertes civiles représentent 90% ou plus des pertes dans les conflits. Ils en ont fait une logique : faire reposer la guerre sur les civils.

– Comme pour la plupart des autres expériences combattantes des années 1970-1980, l’histoire d’AD a fait l’objet de nombreuses falsifications, en particulier complotistes. La plus tenace voudrait faire croire qu’Action Directe était manipulée par l’Iran, pour des raisons géopolitiques. Aujourd’hui, que réponds-tu à ces interprétations « diétrologiques » et de quoi sont-elles à ton avis le symptôme ?

– S’il y avait eu une lecture complotiste par rapport à nos actions, il est évident que le général Audran était beaucoup plus clair que Georges Besse. Audran était tellement mouillé dans la livraison des armes (entre autres des gaz de combat à l’Irak), l’affaire des Super-Étendards2, la livraison directe de matériel par l’armée française à l’armée irakienne durant ce conflit, qu’on aurait pu dire effectivement : « ah bah c’est les Iraniens qui les payent ». Besse c’est vrai, il est le père du nucléaire, le père d’Eurodif, c’est lui qui a fait financer ce projet par les Iraniens et puis après l’État français a refusé de leur rendre le pognon. Effectivement, mais notre campagne était tellement claire : quand tu frappes le numéro 2 du CNPF, que dès le début de la campagne tu dis que tu vas frapper ceux qui restructurent les entreprises, qui foutent des milliers, des dizaines de milliers de personnes au chômage – à l’époque qui était le numéro 1 de ces politiques ? C’était Georges Besse.

Le complotisme et le ragot ont toujours été l’arme de la contre-insurrection. On doit raconter : « ce ne sont pas eux, ce sont des agents…», c’est ridicule, parce qu’on essaye absolument d’enlever le caractère politique et autonome de l’action. On dit : « mais comment un groupe aussi restreint peut arriver à frapper des personnages de la tête de l’État ? Ce n’est pas possible, on sait bien que quelques individus ne peuvent pas faire ça, il faut qu’il y ait des services secrets, des militaires derrière eux et des États ». On attaque le caractère autonome de l’action des guérillas. On essaye de raconter qu’elles sont toujours soutenues par des pays et des agents secrets.

– En même temps, il y a certains exemples d’infiltration, on l’a vu en Italie, et en France aussi – des moments où c’est l’État qui, comme tu le racontes dans le livre, provoque des attentats censés discréditer…

– Je ne sais pas si en Italie il y a des exemples…

– Pour les fascistes…

– Oui les fascistes, mais les fascistes travaillaient directement avec les services secrets américains et italiens. Ils ne s’en cachaient pas les fachos, ils savaient qu’ils travaillaient justement dans les structures du Gladio3. Et par exemple, quand les BR interrogent Moro, Moro leur explique ce qu’est le Gladio, et ils ne comprennent pas. Ils pensent qu’on joue encore au niveau des États nationaux, et que Moro dise « non mais moi je ne suis pas le chef là-dedans, il y a d’autres structures qui sont beaucoup plus importantes et qui sont directement des forces noires »…ils n’ont pas saisi. Mais dans la guérilla révolutionnaire en Europe, il n’y a pas eu d’opérations qu’on pourrait…ils ont essayé avec Aldo Moro, avec les Bulgares, tous ces trucs ridicules, avec des commissions d’enquête et tout ça, mais en fait c’est que de l’esbroufe, il n’y a pas le début d’un moindre truc même rationnel.

Jean-Marc Rouillan : « L'autonomie, c'est le plus haut degré de l'organisation »

On voit très bien dans le film « Ils étaient les Brigades Rouges »4 – soi-disant les tireurs de la rue où Moro a été pris ont été entraînés dans un camp militaire à l’Est etc., et le mec dit : moi j’ai tiré, j’avais tiré trois fois dans un bois avant…

