Penser une stratégie féministe (1/3)

Kazimir Malevitch, Deux paysans

Entre protestation et intégration : l’étau des luttes contemporaines

En cette semaine du 8 mars, nous initions une série de réflexions sur la situation actuelle des luttes féministes en France. De leurs remarquables renouvellements à leur large médiatisation, quels enjeux pour une stratégie féministe collective adaptée aux enjeux de l’époque ? Analyse en trois volets.

Le premier volet de cette analyse, que nous publions aujourd’hui, vise à rappeler la distinction entre un féminisme « d’en bas », populaire et radicalement antiraciste, et son avatar institutionnel ou marchand, aux relents ultra-libéraux, nationalistes et sécuritaires. Il est parfois difficile de démêler les avancées objectives des opérations marketing. Revenir sur les écueils d’une stratégie « intégrationniste » nous permet ainsi d’entrevoir la complexité de notre tâche aujourd’hui, alors que nos luttes doivent se frayer un chemin entre pouvoir réactionnaire et libéralisme marchand. 

Malgré l’effervescence du mouvement féministe ces dernières années, les rapports matériels ne se sont pas améliorés. C’est même plutôt le contraire : les femmes et les genres minorisés sont toujours plus précarisé.e.s, subissant de plein fouet les politiques économiques de ces dernières décennies. Par exemple, ce sont principalement les femmes qui subissent la détérioration des conditions de travail y compris dans les sociétés occidentales (démantèlement du droit du travail, augmentation de la flexibilité, précarité, temps partiel, etc.)1.

De plus, le mythe libéral du progrès et de l’égalité ne fait plus illusion : les conditions de travail à travers le monde ressemblent de plus en plus à celles d’il y a un siècle, des lois de plus en plus racistes sont votées dans les pays occidentaux et les dominations impérialistes continuent d’enserrer les pays du Sud. Dans ce contexte, une priorité s’impose : empêcher toute instrumentalisation libérale, sécuritaire ou raciste de nos luttes. Et pour cela, il faut nous pencher sérieusement sur le point aveugle le plus flagrant, peut-être, du féminisme contemporain en France : la nécessité de construire une stratégie. 

Mobilisations de masse, regain offensif et confusion stratégique

Depuis quelques années, l’idée qu’une nouvelle séquence (pour ne pas dire « vague ») du féminisme s’est ouverte est relativement partagée. Celle-ci renoue notamment avec un caractère de lutte de masse, dans un espace qui va de la rue aux réseaux sociaux, et accorde une importance majeure à la question des violences sexistes et sexuelles et de leur dénonciation, qui ont souvent été l’élément déclencheur des récents soulèvements féministes à travers le monde. 

Dès 2015, les manifestations « Ni Una Menos » (« Pas une de moins ») rassemblent des centaines de milliers de personnes en Argentine contre les féminicides, jusqu’à embraser les pays voisins. Le mouvement #MeToo, dont l’origine remonte à l’initiative de la militante noire Tarana Burke en 2006, enflamme les réseaux sociaux du monde entier en 2017 à la suite de l’affaire Weinstein. Cette séquence marque le début de plusieurs vagues de dénonciations des agressions sexistes, avec la multiplication de MeToo spécifiques (#MeTooGay, #SciencesPorcs, #MeTooInceste, #MusicToo, etc). À cela s’ajoutent de gigantesques manifestations, telles que celles qui ont rassemblé près d’un demi-million de personnes en Espagne en faveur de la grève féministe il y a deux ans ou celles qui prennent la rue en Pologne pour défendre le droit à l’avortement. On notera également la vivacité inspirante des luttes féministes en Roumanie, en Italie à travers le mouvement Non Una di Meno, ou encore en Turquie où, malgré l’interdiction des manifestations du 8 mars, celles-ci constituent chaque année une véritable démonstration de force face à Erdogan.

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Répression de la manifestation du 8 mars 2019, Istanbul

Par la force de ces mobilisations, la diversité des formes de domination et leur intersection ont été mises en lumière. Les approches spécifiques qui y sont attachées, souvent plus radicales (approches décoloniales, féminisme noir, latino-américain ou arabe, féminisme trans, théories queer) ont profité de cette lumière dans une effervescence indéniable.

