Nous nous serrerons les mains et lèverons les poings

Pierre Bonnard - Le Boxeur

Après tout cela, le monde ne sera plus le même, il n’y aura pas de retour en arrière. Notre monde, la répartition des pouvoirs, les structures institutionnelles, ce qui reste des équilibres géopolitiques, et surtout le marché, ne seront plus les mêmes qu’avant. Le système mondial se restructure, les grandes agrégations de pouvoir se déplacent, les rôles des composantes de la société se redéfinissent. Nous ne serons pas confrontés au même système social, il y a des tendances qui durent depuis des années et qui vont se renforcer, d’autres vont disparaître, il y a des processus qui se déplacent les uns dans la peau des autres. Il y a des processus qui comme toujours broient les plus faibles et visent à tout exploiter.

Il est facile de se perdre dans les replis d’une grande transformation historique, surtout quand nous sommes dépassés par l’urgence planétaire, par la peur qui se répand par capillarité et devient notre compagne fidèle, présente dans tout ce que nous faisons. Même ceux qui vivent dans les zones privilégiées de la planète vivent aujourd’hui dans la peur, dans un système accompli de gestion des urgences qui n’a pas de précédent dans l’histoire de l’humanité, car il n’y a jamais eu un moment où toutes les sociétés de la planète ont simultanément subi un état d’urgence, si ce n’est, peut-être, de façon asymétrique, pendant les trente années de conflits mondiaux du siècle dernier.

Nous sommes perdus, car peut-être nous ne nous attendions pas à vivre le grand changement depuis nos maisons – à supposer qu’on en ait une, et qu’on puisse y rester -, dans l’isolement des formes extrêmes que le contrôle social peut assumer à l’intérieur d’un système qui s’effondre.

La peste, la peur, l’accumulation

Nous devons repenser la pandémie dans les termes d’une grande crise d’accumulation, animée par la violence habituelle, et dans laquelle prend place le darwinisme social qui caractérise le système capitaliste. Nous vivons déjà une phase historique dans laquelle tous les conflits internes explosent sans possibilité de recomposition, dans un système qui n’a jamais pu se permettre d’alternatives à la plus pure exploitation des vivants et qui, comme toujours, tente de décharger sur la communauté les conséquences d’une crise créée par l’imposition spasmodique de ses processus de valorisation.

La conscience qu’après cette pandémie notre monde ne sera plus le même devient cependant de plus en plus forte et commence à être partagée par de nombreuses analyses. Nous ne vivons pas une simple phase transitoire ou un événement dont nous pouvons revenir. Toutes les crises de la modernité ont été des crises d’accumulation, quel que soit le processus qui les a déclenchées, et chaque phase de crise a également ouvert la voie à des expériences de contrôle social. Lors des crises, les contradictions internes sont également exacerbées. La pandémie fait partie intégrante des contradictions internes de notre système. L’histoire des derniers siècles a été déterminée par les crises produites par le système capitaliste et la façon dont il a émergé, des crises dans lesquelles les contradictions qui l’ont maintenu en place explosent fortement. Aujourd’hui c’est la contradiction entre le capital et le vivant qui est devenue le pivot de tout le processus et est destinée à le rester définitivement.

Où en sommes-nous aujourd’hui ?

La propagande suit une histoire classique qui lui est propre. D’abord on nous demandera où nous étions, ce que nous faisions, on nous demandera cela quand la machine de la répression sera présentée comme la réponse salvatrice, effaçant les centaines de milliers de personnes qui travaillent pour en sauver d’autres. Tout cela pour soutenir un bouleversement sans précédent du rythme de vie et des principes de liberté déjà affaiblis qui sous-tendent le modèle des démocraties occidentales. Ce ne sont pas les armes pointées qui sauvent des vies, photographiées de façon embarrassante dans les journaux comme s’il fallait tirer sur les virus. Il n’y aurait pas besoin de le dire au-delà de la propagande.

Eh bien, il faut le répéter : nous sommes ici et nous sommes dans cette crise. Nous sommes online partout, nous parlons et comptons les uns sur les autres en permanence, nous lançons des propositions, nous essayons de confirmer un fait, à savoir que nous sommes ici et que nous ne sommes pas le dernier maillon de la chaîne de contrôle, que nous ne sommes pas nos téléphones traqués, nos logiciels contrôlés, nos portes fermées et les fenêtres d’où sortent les hymnes nationaux déprimants, les hélicoptères qui tournent au-dessus de nos têtes et les proclamations de sécurité venant des haut-parleurs.

Nous sommes encore la digue face aux dégâts d’un système social qui s’effondre, qui n’a pu que proposer une tentative désespérée pour maintenir ses misères en vie et nous serons encore là plus longtemps, pour construire ce que ce système détruit systématiquement, nous le ferons avec joie et avec la conscience d’être plus forts.