– C’est Morucci qui raconte ça…

– Oui. Mais c’est chaque fois la guerre de contre-propagande, c’est l’attaque contre l’autonomie, contre l’auto-organisation des gens à lutter contre eux. Ils ne peuvent pas laisser passer le message qu’on peut faire des choses, si on est sérieux, si on se prépare. Il faudrait qu’on soit toujours avec des services secrets derrière nous, chaque fois qu’on pose un problème à un État. Non, il y a l’auto-organisation, l’autonomie, la façon de pouvoir gérer nous-mêmes du début à la fin nos actions. C’est pour ça qu’on n’a même aucun doute là-dessus…on pourrait avoir des doutes : peut-être qu’un camarade qui était là, nous a mis un nom, comme ça, en disant « allez celui-là il faut l’exécuter, c’est le meilleur ». Non, parce qu’il y avait un vrai travail d’information, on est capable dans la guérilla de lire les journaux spécialisés, d’être au courant de comment fonctionne la structure de l’État, la structure transnationale, avec l’Europe, l’OTAN. On savait où on pouvait frapper parce que ça vient de notre travail : on n’avait pas les informations des Russes ! C’est notre travail, on était capable d’autonomie.

J’insiste toujours sur la qualité des militants de la guérilla par rapport à des groupuscules ou des partis – nous, dès l’instant où quelqu’un rentrait dans l’organisation, il devait devenir autonome, il devait renforcer sa capacité d’autonomie. C’est-à-dire savoir faire des faux-papiers tout seul, savoir même faire des armes tout seul, avoir des stocks d’armes personnels, à tout moment. Parce que dans un groupe de guérilla il peut y avoir une grande arrestation collective, et là on se retrouve toujours une petite poignée d’individus – donc ces individus, dès qu’ils rentrent, il faut qu’ils acquièrent toutes les techniques, mais plus encore, l’idée de l’autonomie politique, l’idée d’être prêt à recomposer une organisation à tout moment.

Jean-Marc Rouillan : « L'autonomie, c'est le plus haut degré de l'organisation »

– Pour beaucoup de gens, AD se résume grossièrement à quatre personnes, les quatre de Vitry-aux-Loges : Joëlle Aubron, Nathalie Ménigon, Cipriani et toi. Or ce que ton livre montre c’est que l’organisation AD était en fait beaucoup plus vaste et s’appuyait, en dehors du noyau combattant clandestin, sur toute une série de groupes d’appui, de réseaux logistiques et de soutiens. Pourrais-tu nous décrire brièvement « de l’intérieur » le fonctionnement de l’organisation, son étendue, ses modes de fonctionnement et ses règles de compartimentation ?

– L’étendue c’est difficile, parce qu’on ne sait pas. Chaque fois on me demande « allez dis nous un chiffre, combien vous étiez ? », mais je ne le sais pas ! Parce que moi, j’ai connu une personne, et cette personne fonctionnait avec deux ou trois personnes. La compartimentation, c’est aussi une confiance politique. Par exemple, on est cinq-six ici : il faut savoir qu’on représente d’autres gens, d’autres groupes, qui eux ont aussi leurs groupes d’appui. Mais il ne faut surtout pas que tout le monde sache ce qui se passe dans l’organisation, autrement ce n’est pas une organisation compartimentée. Cette confiance politique, ce haut degré d’organisation de l’autonomie, voilà l’important. On dit souvent que l’autonomie est une forme où chacun fait ce qu’il veut. Pour moi, l’autonomie c’est le plus haut degré de l’organisation. Il faut l’atteindre, parce que c’est aussi une conscience politique. Il ne s’agit pas seulement de faire des trucs dans son coin, mais d’être toujours en accord avec l’idée stratégique de tous les autres. Donc c’est un effort, un grand effort organisationnel et politique. Ce n’est pas du tout le schéma du groupuscule où on maintient les mecs – ils attendent les tracts le lundi qui arrive, mardi ils vont distribuer…c’est la routine de ces organisations où les militants ne progressent pas, ni dans la conscience ni dans l’organisation. Alors que dans la guérilla tu dois vraiment porter tout ce processus au degré le plus haut possible.

– Quand je parlais de fonctionnement interne c’est aussi par rapport à ce que tu racontes concernant l’articulation entre d’une part le noyau clandestin et d’autre part des militants qui étaient à moitié dans la légalité – il y avait plusieurs niveaux, plusieurs strates…

– Il y a des gens qui sont restés légaux jusqu’à la fin de l’organisation. Contrairement à ce qu’on imagine, il y avait des gens qui allaient dans les meetings en disant : « AD c’est vraiment ridicule », qui disaient le contraire pour avoir la contradiction avec d’autres groupes. Et après, ils prévenaient l’organisation et disaient : ce groupe-là, ce groupe-là, ils sont plutôt proches de vous (rires). Mais ce n’est pas de la manipulation, on ne manipulait pas les gens, on dissimulait des militants – parfois il y avait des militants qui se présentaient comme anti-AD et qui étaient en fait les membres d’AD.