En France, on portera aussi au crédit de ces mobilisations un regain d’offensivité dans les mobilisations de rue – tout du moins avant la crise sanitaire et ses confinements – par exemple lors du rassemblement contre la nomination de Polanski aux Césars ou des marches de nuit organisées le 8 mars, où l’on a vu des militantes affronter la police. Cette combativité renouvelée ne semble d’ailleurs pas sans lien avec la présence de plus en plus importante de militantes féministes issues des rangs de l’antifascisme, illustrée par la création de la Coordination Féministe Antifasciste.

Penser une stratégie féministe (1/3)
La Coordination Féministe Antifasciste, Marseille, le 7 mars 2021 – LaMeute Jaya

Il est d’usage de distinguer deux grandes tendances stratégiques au sein des luttes d’émancipation quelles qu’elles soient, y compris dans le champ féministe : l’une plutôt « réformiste », l’autre plutôt « révolutionnaire ». En réalité, la frontière entre les deux n’est pas toujours étanche, même si leurs fins apparaissent antagonistes – la première vise l’intégration de figures féminines et/ou féministes et de leurs revendications dans les lieux de pouvoir ; la seconde, plus en phase avec des aspirations de transformation sociale, consiste au contraire à contester et à combattre ce pouvoir, depuis l’espace des luttes féministes.

Actuellement, cette distinction semble cependant difficilement tenable. La rupture que l’on pouvait faire entre un féminisme institutionnel et « intégrationniste » (blanc, bourgeois, laïcard et sécuritaire) et un féminisme révolutionnaire et intersectionnel n’est plus si évidente, tant les signes traditionnels sont brouillés. 

D’abord, le quinquennat Macron a introduit une rupture entre les associations féministes et l’État. Là où le gouvernement « socialiste » précédent entretenait une proximité avec une partie du champ associatif, l’arrivée de Marlène Schiappa au secrétariat d’État chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes a changé la donne, délaissant ces rapports privilégiés avec le terrain pour favoriser des personnalités et groupes incarnant la start-up nation au féminin. De sorte qu’une partie non négligeable du champ associatif féministe, qui avait acquis un certain poids les années précédentes, a été contrainte de porter ses revendications depuis l’espace d’un féminisme militant hors-institutions, traditionnellement investi par des collectifs et courants plus radicaux. 

Autre nouveauté, de nombreuses tendances que l’on aurait pu sans mal ranger du côté du féminisme « intégrationniste » il y a quelques années, se sont mises à mobiliser une rhétorique intersectionnelle, voire même anticarcérale – ainsi on a pu voir Caroline de Haas aborder les travaux de Gwenola Ricordeau sur l’abolitionnisme pénal lors d’une formation en ligne Nous Toutes, sans pour autant aller jusqu’à remettre en cause la légitimité du cadre pénal.

Dans l’autre sens, on peut aujourd’hui se demander ce qui distingue fondamentalement la tendance plus « radicale », dont la critique vis-à-vis du féminisme « intégrationniste » ne semblait plus reposer ces dernières années que sur son manque d’inclusivité, et non sur les questions stratégiques du rapport au pouvoir.

Institutionnalisation et marchandisation

Un changement, qui résulte des mobilisations sous leurs différentes formes, est donc en train d’opérer dans la société. Les luttes féministes sont parvenues à imposer un certain rapport de force, du moins en apparence. Comme nous l’avons évoqué, le mouvement féministe lui-même a été traversé par le foisonnement et la multiplication de différentes perspectives féministes, l’intensification du travail théorique, et la diversification des formes d’organisation et des tactiques de lutte. Mais, si cette ébullition est salutaire, il faut rappeler qu’elle s’accompagne parallèlement d’une certaine « normalisation » et d’une institutionnalisation du terme « féminisme » et de ses mots d’ordre.

On peut situer l’émergence d’une institutionnalisation du féminisme vers les années 1970, à l’échelle de plusieurs pays et au sein des organisations internationales. La tâche principale de cette institutionnalisation, malgré quelques avancées en termes de droits formels, a été d’harmoniser les revendications d’égalités de genre avec le stade néolibéral du capitalisme. À l’échelle internationale, il s’est par exemple agi de légitimer les plans d’ajustement structurel infligés aux pays du Sud à travers la rhétorique de l’émancipation des femmes, par le biais des institutions de Bretton Woods telles que le FMI et l’ONU2. Au sein des pays occidentaux, cela s’est parfois traduit par la création de secrétariats d’État ou de ministères dédiés à l’égalité entre les hommes et les femmes. Plus largement, on peut considérer que la problématique de l’égalité entre les genres connaît un écho sans précédent dans les administrations publiques, les productions culturelles, jusqu’aux logiques commerciales et au développement de marchés économiques (et on pourrait citer, dans un autre domaine, l’émergence des gender studies dans le milieu académique). Il y a donc indéniablement une normalisation du féminisme dont une partie rompt avec la pratique spécifiquement militante pour intégrer progressivement les instances du pouvoir (politique ou médiatique notamment). 

