Pour que rien ne soit comme avant, sortons de la famille !

Texte du Comité de Libération et d’Autonomie Queer (CLAQ) – Mai 2020

Alors que la nouvelle phase qui s’ouvre apparemment aujourd’hui nous autorise à nouveau à « sortir de chez nous », il nous a paru opportun de relayer cette invitation du CLAQ à aller plus loin dans le déconfinement, et à « sortir de la famille ». 

Le foyer nucléaire revêt en effet un caractère intrinsèquement contradictoire : à la fois pilier fondamental du capitalisme – et pour cette raison même, principal foyer où s’exerce la violence de la discipline hétérosexuelle – et assurant une fonction essentielle dans la fourniture de ressources matérielles et affectives, sans lesquelles beaucoup ne pourraient survivre. 

Mais l’histoire des luttes queer, marquée par ses multiples expériences communautaires, est riche d’enseignements sur les possibilités de redéfinir l’organisation de nos solidarités. Repenser nos habitats, développer nos formes de coopération, mettre en commun nos ressources, prendre soin les un·e·s des autres, vivre librement nos sexualités et identités de genre apparaissent ainsi comme autant de pistes très concrètes pour sortir de la famille, sans renoncer à l’amour et à la solidarité, mais en libérant au contraire leur potentiel révolutionnaire. 

« Rester chez soi ». « Restez chez vous », disent-iels. Cette injonction rendue nécessaire par les incuries gouvernementales successives, à la fois dans le manque d’anticipation puis la gestion calamiteuse de l’épidémie COVID-19 a de quoi faire sursauter. En effet, elle implique que le foyer soit synonyme de sécurité. Nous, féministes et TPGBQI, ne savons que trop bien à quel point cette équation est erronée.

C’est derrière les portes des unités d’habitation individuelles, dans le secret des alcôves familiales, que se produisent la grande majorité des violences. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) indique ainsi que la violence domestique est « le cas de violation des droits humains qui est le plus répandu mais le moins signalé ».

Quant à l’ONU, face à la hausse mondiale des violences conjugales, son secrétaire général déclarait le 5 avril dernier « De nombreuses femmes et jeunes filles se retrouvent particulièrement exposées à la violence précisément là où elles devraient en être protégées, dans leurs propres foyers. C’est la raison pour laquelle je lance aujourd’hui un nouvel appel pour la paix à la maison, dans les foyers, à travers le monde entier ». Mais cette « paix à la maison » est-elle seulement possible ?

La « famille », ou en tout cas son modèle hégémonique, est le foyer de la naturalisation de la différenciation sexuelle, le berceau de l’hétérosexualité obligatoire, et donc de dynamiques particulièrement oppressives pour nous femmes et minorités sexuelles. Elle est aussi le lieu de reproductions d’inégalités matérielles consubstantielles au capitalisme.

Mais comment remplir les fonctions essentielles de solidarité et de soin en dehors du triptyque papa-maman-enfants ? En dehors des logiques de propriété des parents envers les enfants, en dehors aussi, des logiques d’appropriation des maris envers les femmes ?  Comment pouvons-nous nous nourrir, nettoyer, soigner, aimer, éduquer, conforter autrement ? Comment faire de nos espaces primaires de vie moins des petites entreprises privées (nounous et femmes de ménage, souvent racisées, qui s’occupent des petits bébé-prix-propriétés sous le management de maman et le contrôle général de papa ?) Quelles options pour augmenter notre capacité de soin, d’affection et de solidarité à la collectivité en se partageant les responsabilités de façon plus autonome et égalitaire ?

Nous nous proposons non pas d’abolir mais de dépasser la famille.

I – LA FAMILLE AU COEUR DES INÉGALITÉS

Car aujourd’hui, l’épidémie éclaire l’importance et le rôle central tant sur le plan matériel qu’idéologique que revêt la famille, et ce, en dépit des inégalités qu’elle produit !

Le modèle de famille hégémonique est un modèle de reproduction sociale qui correspond aux besoins des familles bourgeoises ; les classes bourgeoises sont par conséquent les plus favorisées par cette organisation inégalitaire. Nous avons pu constater les exodes des grandes villes vers les maisons secondaires au début du confinement : ces refuges possibles sont le fruit d’héritages, d’un patrimoine qui se transmet de génération en génération. Véritable tour d’ivoire de confinement pour ces familles, dont certaines d’entre elles peuvent dans le même temps continuer à externaliser une partie du travail de reproduction sociale à des personnes extérieures à la famille, non-blanches le plus souvent.