– Et comment se décidait cette sorte de division du travail entre légalité et illégalité ?

– Souvent par les circonstances. Il y avait eu des arrestations, tu es menacé d’être arrêté, donc les mecs disaient « bon bah moi je passe à la clandestinité » ; il y avait des groupes qui passaient à la clandestinité mais leurs potes restaient dans la légalité, donc toutes les connexions continuaient à fonctionner. Après c’était la difficulté de la connexion entre illégalité et légalité, c’est pour cela qu’on avait fait un gros effort de travail – avec du matos qui nous coûtait très cher – d’écoute des policiers. Il fallait savoir en permanence si les flics étaient sur les légaux, qui ils surveillaient…Sur Paris on maîtrisait bien la situation. Il arrivait qu’on fasse des conneries mais on contrôlait assez bien toutes les écoutes au point de connaître à peu près les filatures, où elles allaient être (j’en donne beaucoup d’exemples) – et ça te sauve la mise. Parce que les légaux ont beau faire tous les efforts, s’il y avait une super opération contre eux, ils pouvaient t’amener les flics.

– Il y a un fil rouge, un questionnement stratégique qui traverse tout ton livre : le rapport de la guérilla au mouvement. Or je perçois deux choses, d’une part une position politique de principe : la guérilla doit à la fois assumer sa fonction « spécifique » et en même temps trouver un principe d’articulation avec le mouvement, les deux sont indissociables : « pour être autonome, la guérilla n’en est pas moins un élément dialectique du mouvement révolutionnaire. L’un et l’autre se modèlent mutuellement dans le cours des luttes. La guérilla sans le mouvement n’est rien » (p.294). Or d’autre part il y a un constat réel, de plus en plus clair au fil du temps, qui est celui d’une rupture, d’un échec de cette dialectique, d’une déconnexion progressive…

– Qui amène la condamnation de la guérilla, automatiquement.

– Voilà, tu dis : « nous n’avons pas réussi à établir une véritable dynamique avec le mouvement en vue de faire vivre un front de résistance… » (p.343) – et c’est selon toi ce qui détermine en grande partie votre défaite finale. Alors, quelles sont à ton avis les causes de cet échec, qu’est-ce qui a empêché de trouver un principe d’articulation plus fort, plus fécond, entre votre expérience de guérilla, entre le niveau de la violence clandestine « d’avant-garde », et le niveau ouvert, public, du mouvement révolutionnaire dans son ensemble ?

La symbiose entre la guérilla et l’ensemble du mouvement révolutionnaire, elle doit fonctionner, sinon ni l’un ni l’autre ne fonctionnent. Du moins à cette époque-là. C’est une interpénétration en fait. Tous nos amis sont restés dans le mouvement, tous les camarades avec lesquels on avait lutté avant étaient restés dans le mouvement. Sur le fait que progressivement ce lien se délite : d’abord il y a la répression, la contre-propagande politique – ça a été très fort en réalité, ce travail de sape permanent, de fausse information, d’agents infiltrés qui racontent toujours des histoires…Parce que je n’ai pas souvenance d’avoir jamais vu un texte politique qui dise « je suis membre du mouvement et je suis contre la guérilla, pour telle raison, telle raison… », dont on pouvait discuter. Non, ce n’était que du bruit de chiottes, des trucs lamentables – mais qui portaient leurs fruits finalement. Et à la fin, où il y a vraiment déconnexion entre ce qu’il reste du mouvement et ce qu’il reste de la guérilla, on assiste à l’effondrement de l’antagonisme produit par le mouvement. 1982, 1983 : on voit décliner l’offensive. Bon, qui était autonome à ce moment là ? C’était réduit à des noyaux sur Paris.