En ce moment, nous sommes surtout avec les brigades de volontaires, avec les centres sociaux, avec les organisations de travailleurs, nous sommes avec toutes les réalités politiques qui ont avancé sur le chemin clairement balisé au cours des deux derniers siècles de l’histoire du capitalisme : dans la confrontation entre les modèles de solidarité et la violence brutale du profit. Exactement au même moment où le misérable capitalisme italien a imposé à des milliers de travailleurs de continuer à se déplacer à l’intérieur de la zone de la plus grande contagion de la planète, pour quelques petits points de pourcentage de profit de différence tout en entretenant dans le même temps une contagion localisée faussant tous les modèles prédictifs sur la pandémie et qui causera en fait des pertes colossales. Pendant ce temps, dans toutes les villes italiennes, les organisations issues des mouvements sociaux ont mobilisé et soutenu des situations difficiles, comme toujours dans toutes les crises, démontrant concrètement ce que signifie un modèle social dans lequel on ne peut pas rester en arrière, dans lequel on ne peut pas se perdre dans l’isolement. Un réseau de relations sociales est la seule réponse possible à la fragmentation, à la réduction de la peur globale à de petits nœuds isolés.

La lutte contre la peur et la construction d’une socialité différente a toujours été le point de départ des formes politiques d’opposition. Il ne serait pas nécessaire de l’expliquer, mais nous pourrons le faire quand même, quand ce sera nécessaire, nous parlerons de ceux qui apportent des provisions et des médicaments, des actions matérielles et des réflexions sur ce qui se passera ensuite, sur ce que sera l’économie de guerre dans laquelle nous avons été catapultés par un récit d’isolement et d’égoïsme qui ne correspond pas à la réalité. Nous devrons également comprendre à quel point nous sommes sérieusement et profondément engagés dans la construction d’un monde différent par ceux qui se risquent ces jours-ci à participer à ces formes de lutte.

La liste est longue car, dans tout le pays, qui pouvait agir l’a fait et continue à le faire. Actuellement, une recherche rapide et très partielle d’informations montre que dans toute la Lombardie, centre mondial de la contagion, il existe des brigades de solidarité, ainsi qu’à Parme et Florence, tandis qu’à Padoue, Venise, Mestre, Vicenza, Trévise, Schio, Trente, Naples et Bologne, ce sont les espaces sociaux et les ateliers politiques qui se sont organisés, ainsi que les nombreuses organisations historiques qui sont actives dans les principales villes. Dans le même temps, après les blocages et les grèves, les assemblées virtuelles continuent pour les revenus de quarantaine, celles du réseau d’écologie politique, les assemblées radiophoniques, les émissions de radio et les débats sur tous les sites d’information et d’analyse politique, les centres anti-violence continuent de fonctionner. Partout, on discute sérieusement de la question la plus importante : ce que nous allons faire ensuite.

La contradiction entre capital et vivant

Il est nécessaire d’en discuter, car il s’agit du plus pur esprit du capitalisme, dans sa vision locale la plus misérable et la plus immédiate, mais aussi dans la vision large, celle de la lutte pour le pouvoir dans le monde réel, les zones qui entrent en crise à différents moments, les investissements en Chine qui reprennent alors que ceux des États-Unis entrent en quarantaine, le capital fossile qui essaie de tirer profit de la situation, le nouveau système de distribution qui change les règles du marché et le télétravail. Il est nécessaire d’en discuter car le capitalisme n’a jamais été une force révolutionnaire, il a toujours été le résultat d’une vision réactionnaire sombre et égoïste, mais il a aussi su utiliser tous les éléments d’innovation provenant des groupes d’opposition sociale. Nous résistons et nous le faisons vraiment à un moment sans précédent de l’histoire. Un moment qui produira un énorme bouleversement politique et social, dont pourrait découler un nouvel espace, dans lequel les institutions de la modernité n’ont plus de sens et devront se réinventer ou disparaître. Nous devrons nous battre pour que l’alternative que nous proposons ne soit pas absorbée, nous devrons rendre encore plus visible qu’il existe des propositions concrètes et qu’elles sont réalisables.

En attendant, les autres animaux reprennent un peu d’espace, espérant peut-être que nous resterons enfermés, au moins pour un temps, pour récupérer la catastrophe et profiter de ce qui nous a été pris ces derniers siècles, l’air pur, les eaux, notre monde. Il y aura un moment ultérieur, les projections sont encore claires et dramatiques, les données sont très précises, il y aura un moment où nous devrons répondre au désir de socialité et où nous devrons vraiment décider de ce qu’il faut faire. Et il y a nos symboles historiques, ceux utilisés par toutes les réalités en lutte, les poignées de main, les poings serrés, l’étreinte qui nous a maintenus hors de l’abîme. Il est vrai que nous sommes aussi la vie qui résiste et qui reconstruira ensuite, nous avons des propositions et elles doivent être relancées, elles sont plus que jamais concrètes.

Salvo Torre

Article initialement publié en italien sur le site Global Project

Partager