Pour les moins fortunéEs, depuis l’établissement du salariat et après plus de 40 ans de « réformes » néolibérales, le cadre familial et son économie de solidarité représentent évidemment une bouée de sauvetage indispensable pour faire face à la précarité, aux bas salaires, au manque de logements et aux nécessités de soin. Pourtant, rester confinéEs en famille peut signifier aussi être enferméEs dans des espaces, parfois insalubres, très souvent inadaptés au nombre de personnes vivant sous le même toit.

Mais la famille est aussi un espace traversé par des inégalités internes et par de multiples phénomènes de violences subies quotidiennement, qu’il s’agisse de violences conjugales ou familiales.

Nous l’avons dit, les violences conjugales ont explosé partout dans le monde où le confinement est la règle, de même que les appels au standard des associations qui luttent contre la maltraitance des enfants et l’inceste. Pourtant, l’idée selon laquelle la famille est, pour reprendre l’expression de l’anthropologue Dorothée Dussy dans son ouvrage éponyme, Le Berceau des dominations1 ne parvient pas à s’imposer dans le débat public.

À la différence d’autres modèles de solidarité, la famille nucléaire blanche-bourgeoise organise et naturalise surtout des dépendances contraintes entre parents ou entre parents et enfants – dépendances qui s’inversent selon les âges de la vie – parce que fondées sur le seul destin biologique et sur l’idée de propriété.

En France, environ deux enfants par classe d’école sont victimes d’inceste ou de pédocriminalité. 81% de l’ensemble des violences sexuelles commencent avant 18 ans et dans 94% des cas, celles-ci sont commises par des proches.

Au contraire, la famille est encore et toujours présentée comme « refuge ». Et si elle est qualifiée de « fondement de la société », ce n’est certainement pas pour dénoncer les systèmes de domination dont elle est effectivement un des piliers.

Pour ce qui est des minorités sexuelles, la précarité a contraint un certain nombre de personnes TPGBQI, à revenir au sein de cadres dont elles avaient parfois cherché à s’émanciper tant bien que mal. Pour les mineurEs queers dont l’appartenance aux parents est naturalisée par la loi, celleux-ci n’ont tout simplement pas la possibilité d’échapper à ces espaces dans lesquels iels se voient confinéEs malgré elleux, et par conséquent d’échapper aux violences qui s’y exacerbent parfois. Et quand leurs foyers ne sont pas des placards, les mineurEs queer continuent d’être rejetéEs à la rue du fait de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre.

Ainsi, le mois dernier, l’ONU alertait sur la nécessité de reconnaître « les vulnérabilités » des personnes LGBTI, par le truchement de sa haut-commissaire aux droits de l’homme (sic !), Michelle Bachelet : « pour les personnes LGBTI, le domicile peut ne pas être un endroit sûr. Étant donné les restrictions et les mesures de confinement, nous devons nous assurer qu’elles aient accès à un refuge et à un soutien en cette période de crise du Covid-19. » Quant au gouvernement français, sa seule réponse semble être de grever une partie du déjà dérisoire – et réactionnaire en soi dans le sens où il est concentré sur la pénalisation – budget alloué aux violences faites aux femmes pour venir en aide aux mineurEs LGBTI. Insatisfaisant est un euphémisme.

Dépasser la famille est donc une nécessité vitale.

Car l’importance que revêt la famille se remarque aussi en creux lorsque celle-ci est absente. Ne pas pouvoir compter sur la famille, en l’absence d’alternative communautaire ou institutionnelle, constitue une vulnérabilité et une souffrance de plus.

On le voit dans les centres pénitentiaires et les maisons d’arrêt où l’arrêt des visites et des parloirs constitue une véritable attaque menée contre les détenuEs et leur équilibre affectif. De même dans les EHPAD les personnes âgées sont privées de la visite et de la tendresse de leurs proches.