Tu ne peux pas survivre si tu n’as pas ce contact permanent et ce reflet avec l’antagonisme du mouvement. En fait l’organisation s’est délitée par le bas : plus personne ne montait, du mouvement, vers l’organisation. Et en même temps les contacts avec le mouvement, eux aussi, s’éloignaient – parce qu’ils n’avaient plus rien à raconter, plus rien ne se passait dans le mouvement.

Jean-Marc Rouillan : « L'autonomie, c'est le plus haut degré de l'organisation »
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– Il y a aussi la question de la « proportionnalité », du rapport de proportionnalité entre le niveau intrinsèque atteint par le mouvement et le niveau de l’offensive armée. Et un constat de disjonction à ce niveau-là également. Par exemple en 1985-1986, les campagnes militaires d’AD se haussent à un degré d’antagonisme extrême avec l’État, tandis que le mouvement lui se trouve sur la défensive, dans une situation de faiblesse et de morcellement, dans une période de reflux (par comparaison avec la séquence 1968-1979)…bref, il y a un écart très grand de ce point de vue entre la guérilla et le mouvement.

– Oui, parce qu’on était obligé de choisir des offensives stratégiques. Comme je te l’ai dit, à un moment donné, on est dans l’espérance d’une nouvelle radicalité qui vient de la base. Mais quand tu as 200 ou 300 attentats par an et qu’il n’en reste plus que 50 – tu vas penser que c’est beaucoup plus fort en fait. Par exemple, l’absence de guérilla diffuse, l’absence d’autres organisations de guérilla…en France, heureusement, existaient des groupes comme « Dansk-Bakounine », « Black War », qui faisaient quelques petits booms, mais c’était réduit par rapport à l’offensive qu’on avait connue à la fin des années 1970. Le fait est que le mouvement reculait, tandis que nous, on était dans l’attente d’une insurrection qui n’est pas venue, d’une troisième phase d’insurrection qui n’est pas venue. Et effectivement ça ne peut pas marcher, ça conduit à une défaite, une autre défaite, la défaite du mouvement. Ensuite le mouvement ne réapparaît que dans les grèves de 1995 – et encore, c’est le tout petit niveau.

– Question complémentaire : est-ce que cette impossibilité ne tient pas à la forme même d’organisation politique choisie par AD, c’est-à-dire est-ce que le fait de s’engager dans la « clandestinité stratégique », est-ce que ça n’impliquait pas nécessairement une séparation, une extériorité de fait aux initiatives de base, aux structures et aux contenus du mouvement ? Pour toi le problème ne vient pas de la forme d’organisation ?

– Non. En 1978 on était clandestin à Milan et on rencontrait 200 personnes par jour. Le problème est un problème de perte de dialectique, de symbiose et d’action commune avec le mouvement, qui se passe dans une phase de recul, de défaite.

– Ce qui se passe à Barbès, au début des années 1980, est-ce que c’est une tentative pour produire justement ces symbioses dont tu parles ? C’est un moment où vous retournez vers une action plus légale, vous essayez de créer de nouvelles connexions…

Il y a eu cette rareté dans une histoire de la lutte armée, à savoir une phase où tu es légal. Tu es légal, tu as un bureau où on peut venir te contacter, frapper à la porte et dire « vous êtes Action Directe ? Oui…» – c’est une phase exceptionnelle. On s’est dit qu’on allait essayer de prendre cette phase et de la transformer en quelque chose qui liait directement l’action du mouvement avec l’action de personnes de l’organisation, de militants de l’organisation, qui étaient légaux. C’était assez complexe mais on est arrivé à le faire, avec les camarades qui tenaient les squats du 20ème, ou les travailleurs immigrés. Donc essayer de faire quelque chose ensemble où il n’y ait pas les armes. Et on a fait la campagne pour la libération des prisonniers, puis on s’est retrouvé à créer cette base rouge à Barbès…Barbès c’était évident, parce qu’on terminait nos premiers communiqués par « De Beyrouth à Barbès, même combat ! », donc finalement on s’est retrouvé là-bas. Et on a mené la lutte avec les travailleurs du Sentier, avec d’autres travailleurs de la région parisienne, souvent immigrés, souvent sans-papiers, on a fait une vraie campagne politique. Mais le but de l’organisation n’était pas de faire cette campagne politique, notre but était de transformer des éléments de cette campagne politique en actions armées communes. Et à partir du moment où il y a eu ces centaines de réfugiés politiques turcs qui venaient d’organisations de la guérilla, l’idée était : on va faire ensemble ici. C’est logique, maintenant c’est votre pays, au moins provisoirement, donc on va atteindre les mêmes ennemis que vous avez dans votre pays, ici. On a fait des actions avec des camarades qui venaient de Turquie, ils sont venus sur les opérations. Après on a eu des projets stratégiques : récolter des fonds (c’est-à-dire attaquer des banques) pour préparer leur retour, le retour de la guérilla en Turquie. Donc c’était une action commune.