Penser une stratégie féministe (1/3)
Manifestation du « Collectif des femmes victimes du micro-financement », Hingurakgoda, Sri Lanka. Source : Comité pour l’abolition des dettes illégitimes

En France, dès les années 1980, malgré une tradition critique du pouvoir d’État, une partie du féminisme développe une stratégie d’intégration et de lobbying dans l’appareil d’État, rompant avec toute velléité révolutionnaire. Au-delà de la création d’un féminisme d’État, cette illusion stratégique a été inefficace, puisque le féminisme institutionnel est loin d’être la traduction politique victorieuse des combats féministes et n’a globalement pas amélioré la situation réelle des femmes (mis à part peut-être pour une minorité de cadres et de cheffes d’entreprise). Et ce n’est pas parce qu’aujourd’hui, Macron joue la carte du bon vieux patriarche républicano-raciste ou que Schiappa a rompu le dialogue avec les associations féministes que la stratégie d’intégration dans les sphères du pouvoir constituerait tout d’un coup une stratégie véritablement subversive. Au contraire, toute intégration reste vulnérable à deux dynamiques allant de pair : d’un côté, la cooptation et la dépolitisation des revendications par le pouvoir institutionnel, et de l’autre, la difficulté pour les féministes révolutionnaires de s’organiser et de construire une stratégie adéquate. En effet, l’institutionnalisation entraîne une confusion au sein des rangs plus radicaux, qui intègrent parfois l’idée que l’égalité et les droits formels sont des fins en soi, plutôt que des moyens en vue d’une transformation sociale bien plus profonde. 

Ainsi au moment de la lutte pour le Mariage pour tous, malgré les débats importants qui ont émergé autour de la critique de la « normalisation gay » et la nécessité de mots d’ordres plus radicaux, ces derniers sont passés à la trappe une fois le droit obtenu, faute de stratégie conséquente et articulée (exception faite des réflexions menées par le Collectif de Libération et d’Autonomie Queer).

Si l’émancipation des femmes et autres genres minorisés est réduite à des logiques de reconnaissance par le pouvoir en place (ce que la militante Fania Noël a surnommé le quémandisme), alors elle est condamnée à se limiter au cadre du mythe égalitariste. Celui-ci nous fait croire que l’émancipation équivaut à être « tous égaux » dans le système tel qu’il est. S’ensuivent ainsi deux débouchés possibles : le premier étant de considérer que l’émancipation féminine va de pair avec la multiplication des femmes « de pouvoir » : patronnes, présidentes d’État ou du FMI, ministres, etc. Ici, il s’agit donc pour les femmes de « se hisser » au rang du capitaliste masculin. Le second, d’ordinaire préféré dans les rangs de l’extrême gauche, est de réclamer l’égalité professionnelle à l’intérieur de la classe ouvrière, comme si celle-ci était en soi un objectif politique satisfaisant.

Les risques de dépolitisation portés par une telle stratégie sont donc en fait très politiques : captation de l’énergie militante, détournement de la critique radicale de l’organisation sociale vers les illusions réformistes, et mise sous tutelle de l’État. Ce faisant, l’idée de « changer les choses » de l’intérieur ou que l’État est un interlocuteur « imparfait » mais acceptable, est vouée à l’échec. Car quand l’État et les médias dominants s’emparent des enjeux féministes, ce n’est jamais dans le sens d’une émancipation collective. En témoigne l’instrumentalisation de la question des violences sexistes et sexuelles en faveur de l’islamophobie ambiante, et plus généralement d’une vision suprémaciste, raciste et sécuritaire. Et c’est précisément ces risques que ne prennent pas suffisamment en compte certaines revendications à destination des institutions dont, en premier lieu, celles qui réclament un durcissement pénal à l’encontre des actes d’agression. Ce même piège est tout aussi présent en ce qui concerne les revendications de nature plus « pédagogique » : ainsi, aux dénonciations des comportements abjects des policiers lors du dépôt de plainte pour violences, le gouvernement répond, via Marlène Schiappa en invitant les militantes féministes… à devenir elles-mêmes policières ! L’institution est oppressive : entrez dans l’institution !

