Affrontements avec la police Arc de Triomphe

Photo Yann Castanier - Hans Lucas

Jamais les Champs-Élysées n’avaient aussi bien porté leur surnom de « plus belle avenue du monde ». Le temps d’une journée, l’artère symbole du luxe et de la marchandise est devenue l’incarnation d’une puissance commune retrouvée.

Certes, le dispositif a réussi à contenir l’essentiel du désordre au niveau des Champs et de ses alentours immédiats – malgré quelques tentatives, plus ou moins réussies, d’excursions sauvages. L’Acte XVIII a gagné en intensité ce qu’il a perdu en extension géographique. Mais il suffisait de voir les Gilets Jaunes scander « révolution ! » tout au long de l’après-midi. Il suffisait de voir la foule détacher puis soulever l’immense plaque en métal qui protégeait la boutique Bulgari, et la porter à bouts de bras pour charger la police en chantant « On a gagné ! On a gagné ! ». Il suffisait de voir les banderoles s’approcher à quelques mètres de l’Arc de Triomphe, les DAR reculer et prendre la fuite derrière l’immeuble Louis Vuitton face aux assauts des manifestants. Bref, il suffisait d’y être pour comprendre que malgré le déséquilibre évident du rapport de force circulait une détermination folle, un sentiment de confiance diffuse : les gens n’avaient plus peur. En vérité, ce qui importe dans une émeute n’est pas la quantité objective des dégâts matériels, le nombre de vitrines brisées, de cailloux jetés ou de voitures calcinées. Non, ce qui compte est qualitatif : c’est l’énergie collective déployée, et ce que ce déploiement induit quant à la transformation des consciences. Non pas les pertes statistiques infligées à l’ennemi mais les forces politiques et idéologiques libérées au sein du peuple.

Car si médias et gouvernement insistent à tel point et de façon si obsessionnelle sur les « 1500 ultra-violents » qui auraient organisé la violence, c’est pour dissimuler le fait moins avouable qu’en réalité, samedi 16 mars, tout le monde, tous ceux qui étaient présents sur les Champs et autour ont participé d’une manière ou d’une autre à l’émeute.

Contrairement à ce que l’on pouvait observer lors des premiers actes du mouvement, nul n’a songé hier à s’interposer devant le pillage des magasins, la destruction des boutiques de luxe ou les affrontements avec la police. Au contraire, chaque éclat, chaque coup de marteau s’accompagnait d’acclamations enthousiastes. Pour les milliers de personnes présentes, tout cela semblait parfaitement logique – pour ainsi dire normal. Comme le résume le journal Le Monde, frappé d’une lucidité soudaine : « Les premières semaines du mouvement, il y avait toujours des manifestants pour protester contre les pilleurs. Cette fois, rien. »

Et c’est ce qui fait si horreur au gouvernement : l’impossibilité évidente d’introduire une quelconque division à l’intérieur des subjectivités en prise avec l’événement. Horreur de voir de paisibles pères et mères de famille se prendre en photo tout sourire au milieu de l’avenue assis sur les canapés en velours du Fouquet’s qui crame quelques mètres plus loin – au lieu de se dissocier des « casseurs », comme Castaner les y encourage à longueur de discours. Mais tous ces discours sont vains, inaudibles : l’arrogance du pouvoir et la brutalité de sa police ont atteint de tels degrés qu’il n’y a plus de place pour la dissociation.

Paris est à nous

C’est une preuve de plus de ce que tout soulèvement populaire ébranle ceux qui y participent, fait évoluer leurs convictions et leurs certitudes au contact de la pratique. Aujourd’hui, le pacifisme de principe et la naïveté à l’égard des appareils répressifs de l’État ont (presque) totalement disparu des cortèges de Gilets Jaunes. Avis à ceux qui, il y a quelques semaines encore, prétendaient pouvoir les ranger dans telle ou telle case, leur assigner telle ou telle identité idéologique intrinsèque.

Mais qui est le premier responsable de cette « radicalisation » progressive des Gilets Jaunes, qui a fait en sorte de les convaincre que seul l’antagonisme paye, sinon le gouvernement lui-même ? En cédant début décembre, en lâchant après trois semaines d’insurrection ce que le mouvement social traditionnel n’avait pas été capable d’obtenir en plusieurs décennies, Macron a confirmé (si besoin était) la leçon suivante : l’État n’entend les besoins populaires que lorsqu’il y est contraint, que lorsqu’à la lettre, il ne peut plus faire autrement. Les Gilets Jaunes l’ont parfaitement compris. « On a pris conscience qu’il n’y a que quand ça casse qu’on est entendu » (Johnny, 37 ans, directeur d’un centre de loisirs) ; « C’est génial que ça casse, parce que la bourgeoisie est tellement à l’abri dans sa bulle, qu’il faut qu’elle ait peur physiquement, pour sa sécurité, pour qu’ils lâchent » (Anne, factrice toulousaine, 33 ans)1.

Que le mouvement puisse de nouveau présenter un tel niveau de conflictualité après 18 semaines d’existence est déjà, en soi, un fait remarquable. Mais l’ultimatum du 16 mars ne visait pas à se contenter d’un dernier chant du cygne, aussi flamboyant soit-il, avant liquidation. Rien ne saurait être plus dangereux que de se satisfaire de la journée de samedi. Elle n’a de sens qu’à faire office de tremplin, de bifurcation : il s’agit de se servir de cette date pour enclencher une nouvelle phase, construire un printemps de lutte. Les fortes mobilisations parallèles pour le climat et contre les violences policières confirment que l’enjeu d’une coagulation est brûlant. Car l’émeute, même répétée, n’est pas à elle seule un moyen d’action suffisant. Elle a besoin de s’articuler à une relance des blocages économiques et à la poursuite d’un travail de clarification politique et stratégique. Éric Drouet l’a reconnu dès samedi soir : les marches encadrées n’ont servi à rien. Seuls le débordement continu des cadres imposés et le sabotage disséminé de l’économie elle-même sont susceptibles de mener le mouvement à la victoire. D’ailleurs nous n’avons pas le choix : les premiers éléments de la riposte répressive laissent entrevoir ce que signifiera, pour tous, l’écrasement du mouvement en cours.

[Photos NnoMan – Collectif OEIL]

  1. https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/03/16/il-n-y-a-que-quand-ca-casse-qu-on-est-entendu-recit-d-une-journee-de-violences-des-gilets-jaunes-a-paris_5437197_3224.html
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