Et en même temps, on avait toute cette vitrine ouverte, toutes ces discussions avec les autres expressions du mouvement qui squattaient, qui avaient une lutte à Paris, plus légale. Mais on était plus en retrait, sur le niveau de la violence dans le mouvement, qu’au moment de la coordination autonome. Lors de la coordination autonome on avait une fonction directe dans le mouvement, de favoriser les conditions de l’affrontement. Là non, parce qu’on avait toujours la structure de l’organisation en place, et on savait qu’on avait un an devant nous pour créer les conditions d’une nouvelle lutte de guérilla.

– La période de la coordination est une période où, comme tu l’expliquais au début, vous pouviez à la fois faire des actions dans un cadre ouvert et public de type manifestation, et en même temps des actions armées – c’est une articulation que vous ne pouvez forcément plus tenir après…

– Non.

– Donc il y a au moins une évolution sinon une rupture dans la forme d’organisation ?

– Oui, et puis il faut connaître les actions, les années 1982-1983, voir ce qu’il se passait à Paris. C’est-à-dire que les Palestiniens, les Arméniens, tout le monde tapait. Et on était au milieu de cette histoire-là. C’était très complexe, jusqu’à août 1982, d’avoir cette légalité et en même temps d’être dans ce creuset d’actions extrêmement violentes dans Paris.
À l’époque du squat à Barbès par exemple, on pouvait faire des choses qui aujourd’hui sont totalement impensables. Par exemple, il y avait un meeting pour la Palestine dans une Église à Barbès, et la veille s’était passé l’attentat des FARL5 contre Barsimentov, le chef des services secrets israéliens à Paris pour l’Europe. Nous sommes allés au meeting et nous avons distribué le communiqué en français et en arabe de la revendication de l’action. Et ce sont des choses qu’on faisait régulièrement, parce qu’il y avait ce creuset, ces relations internationales, parce que nous faisions déjà, pratiquement, partie d’un tout. Et on bougeait dans ce tout.

On ne pouvait pas agir comme au moment de la coordination autonome où on faisait partie d’un tout mais très limité, qui était le mouvement autonome à Paris et dans la région parisienne. Là on était déjà impliqué dans plein de trucs au niveau international et on ne pouvait pas revenir à fabriquer des cocktails Molotov…On a fait des bastons dans Barbès avec les flics, mais ce n’était pas la même chose, on n’avait pas le même rôle. Il y avait eu les offensives de la guérilla, il s’était passé beaucoup de choses. Même si on était légaux, on ne pouvait pas revenir au temps de 1977-1978, qui était un autre temps politique. Il ne faut jamais essayer de reproduire les recettes dans des temps différents.

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– Il y a deux aspects sur lesquels je voulais revenir. D’une part sur cette particularité assez novatrice d’AD, à l’époque où les luttes de l’immigration commencent à s’organiser en France, d’écrire des textes en français et en arabe, – non plus « on parle d’eux » mais « on fait avec ». Et l’autre aspect concerne le choix de mettre deux femmes sur la photo de couverture…quelle était la place des femmes au sein de l’organisation ?