Pas plus que la police ne peut devenir une alliée féministe, l’État n’est un interlocuteur neutre : au-delà de l’inefficacité de la stratégie intégrationniste en termes d’émancipation collective, il faut rappeler qu’il est structurellement capitaliste et colonial.

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L’État, « médiateur » de la reproduction sociale et « artisan » du racisme institutionnel

Ici, il peut être utile de rappeler l’origine de l’État comme dimension fondamentale du capitalisme impérialiste. Comme le montre Neil Davidson, et contrairement à ce que leur rhétorique laisse paraître, les capitalistes néolibéraux ont besoin de l’État-Nation pour subsister, car il leur fournit une base territoriale et une infrastructure, qui leur permet d’externaliser les conséquences d’une compétition mondialisée de plus en plus féroce (c’est-à-dire de faire payer aux peuples les risques pris sur le marché, par la dette notamment). Mais ils ont également besoin du nationalisme, qui leur offre un prétexte idéologique pour justifier leur course incessante au profit (au nom de « l’intérêt national », du « rayonnement de tel ou tel pays », etc.). De plus, la concurrence nationale et les inégalités raciales sont aussi largement utilisées par le capitalisme pour fragmenter celles et ceux qu’il exploite. C’est pourquoi Davidson considère que le nationalisme est le « corollaire idéologique » du capitalisme, et non son supposé ennemi. 

L’État-Nation, loin d’être une entité neutre qui ne demanderait qu’à être investie afin de prendre des couleurs plus ou moins féministes, est au contraire intrinsèquement producteur de dominations : 

L’État, comme territorialisation d’une autorité politique centralisée et d’une machine administrative, garantissant et reproduisant les rapports de classe, est « l’organisateur » principal de l’ordre social genré. L’État n’est pas seulement chargé de diffuser des politiques qui ont systématiquement désavantagé les femmes et discriminé les personnes non-blanches dans différentes sphères de la vie sociale. Il est surtout le « médiateur » le plus important de la reproduction sociale, ainsi que « l’artisan » du racisme en tant qu’institution.

Sara Farris

Ce dernier aspect est particulièrement visible aujourd’hui, à l’heure où la suprématie blanche mène une guerre contre l’islam, comme l’illustrent la « loi sur le séparatisme », les dissolutions du CCIF et Baraka City, et, plus généralement, les discours anti-musulmans et anti-hijab proférés en boucle sur les chaînes radio et télé.

C’est depuis cette perspective qu’il faut comprendre le terme de fémonationalisme : alors qu’est souvent dénoncée l’instrumentalisation du féminisme à des fins racistes, il faut saisir comment ces mêmes fins ont à voir avec les intérêts du capital. Par exemple, avec la mise en place de politiques visant une certaine intégration des femmes non-blanches dans la main d’oeuvre précaire et le travail domestique3. De la « diplomatie féministe » et des politiques de développement justifiant des ingérences, aux polémiques sur les cafés « réservés aux hommes » dans certaines villes de banlieue parisienne, un même féminisme civilisationnel associe ainsi défense de (certaines) femmes et défense de la modernité occidentale capitaliste, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de ses frontières. 

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Marlène Schiappa lors de son intervention à l’ONU intitulée « La France est de retour, le féminisme aussi »

Dès lors, la stratégie intégrationniste est d’autant plus difficile à défendre qu’elle vient cautionner un certain récit national(iste) : la part du féminisme qui sera la plus apte à être cooptée par l’État sera ainsi la plus compatible avec les intérêts de ce dernier. Il n’est donc pas étonnant que soient plus particulièrement soutenues les luttes qui permettent de promouvoir le récit national selon lequel la France (et, avec elle, la modernité occidentale) est par essence porteuse de valeurs d’émancipation et de progrès pour les femmes. 

Dans ce contexte, il n’est guère surprenant que le féminisme constitue en général l’aile « gauche » de la question sécuritaire (on se souvient de l’alliance Belkacem-Valls sous Hollande, et celle plus récente du passage de Schiappa du secrétariat d’État chargé de l’égalité homme/femme au ministère de Darmanin). C’est d’ailleurs cette association entre féminisme et sécurité (intérieure) qu’il est particulièrement regrettable de retrouver dans certains secteurs militants qui se revendiquent pourtant plus radicaux, dont certains usages du call out ou certaines exigences de sécurisation des espaces militants témoignent d’une malheureuse contamination de nos imaginaires (mais qui font aussi l’objet de plus en plus de critiques internes)4.