On le voit chez ceLLeux qui n’ont tout simplement pas ou plus de famille sur laquelle s’appuyer. ToutEs celleux, sans domicile fixe, migrantEs, une partie des travailleureuses du sexe, qui ne peuvent plus compter sur les ressources et solidarités familiales. Et les enfants, toujours, dont les familles précaires ne peuvent, en l’absence de cantine scolaire, subvenir aux besoins nourriciers.

Le confinement nous montre que la famille, institution fondée sur la gratuité ou la précarité du travail de reproduction, sur une économie de l’héritage, sur la solidarité limitée par des fictions biologisantes, des contraintes genrées et des carcans de l’hétérosexualité patriarcale est une institution inégalitaire.

D’un côté, en tant que modèle hégémonique d’organisation de nos solidarités, de nos sexualités et des tâches reproductives, elle reste une invention récente2 et manifeste des limites rendues encore plus évidentes sous le confinement. La crise sanitaire nous rappelle la dépendance fondamentale des foyers nucléaires des familles bourgeoises vis-à-vis de ceLLeux à la marge de la transmission du capital par l’héritage, mais qui sont exploitées en créant les conditions nécessaires pour que ceci continue d’exister : caissièrEs, enseignantEs, nounous, chauffeureuses, aides-soignantEs, infirmièrEs, livreureuses, éboueureuses. L’idéologie de la famille dépeint les familles bourgeoises comme des unités auto-suffisantes, censées être seules garantes des « bonnes conditions » offertes à leurs enfants, alors que c’est faux ! Sans ces autres, dont dépendent toutes les familles, il n’y aurait tout simplement pas de « bonnes conditions » !

De l’autre côté, la crise a forcé la reconnaissance de la précarisation des personnes dans les secteurs de soin, les « premières lignes ». Les risques qu’elles encourent dans le contexte actuel doivent aussi nous rappeler l’isolement et la fragmentation qui touchent les familles qui ne correspondent pas au modèle blanc-bourgeois-patriarcal. La famille prolétaire est déjà mise sous pression par le capitalisme – ce sont ces familles qui doivent porter les risques de la contamination plus que les autres. Ce sont ces familles qui, historiquement, tout comme les TPGBQI, ont toujours dépendu et trouvé des réseaux, des solutions de solidarité et de vie commune qui ont défié l’idéal de la famille. Recréons des alliances et des partages de nos expériences.

II – ET NOTRE HISTOIRE ?

L’absence d’alternatives organisant les solidarités fait que l’héritage et la responsabilité envers les personnes proches et dépendantes est ressentie comme une contrainte insurmontable : en dehors de la famille, ce serait alors le règne des petits intérêts personnels !

Si la famille remplit des fonctions importantes pour l’organisation du capitalisme, notamment pour la reproduction de la force de travail, nos sexualités, nos désirs, nos affects et nos formes d’organisation solidaires ont troublé et ont eu le potentiel de subvertir ces processus dont nous avons été historiquement excluEs. Pour nous, dépasser la famille ne signifie donc pas dépasser l’amour et la solidarité, mais les libérer et libérer leur potentiel révolutionnaire.

De l’initiative pionnière de Sylvia Rivera et Marsha P. Johnson, le Star, groupe d’entraide et lieu de vie communautaire pour les personnes trans sans abri racisées à New York, en passant par les premières communautés gays et surtout lesbiennes rurales qui émergent dans les années 70 aux Etats-Unis puis en Europe, jusqu’aux modes de solidarité propres à l’épidémie de sida, nous ne devons pas nous effrayer de regarder vers notre passé. Notre histoire est jalonnée d’exemples de vies collectives, de foyers dissidents, de modes de solidarités émancipés des logiques institutionnelles. Et si l’histoire n’en a pas toujours gardé la trace, il nous revient alors d’en inventer de nouvelles.