– Il est clair qu’on héritait de tout le mouvement du début des années 1970 à Paris, c’est-à-dire l’importance des OS immigrés, l’importance du MTA, l’importance de la lutte ouvrière immigrée. Et dès le début on signe les communiqués en français et en arabe, on est sur cette ligne-là. En 1982, notre affiche contre le sommet de Versailles (une des rares affiches de l’organisation collées dans Paris6) est écrite en français, en turc et en arabe. Parce que là on ne s’adresse plus seulement aux OS français, on s’adresse à tous les camarades qui luttent avec nous, on est en syntonie avec des camarades qui sont à Beyrouth, à Istanbul : c’est le même combat, c’est la même logique d’attaque. Après tu me poses la question sur les femmes. Historiquement les guérillas en Europe de l’Ouest, contrairement aux groupuscules, ont permis aux militantes d’assumer leur part dans le combat sans qu’il y ait le moindre problème et même la moindre discussion, comme une normalité, comme quelque chose qui était évident. On n’avait pas besoin de faire de quotas pour les réunions, on n’avait pas besoin de faire quoi que ce soit : tout se faisait dans le naturel, et il y a eu autant de femmes que de mecs. Ça vient des Brigades Rouges, de toutes les organisations de lutte armée en Italie, ça vient de l’Allemagne avec Ulrike Meinhof – ça s’est fait naturellement, alors que dans les groupuscules, ils en étaient à : « il faut monter un « groupe femmes » parce qu’il n’y a aucune femme à la direction »…Donc pour nous ce n’était pas artificiel, mais tout à fait naturel.

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– Tu racontes dans le livre les retours de l’usine après l’exécution de Besse et notamment les réactions des ouvriers : peux-tu revenir là-dessus ?

– Quand tu fais une action centrale comme celle-là, tu ne verras jamais aujourd’hui quelqu’un qui va te dire : « moi j’ai fait ça, moi j’ai participé à ce commando ». Il y a l’histoire collective de l’organisation, et en même temps ce fait qu’une action est reprise par les gens, par les ouvriers, dans les mois et les semaines qui suivent. Suite à l’affaire Besse, plusieurs syndicalistes ont été devant les tribunaux parce qu’ils disaient, lors de réunions, « Besse a été le premier » etc., ou qui avaient une non-critique de l’opération. Quand on leur demandait « mais qu’est-ce que vous en pensez ? », le mec il disait « non moi je pense rien », pour dire « je ne vais pas te dire ce que je pense ». Et par exemple lorsqu’à Renault-Billancourt il y a eu la minute de silence imposée par le patronat aux ouvriers, elle a été impossible : aux ateliers d’artillerie de Billancourt qui fabriquaient les machines-outils, les mecs ont lancé les machines à fond pendant toute la minute de silence, ils ont refusé de couper les machines. On avait énormément de retours qui montraient que les gens n’étaient pas si critiques que ça de cette opération.

Même le Parti Communiste avait été obligé de faire un texte, dont la première phrase commençait par : « si cette opération semble populaire…il n’en est rien », pour dire aux mecs de la masse : « non surtout ce n’est pas sympa ce qu’ils ont fait, ces crapules ». Et des années après, par exemple lors de la fermeture des usines Villevorde de Renault en Belgique, l’intersyndicale, dès le début de la grève, a fait une affiche avec la tête du nouveau PDG de Renault, en disant « Besse a été le premier, à qui le tour ? » – ce sont des choses qui te dépassent en tant que militant. C’est une revendication par la classe d’une opération qu’une organisation a faite. Mais tu n’as pas à en tirer du tout de la valorisation du type « ah, c’est moi, j’ai participé au commando »…

– Alors que l’histoire d’AD restait pendant de nombreuses années une « histoire interdite », ton livre est l’un des premiers éléments à rendre possible un bilan critique global de votre expérience. En particulier pour la jeunesse politisée d’aujourd’hui qui n’avait jusqu’à présent pas les moyens de s’y confronter réellement, précisément. Pour toi, quelles sont les leçons politiques essentielles qu’il faut tirer de votre parcours, quelles sont les problématiques, les intuitions militantes, les expérimentations non résolues, qui en constituent l’héritage ?

– Ça c’est assez compliqué. En fait, une partie de l’histoire d’AD – les années 1980 – appartient déjà à la même époque que nous vivons actuellement. Mais simultanément il y a eu de telles transformations, de tels basculements dans le rapport de force, dans les luttes, dans l’antagonisme, que la lecture des leçons d’AD, ne pourra vraiment porter ses fruits que dans une hausse de la conflictualité dans la société. Je pense que ce document est un témoignage, il sert de la même manière que nous on a lu l’expérience des « porteurs de valises », l’expérience de la Résistance, l’expérience d’autres organisations révolutionnaires qui nous ont précédées : c’est-à-dire qu’on est là, avec ce bagage historique, mais on est là pour le dépasser, pour le critiquer. Donc Action Directe ne sera réellement critiquée que par une pratique qui en portera les fruits et en même temps le dépassement.