Mais la normalisation du féminisme ne se pose pas uniquement au sein des institutions de l’État. Elle est aussi mobilisée par le marché, qui a doublé l’État français (et beaucoup d’autres) sur la question de l’inclusivité. Alors ? Victoire politique issue d’un rapport de force que la multiplication de mannequins non-blanc.he.s ou non-conformes aux normes de beauté dans les publicités des grandes marques ? Victoire que les publications effrénées de « #BlackLivesMatter » sur leurs réseaux sociaux par les multinationales suite à la mort de George Floyd ? L’affichage par l’application Periscope, dans le sillage des mobilisations contre le Muslim Ban de Trump, d’un message d’accueil : « Fier d’avoir été créé en Amérique par des immigrés » ? La mobilisation d’une rhétorique « intersectionnelle » par Hillary Clinton ? Cela reste à prouver. Que la prise en compte de l’inclusivité par le marché puisse avoir des effets positifs sur nos vies est indéniable : accès à une consommation plus adaptée et diversifiée, produits cosmétiques adéquats à la pigmentation de sa peau ou vêtements à sa taille par exemple, représentation publicitaire de la diversité (sociale, raciale, genrée, générationnelle…), etc. L’accès à la consommation, la représentation médiatique ou politique, ou bien évidemment l’obtention de droits formels, peuvent représenter des leviers politiques voire des enjeux de survie, et participer à des processus de subjectivation radicale5. Néanmoins, cette apparente sympathie du marché pour les « minorités » ne saurait nous faire oublier qu’il s’agit là surtout d’une entreprise de marchandisation, au bénéfice des capitalistes et au détriment des « minorités » elles-mêmes, qui occupent bien souvent les emplois sous-payés des mêmes grandes firmes. 

Pour conclure, il nous faut mettre en perspective ces interrogations avec la contre-offensive républicano-réactionnaire sans précédent à laquelle nous faisons face depuis quelques temps. Face aux discours racistes et sécuritaires qui pourfendent à longueur de journée et de médias « l’intersectionnalité » qui gangrène l’université et la société, face à l’institutionnalisation de l’islamophobie jusqu’au plus haut rang de l’État et à la multiplication de nazillons 2.0 (que la dissolution de Génération Identitaire ne saurait empêcher), il faut évidemment se ranger publiquement derrière l’intersectionnalité. Mais cette position n’épuise pas le débat interne qui doit traverser le mouvement féministe. Plus particulièrement, si cette position collective en faveur de l’inclusivité est nécessaire, elle doit aller plus loin et s’opposer radicalement à l’idée qu’un capitalisme féministe (ou décolonial) est possible, ou que l’émancipation des femmes pourrait être atteinte grâce aux évolutions du marché et du droit bourgeois. 

La création d’une coordination féministe antifasciste nous semble donc commencer à répondre à cette problématique. En affirmant un féminisme sans concession avec le capitalisme et l’État colonial et en revendiquant l’autodéfense populaire, cette dynamique bienvenue permet notamment d’ouvrir un débat stratégique sur nos rapports féministes à la rue, aux fascistes sous leurs divers aspects, à la police et à la justice, aux violences de genre et aux violences sociales en général.

  1. Voir par exemple les enquêtes et statistiques suivantes : https://www.genreenaction.net/Feminisation-de-la-pauvrete.htmlhttps://www.insee.fr/fr/statistiques/3566521 ; https://www.inegalites.fr/Chomage-les-non-qualifies-en-premiere-ligne.
  2. De nombreuses analyses traitent de ce sujet, voir par exemple celle(s) de Jules Falquet : https://books.openedition.org/iheid/6205?lang=frhttps://www.cairn.info/journal-multitudes-2003-1-page-179.htm ; https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2015-4-page-29.htm ; de Silvia Federici, ou cet entretien avec Françoise Vergès.
  3. Voir cet entretien avec Sara Farris sur le fémonationalisme et plus généralement son livre sur la question : In the Name of Women’s Rights. The Rise of Femonationalism, publié chez Duke University Press.
  4. Voir par exemple les textes de Jack Halberstam ou de Chi Chi Shi.
  5. On l’a vu par exemple avec l’épisode du retrait de la vente d’un hijab de course par Décathlon suite aux pressions racistes (groupusculaires ou parlementaires) : les questions d’accès à la consommation et de droit ne sont pas subsidiaires et peuvent représenter un réel front de lutte.
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