Les critiques de la famille comme institution oppressive et d’exploitation ont existé avant nous, notamment pour les TPGBQI révolutionnaires. Ainsi, dans les années 1970 le FHAR à côté de l’État et du capitalisme, faisait de la famille un des trois piliers à abattre de la société hétéroflic. Ce sont particulièrement les lesbiennes politiques au sein du FHAR qui ont le plus porté un discours farouche contre la famille hétéro patriarcale-bourgeoise. En 1971, elles considéraient que la construction de leur position révolutionnaire en tant que lesbiennes ne pouvait qu’être le fruit de la production d’une communauté. Cette communauté devait se défaire des obligations de l’hétérosexualité et du cadre de la famille qui l’impose. Leur position contre la famille n’était pas seulement claire et radicale, elle exprimait également l’ouverture de possibilités nouvelles, la production de nouvelles formes de vies en collectif, fondées sur une autonomie lesbienne capable d’émanciper et de libérer l’ensemble de la société :

[notre] collectivité politique se situe dans une stratégie révolutionnaire qui vise l’ensemble des fonctions de la famille bourgeoise et patriarcale.

ou encore :

1. Nions la cellule familiale en vivant en communauté.

2. Nions la notion idéologique que la femme est la propriété du mari, les enfants la propriété des parents, en établissant des rapports non possessifs, où chaque individu soit autonome, où la communauté soit responsable pour tous ses membres. Il faut que nous (des non-parents) prenions en charge des enfants dans des crèches sauvages ou dans des communautés.

3. Nions la division du travail, et surtout dans sa forme primitive celle entre les sexes.

4. Nions l’autoritarisme et l’individualisme en élevant les enfants sans répression et dans l’amour communautaire.

5. Que cette stratégie révolutionnaire soit liée aux luttes qui mèneraient à un changement qualitatif de la sexualité.

Abolition de la famille et de l’hétérosexualité comme régime politique, production d’une autre communauté, lesbienne celle-ci, qui prenne en charge les besoins de la production et de la reproduction des vies. Voilà un programme révolutionnaire !

Mais, depuis les années 1980, nous avons aussi assisté à un relâchement impressionnant concernant la critique de la famille parmi les TPGBQI même les plus « radicaux ». L’épidémie du vih/sida n’est pas sans rapport avec cette situation. Dans un contexte aussi dramatique, nos communautés se sont retrouvées à devoir faire face à des questions de survie. Pendant ces années, le choix de l’État fut d’exclure les personnes LGBT des avantages et droits qui revenaient traditionnellement à l’institution de la famille. Qu’il s’agisse du droit d’assistance aux malades dans les hôpitaux, des avantages fiscaux accordés aux seuls couples et, particulièrement aux Etats-Unis, de la possibilité de bénéficier d’une assurance maladie réservée aux seuls conjoints, du droit à l’héritage réservé à la seule famille d’origine. Dans de nombreux cas, abandonnéEs par leur famille biologique, une grande partie du travail de soin a été accomplie par d’autres membres des communautés LGBT. La contribution des lesbiennes, qui ont assuré une grande partie du soutien dont avaient besoin les gays, bi et trans atteintEs du sida, a été particulièrement remarquable.

Dans cette situation, rien d’extraordinaire alors si les militantEs ont été obligéEs pendant les années suivantes à se tourner vers l’institution qui leur paraissait susceptible de sauver leur vie et la mémoire de leurs mortEs : la famille et le mariage traditionnel.les, qui vinrent comme un spectre de mauvais rêve hanter nos imaginaires. Aujourd’hui, ces politiques égalitaristes ou « politiques de droits » se rapprochent malheureusement de plus en plus de véritables projets assimilationnistes LGBT.

Des voix plus radicales, queer et TPGBQI, se sont élevées pour les contrer. Ces critiques souvent acerbes de mouvements queers et TPGBQI ont pu crier leur trahison de l’histoire révolutionnaire de nos communautés : « Stonewall était une émeute ! » s’échinent à rappeler les militantEs.

Aujourd’hui, afin de renouer avec notre histoire de lutte TPGBQI pour le dépassement de la famille, il ne s’agit plus de simplement refuser le modèle de famille « papa-maman-enfants », mais aussi ses versants « papa-papa-enfants » ou « maman-maman-enfants ». Historiquement, le fait que la famille et nos familles se désintéressaient de nous a surtout servi à nourrir des critiques : légalement excluEs de la reproduction de la force de travail, le système ne s’intéressait pas à nous. Alors, nous aussi, on ne s’intéressait pas au système. Mais à l’heure de l’égalité des droits, qui certes nous ont permis quelques avancées, refuser les privilèges excluant offerts par le mariage et la famille blanche-bourgeoise n’est plus la seule affaire des cis-hétéros.