– On assiste en France et ailleurs depuis quelques temps à un réactivation de l’autonomie comme hypothèse politique (avec un regain d’intérêt notable pour son histoire) et un retour des pratiques offensives, notamment lors des manifestations de rue – retour qui s’est traduit par l’émergence des « cortèges de tête », des épisodes émeutiers en centre-ville comme dans les quartiers populaires, et d’un certain répertoire de la « violence de masse » qui fait écho à l’histoire des années 1970 (histoire qui constitue d’ailleurs un imaginaire puissant pour les nouvelles générations militantes). Quel regard portes-tu sur tout cela ? La lutte armée t’apparaît-elle toujours comme un élément indissociable de l’horizon révolutionnaire ? Compte tenu du développement exponentiel des forces et des technologies de la répression, l’exercice de la « violence d’avant-garde » dans le contexte actuel te semble-t-il une perspective crédible ou au contraire fantaisiste et irrationnelle ?

– Je te remercie de m’avoir posé cette question (rires). Là encore c’est complexe. Parmi les basculements les plus importants, il y a quand même que le monde a changé d’une façon radicale, fondamentale. Dans les années où on a lutté, les transformations n’étaient pas arrivées à un tel degré. Chaque fois que tu parles d’autonomie, il faut savoir sur quel sujet de classe tu te bases, tu t’orientes. À notre époque le prolétariat n’était pas la majorité de l’humanité – et ça change tout. On est entré dans une nouvelle phase de la lutte de classe. Les capitalistes font le néo-libéralisme, ils étendent au monde entier la production, le processus de travail mondial. Aujourd’hui, où sont les ouvriers ? L’essentiel des ouvriers, des prolétaires, se trouve dans le Tiers-Monde. Et c’est un basculement, parce que jusque là, tous les projets politiques reposaient sur une classe qui était essentiellement européenne, ou américaine, mais dans les centres. Désormais tu t’adresses à une classe qui n’est plus blanche – il faut sortir du modèle du métallo, 50 ans, blanc, en bleu de travail. Et si tu détermines que le plus gros de la classe ouvrière est dans la périphérie, quelle est ta place, comment tu te situes, comment tu vas intervenir dans la relation des bourgeois, de l’impérialisme, face à cette classe qui est dominée et exploitée ? Il y a beaucoup d’incompréhension, sur les phénomènes : « classe », « racisés », etc., mais parce que les gens ne font pas une analyse de classe ! Et c’est essentiel parce que ça nous pousse à penser aussi le sujet de classe le plus proche de nous. Quelle est la figure de cette classe ici ? Par évidence, ce sont les gens des quartiers populaires, les gens qui sont là dans ces rues, que tu vois, ce sont eux les sujets de classe, qui ont un rapport direct entre l’oppression, l’exploitation et la classe générale au niveau mondial. Selon moi, une défaite qui a été terrible pour le mouvement révolutionnaire ce sont les prises de position et les condamnations complètement nulles au moment de la révolte des banlieues.

Jean-Marc Rouillan : « L'autonomie, c'est le plus haut degré de l'organisation »