De plus, en tant que TPGBQI, nous ne voulons pas faire l’impasse sur la fonction sociale de la famille en tant qu’unité de production et reproduction des vies. Même si on s’en désintéresse, la famille continue d’exister car elle répond dans notre société à des besoins bien réels. Puisqu’elle ne disparaîtra pas d’elle-même, et qu’il n’apparaît par ailleurs pas « souhaitable » qu’elle disparaisse tant qu’elle assume les fonctions essentielles de care et d’entraide, nous devons donc penser son dépassement. Dépasser la famille veut également dire nouer des alliances avec les femmes dans les secteurs des soins, souvent non-blanches et immigrées. C’est refuser la participation à un modèle familial basé sur la marchandisation du travail reproductif, de la propriété comme ce qui définit les limites de nos solidarités, nos sexualités et notre capacité à aimer. C’est cette forme hégémonique nucléaire blanche-bourgeoise qui, de concert avec l’État et le capitalisme, produit les discriminations, l’exploitation, et l’oppression qui nous frappent.

III – DEPASSER LA FAMILLE. MAIS COMMENT ?

Si dans les années 1970, nous avons été capables de penser une sortie du modèle familial à travers la constitution de communautés autonomes et égalitaires, nous pouvons renouer avec cette tradition.

Mais la communauté n’est pas un donné, une réalité que l’on décrète. Elle a évidemment besoin d’un terreau dans lequel cultiver d’autres modalités de liens. Et bien sûr, elle se créée souvent dans des situations de besoin et d’urgence. Ce fut le cas pendant l’épidémie de sida lorsque des TPGBQI et d’autres minorités non blanches, usagerEs de drogue, TDS frappées par le virus ont développé des logiques d’entraide, de coopération et d’auto-détermination. L’apparition de groupes et de collectifs résultait très certainement d’un désir mais aussi d’une nécessité, celle de répondre aux béances institutionnelles, de retisser des liens et de redéfinir des manières de faire « famille ». Aujourd’hui, il nous est à nouveau possible de faire de cet état d’urgence un moment déclencheur.

Contrairement à ce que les dispositifs mis en place par l’État lors de la crise du coronavirus pourraient laisser penser, ce n’est pas la séparation et l’isolement qui sauvent nos vies. Ce ne sont pas uniquement des mesures de discipline imposées exclusivement par le haut et à l’intérieur des cadres fermés de la famille. Ce n’est pas la logique de la rente, de l’héritage et de l’enfermement, ni celle de l’exploitation des unEs par les autres et que l’on retrouve dans le modèle familial hégémonique.

Ce sont d’abord les initiatives d’entraide, de coopération, d’autonomie et d’autodétermination communautaires que l’on voit se déployer ces dernières semaines. A l’hôpital comme dans nos quartiers, dans nos rues, dans nos immeubles, elles sont un bon exemple d’interactions qui ne devraient pas disparaitre une fois la crise sanitaire passée. Elles ne devraient pas être juste un palliatif face aux manquements de l’État et aux inégalités engendrées par l’institution familiale. Nous ne reviendrons pas à la normalité de la famille, parce que cette normalité est le problème.

Interrogeons-nous donc sur ce qui pourrait être mis en place pour dépasser ce modèle.

1. Repensons notre habitat

Il ne s’agit pas pour nous d’appeler à un retour inconditionnel à des expériences de retraites rurales séparatistes. Abandonner la ville, se retirer à la campagne pour créer des communautés d’utopie concrète n’est pas possible pour toutEs, notamment sans le soutien d’un héritage ou d’une somme concrète pour démarrer un tel projet.

En revanche, elle nous indique qu’il nous est nécessaire de repenser notre rapport au logement et au foyer.

Combien d’entre nous, combien de personnes vivant actuellement à la rue se battent pour obtenir un logement ? Qu’il s’agisse de réfugiéEs queers, de membres vulnérables de nos communautés, cultivons encore plus l’accueil et l’hébergement, renforçons les structures déjà existantes. Si nous devons attendre évidemment de l’Etat une politique de logement digne, sa gestion actuelle des personnes à la rue nous démontre une fois de plus qu’il n’en a rien à faire.

Mais ouvrons aussi d’autres horizons, d’autres manières de contester les formes d’habitation et de foyers traditionnellement associés aux modèles familiaux. Refusons collectivement de payer nos loyers pendant l’épidémie sur le modèle des grèves des loyers qui apparaissent aujourd’hui un peu partout et surtout, réfléchissons à d’autres formes d’habitation et d’occupation collective. Squats et maisons du peuple devront être cultivéEs à nouveau dès la fin du confinement pour subvertir les logiques d’individualisation et d’isolement des personnes.

2. Développons nos formes de coopération

Notre histoire nous enseigne que le refuge dans la famille, très souvent, n’est pas une solution.

Maintenons et renforçons après le confinement les formes de coopération qui se sont mises en action ces dernières semaines pour faire face aux défaillances de l’État et de la famille. Les plateformes d’entraide et de solidarité TPGBQI initiées par diverses associations et collectifs ont permis de connecter ensemble de nombreux TPGBQI dans la ville, de prendre conscience de la vulnérabilité de certainEs et de nous apercevoir également du soutien que nous étions capables de mettre en place les unEs avec les autres.

Des groupes thématiques ou locaux créés par arrondissements ont permis de faire remonter de nombreux besoins à différentes échelles. Ils esquissent par ailleurs une première constellation de coopérations précieuses entres les personnes que nous ne devons pas abandonner.

De plus, elles ont permis de soutenir, d’alléger un peu le travail des associations venant à l’aide des sans-abris, des prisonnierEs, des migrantEs, des personnes isolées, des usagerEs de drogue, des TDS.

3. Réfléchissons à la mise en commun de nos ressources

Ces plateformes n’ont fait que confirmer ce que nous savions déjà. Que pour beaucoup d’entre nous qui ne peuvent compter sur leur famille ni sur des droits sociaux suffisants, des structures soutenant nos projets personnels ou proposant un accompagnement financier en cas de crises, de grèves, d’accidents de vie, de maladies seraient essentielles. Caisses de grève, caisses de solidarité3, fonds d’entraide méritent de trouver une nouvelle importance. Dans une société aussi inégalitaire que la nôtre, certainEs d’entre nous ont les moyens de contribuer activement à ces fonds, d’autres le souhaitent tout simplement. Multiplions alors les formes de solidarité répondant aux multiples problématiques qui traversent nos communautés. Parce que ces solidarités ont, malgré tout, besoin de temps et d’argent pour fonctionner, demandons à l’État au moins un revenu d’autodétermination indépendant du travail et des conditions familiales. Nous pourrons avoir une gestion plus égalitaire et autonome de nos revenus. Nous serons plus libres des dépendances aux parents et/ou aux conjointEs.

Au début du confinement, grâce aux Brigades de solidarité populaire les cuisines privées sont devenues communautaires. De la production des repas qui servent au simple noyau familial, on a pu produire ce dont les personnes plus vulnérables et sans abri avaient besoin. Des lignes qui relient la récup aux cuisines et à la distribution, des places libérées dans des logements pouvant accueillir plus de personnes : l’épidémie montre qu’une autre expérience de nos espaces privés est possible. L’autodéfense sanitaire est aussi une piste vers une forme de redéfinition et de partage des tâches.

4. Prenons soin les unEs des autres

Là encore, la famille et l’État nous démontrent qu’iels sont souvent incapables et indifférentes à ce que nous traversons physiquement mais aussi psychiquement. Dans une période comme la nôtre où les violences étatiques s’exacerbent, où la destruction de nos acquis sociaux, des écosystèmes s’accélère, nous devons à tout prix reconnaître et mettre en place des outils de prise en charge de nos émotions et des traumatismes éventuels que ces violences génèrent. Aujourd’hui, en dehors du travail associatif soumis à une pression énorme, les initiatives sont encore trop peu nombreuses. Mobilisons nos savoirs, produisons de nouveaux outils. Si la création de nouveaux groupes de soutien psy en différentes langues serait sans doute importante, d’autres formes de médiations et d’écoutes peuvent être développées, des cercles d’écoute et de parole inspirés de groupes autonomes des années 70 et 80. Et pour celles et ceux qui ne souhaitent ou ne peuvent pas mobiliser la parole, une vaste entreprise de réappropriation des techniques de care doit être menée entre nous, à rebours de logiques individualistes et commerciales qui se sont emparées de nombreux savoirs pourtant essentiels.