Moi j’étais en prison – la prison, c’est les quartiers populaires, mais derrière des murs. Et je vois bien tout ce qui aurait pu être fait par des révolutionnaires à ce moment-là. L’insurrection de 2005 est la dernière insurrection dans ce pays7. Et les pseudo-révolutionnaires avec des grandes étiquettes se sont complu dans le ricanement : « ah non ils n’ont pas de politique, ah non ils ne pensent qu’à dealer, ah non ils veulent des Adidas, ah non ils veulent… » – vraiment le niveau zéro. Parce qu’on veut toujours que lorsque des prolétaires se révoltent, il faut qu’ils aient un drapeau rouge, qu’ils aient un drapeau noir, qu’ils aient des positions…qu’ils aient accepté ton programme ! Ils (les pseudo-révolutionnaires, NDLR) refusent aux masses de fabriquer leur révolte, et de fabriquer les lignes qui sont essentielles pour eux. « Il faut que nous, on leur apporte le savoir parce qu’on lutte depuis 20 ans »…mais il faut être extrêmement modeste dans le rapport avec les insurrections. Et ça peut aller jusqu’aux gilets jaunes…puisque tu ne m’en as pas parlé (rires). Il faut être modeste, quand les masses descendent dans la rue, on ne sait pas où elles vont s’arrêter. Ça, c’est la base de toute insurrection. Nous, ce qu’on cherche, c’est que les masses descendent dans la rue. Bon après ce serait super : voilà je fais un programme en 5 points, les masses descendent dans la rue, c’est super, c’est la révolution. Mais non, ce sont des processus très contradictoires. Et les militants de témoignage, les militants qui sont arrêtés sur des positions (« voilà j’ai tout le cursus, je suis bon ») veulent vraiment imposer aux autres leur truc. Alors qu’ils ne sont pas prêts à s’adapter à des situations complexes.

Effectivement les masses peuvent se battre sans drapeau rouge, avec des conneries dans la tête. Et à un moment donné, par le développement et la radicalisation du mouvement, elles peuvent s’ouvrir à d’autres questionnements. Ça va très vite. Mai 68 a été une traînée de poudre, mais au début quand on s’est mis en grève dans les lycées, on ne savait pas très bien pourquoi on se mettait en grève. Moi pour te dire franchement, je ne savais pas très bien pourquoi on était en grève, on était là pour foutre le bordel etc., mais après les revendications naissent des assemblées populaires qui se créent dans le mouvement. Si on attend que les gens descendent avec déjà tout écrit, c’est fini.

Jean-Marc Rouillan : « L'autonomie, c'est le plus haut degré de l'organisation »

Concernant la deuxième partie de ta question : un copain m’a dit récemment que je n’étais pas très dialectique sur notre histoire par rapport à la projection de la lutte armée aujourd’hui. D’abord la lutte armée, elle existe. Elle existe partout dans le monde, et elle existe dans nos quartiers populaires. Sauf qu’on ne leur reconnaît même pas le droit d’avoir des kalash. Alors qu’eux sont vraiment armés. Notre lutte armée, telle qu’elle était pratiquée, est quasiment impossible. Il y a eu plusieurs tentatives de relancer des projets, en Italie par exemple, ça s’est terminé par des échecs sanglants. Non, il faut utiliser notre expérience pour produire de la nouvelle pratique. Il faut de l’intelligence au mouvement pour qu’il soit capable de cette nouvelle pratique. Donc il faut être vraiment dialectique justement, il faut tirer tout ce qui est bon de la mémoire pour le transformer en pratique aujourd’hui. Autrement je vais faire de l’apologie, et ça…c’est dangereux pour ma santé ! (rires)

  1. Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient.
  2. En 1983 la France « prête » à l’Irak cinq avions de chasse dits « Super-Étendards » (Dassault), qui seront utilisés dans la guerre contre l’Iran.
  3. Le programme « Gladio » faisait partie des structures paramilitaires clandestines (stay behind) coordonnées par l’OTAN en Europe occidentale dans le but d’endiguer la menace communiste. Des années 1960 aux années 1980 le réseau italien a été directement impliqué dans la « stratégie de la tension » à travers la manipulation de groupuscules néo-fascistes commettant des attentats sanglants dans le but de justifier l’instauration d’un régime autoritaire et répressif.
  4. Film de Mosco Levi Boucault. Disponible au lien suivant : https://www.youtube.com/watch?v=7y3saTrsJVA
  5. Les Fractions Armées Révolutionnaires Libanaises sont une organisation communiste anti-impérialiste fondée à la fin des années 1970 autour de Georges Ibrahim Abdallah (alors cadre du Front Populaire de Libération de la Palestine – FPLP), dans le contexte de l’invasion israélienne du Sud-Liban. Les FARL ont principalement ciblé des personnages importants de l’appareil sécuritaire américain et sioniste en poste à Paris, dans le cadre d’une stratégie de soutien à la résistance palestinienne.
  6. Voir partie 1.
  7. Précisons que l’entretien a été réalisé le 25 novembre 2018…
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