À nouveau revient l’exemple simple et pourtant éloquent des Brigades de Solidarité Populaire et des plateformes de solidarité TPGBQI mises en place dès le début du confinement. Ces deux initiatives ont permis la mise en commun d’outils, de solutions d’hébergement, de repas, d’hormones, d’anxiolytiques, et de tâches de reproduction.

5. Vivons librement nos sexualités et identités de genre – Place à l’Éros ailé !4

Avec la transformation de nos lieux de vie et la transformation de la reproduction, les rôles genrés et l’hétérosexualité obligatoire perdent leurs sens. L’amour et l’érotisme, le jeu en ce qui concerne nos identités de genre et notre vécu du plaisir prennent un rôle central dans la construction de nouvelles formes de relation, au-delà des limites imposées depuis le XIXe siècle à nos corps et nos subjectivités. Nouvelles formes de parenté, de lien, de partage, d’amour, de solidarité, de plaisir peuvent se créer et se déployer, dans le but de l’épanouissement des individus et des communautés, plutôt que pour des fins de contrôle et de profit.

****

Nous le savons, nous ne pouvons sortir des logiques capitalistes de propriété, de violence, de destruction et d’exploitation sans nous attaquer également et en même temps à cette structure qu’est la famille.

Il nous faut inventer et renforcer d’autres façons d’être et de vivre ensemble. Des « parentés » alternatives qui prennent en charge les responsabilités des unEs envers les autres, des solidarités et des dépendances qui soient plus respectueuses des vies humaines et non-humaines5.

Pour ce faire nous avons donc à réfléchir à la manière dont nous pouvons organiser ces « parentés » contre la famille et contre l’hétérosexualité (en tant que régime politique).

Nous devons réfléchir à des modèles qui permettent de rompre le lien que la famille et l’hétérosexualité imposent entre reproduction biologique et reproduction sociale. Nous avons besoin de penser à de nouvelles pédagogies et une éducation plus collective des enfants, hors du cadre du couple seul ! Pourquoi nous priverions-nous des modes plus collectifs de prendre en charge ces responsabilités6 ?

Dans la plupart de sociétés connues, contemporaines comme passées, l’idée que la charge des enfants soit réservée aux seulEs deux parentEs biologiques serait considérée comme une aberration, comme le serait celle que seulEs les descendantEs biologiques assureraient les soins des personnes âgées.

Un premier pas dans ce sens permettra déjà de soulager les femmes par rapport à leurs responsabilités de soin et reproduction non payées ; de plus cela revalorisera toutes les autres qui sont appelées à rendre ces tâches plus faciles pour les femmes riches. Dans cela nous ne comptons pas simplement les déjà mentionnées nounous, femmes de ménages, et auxiliaires de vie, mais il faut bien y compter aussi cassières, aide-soignantes, personnel enseignant, AVS. Toutes ces personnes sont fondamentales pour nous garder vivantEs, comme nous a bien montré la pandémie. Aller contre la fiction de la famille comme espace privilégié de reproduction nous permettra de voir, enfin, le rôle fondamental que jouent celles et ceux qui collaborent dans la tâche de faire communauté.

Nos histoires et nos expériences racontent d’autres modèles d’éducation, d’autres modèles de solidarités. Référons-nous à ces derniers pour en faire advenir des nouveaux !

  1. Dorothée Dussy, Le berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste 1, Éditions La Discussion, 2013.
  2. Silvia Federici, Le capitalisme patriarcal, la fabrique, 2019.
  3. Par exemple le FAST, Fond d’action social d’Acceptess-T.
  4. Texte d’Alexandra Kollontai, « Place à l’Eros ailé ! Lettre à la jeunesse laborieuse », La jeune garde, 1923.
  5. Comme le répète Donna Haraway : « faites des parents, pas des bébés ! (Make kin, not babies!) Comment les proches génèrent de la parenté, c’est cela qui importe », « Anthropocène, Capitalocène, Plantationocène, Chthulucène. Faire des parents », Multitudes, n°65, 2016, ; Voir aussi : Staying with the trouble : Making kin in the Chthulucene, Duke University Press, 2016.
  6. Sophie Lewis, Full Surrogacy Now. Feminism Against Family, Verso, 2019 ; voir en français : « Le féminisme contre la famille : entretien avec Sophie Lewis »
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