Pourquoi cette crise économique sera différente

L’épidémie de coronavirus conduit de nombreux États à improviser des politiques qui oscillent entre une rupture avec le scénario néolibéral classique, la folie d’un scénario néolibéral austéritaire, la fuite en avant autoritaire et, parfois, la folie meurtrière du tout pour le profit. Dans cet article, initialement paru sur le site Novara, Bue Rübner Hansen explique combien la crise que nous commençons à vivre est d’une ampleur bien plus grande que celle de 2008, et souligne à quel point l’intervention politique dans les prochains mois pourrait dessiner le monde des années à venir.

Les choses vont incroyablement vite. Il y a une semaine, le gouvernement social-démocrate du Danemark a annoncé qu’il couvrirait 75 % des salaires des travailleurs qui seraient autrement licenciés. J’avais espéré que cela donnerait des munitions à ceux qui essayent de faire pression sur le gouvernement conservateur darwiniste social du Royaume-Uni. Mais je pense que personne ne s’attendait à ce que le Royaume-Uni annonce, quelques jours plus tard, une politique qui couvrirait 80 % des salaires des travailleurs sur le point d’être licenciés.

Mais qu’est-ce qui s’est passé ? Pour faire court, le fait que les gouvernements renflouent non seulement les banques, mais aussi les consommateurs et les détenteurs de prêts hypothécaires n’est pas un signe qu’ils se sont ramollis, mais plutôt un signe du type de crise dans laquelle nous entrons. Cette crise est très différente de la précédente, et il est probable qu’elle remodèlera la politique et l’économie du Nord pour les années à venir.

Une plus grande dépression

Quelle est la gravité exacte de la situation ? L’économiste Nouriel Roubini, célèbre pour avoir prédit la dernière crise financière, le dit avec audace : « Le risque d’une nouvelle Grande Dépression, pire que la première – une Plus Grande Dépression – augmente de jour en jour ».

Les monstres financiers JP Morgan et Goldman Sachs ont prédit que le PIB des États-Unis chuterait de 14 % et 25 % respectivement au cours des trois prochains mois. Ils prédisent avec optimisme un rebond rapide, mais il est difficile de voir comment il sera possible de revenir rapidement d’un crash qui obligera des millions d’entreprises et de particuliers à ne pas honorer leurs dettes et leurs loyers. Mais les prévisions sont toujours difficiles, et de nos jours, elles le sont encore plus que d’habitude. Mais nous pouvons discerner les grandes lignes de la crise dans laquelle nous entrons maintenant et en quoi elle est différente de la grande crise financière de 2007-2008.

Les marchés financiers se comportent bizarrement à un niveau jamais vu depuis 2008. L’argent s’écoule des actions, mais pas vers des actifs plus sûrs comme les obligations ou l’or, comme c’est habituellement le cas. Si l’argent ne circule pas, ce n’est pas parce qu’il est bloqué dans des investissements ou dans l’épargne. Le problème, c’est que l’argent n’est tout simplement pas là. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’une crise de liquidité, mais de solvabilité. Le nombre d’entreprises, de travailleurs et de consommateurs incapables de payer leurs dettes et leurs dépenses augmente rapidement.

L’insolvabilité est une pandémie

Cela fait de la crise actuelle une bête très différente de la crise de liquidité essentiellement financière qui a débuté fin 2007. Bien sûr, cette dernière trouvait son origine dans une crise de solvabilité plus étroite parmi les détenteurs de prêts hypothécaires à risque, enracinée dans des prix du pétrole extraordinairement élevés, mais cette fois-ci, le problème de la solvabilité est omniprésent.

Aujourd’hui, la condition généralisée d’insolvabilité a créé les conditions d’une réponse politique radicalement différente de celle de 2008-2010. En 2008, les liquidités ont été gelées, les sociétés financières n’étant plus disposées à prêter et à investir. Aujourd’hui, peu importe le nombre de billions que la Réserve fédérale américaine et d’autres banques centrales injectent dans l’économie fiévreuse, cela ne compensera pas comme par magie les heures de travail qui ne sont pas effectuées et les biens et services qui ne sont pas produits et consommés en ce moment. Pour reprendre les mots de James Meadway : « Il n’y a pas de somme d’argent qui puisse simplement faire naître des produits. »

Pour comprendre cette crise de l’offre et de la demande, et en fin de compte de la solvabilité, nous devons examiner les blocages, la pénurie de main-d’œuvre qui en résulte et les faiblesses préexistantes de l’économie mondiale.

La main-d’œuvre en quarantaine

Les premiers chocs sont venus des lock-out en Chine, qui ont affecté les chaînes mondiales de produits de base. Avec la gestion à flux tendus, les entreprises ne disposent pas de stocks qui peuvent compenser les arrêts de travail, même temporaires, qu’ils soient dus à des grèves ou à une contagion massive. Aujourd’hui, un nombre croissant de villes, de régions et de pays, dont l’Inde avec ses 1,3 milliard d’habitants, tentent de fermer des secteurs « non essentiels » de l’économie (comme toujours, les plus pauvres seront les moins à même de trouver la sécurité et les plus susceptibles de souffrir). Les gens ont cessé d’aller dans les cafés, les bars et les restaurants, les cinémas, les croisières et les vacances. La plupart ont cessé de prendre l’avion. Les travailleurs mis en quarantaine ou licenciés consomment moins, et auront bientôt du mal à payer leur loyer ou leur hypothèque.

Plus important encore, les quarantaines, les maladies et les lock-out retirent une grande partie de la force de travail des lieux de production. Les grèves sauvages des travailleurs qui ne veulent pas travailler dans des conditions dangereuses viennent s’ajouter à ce nombre. Beaucoup travaillent à domicile avec leurs enfants, de façon improductive lorsqu’ils s’occupent d’eux et péniblement lorsqu’ils les ignorent. La fermeture des frontières entrave le commerce international et les flux de travailleurs migrants, qui sont essentiels à la production alimentaire et au secteur de la santé et des soins dans de nombreux pays.

En bref, Covid-19 a donné au capitalisme mondial un choc de pénurie de main-d’œuvre, qui frappe simultanément la demande et l’offre. Les travailleurs ne peuvent pas travailler pendant les quarantaines et les lock-out, et donc les entreprises ne peuvent pas produire et les travailleurs ne peuvent pas consommer1. Les capitalistes et les travailleurs deviennent simultanément insolvables. La crise de la dette hypothécaire de 2007-2008 a été extrêmement limitée par rapport à la crise de la dette généralisée qui se profile à l’horizon.

Le résultat est la destruction d’une énorme quantité de valeur. La destruction de la valeur des remboursements de la dette se fera d’abord sentir – tandis que la dépréciation des stocks de capital et du « capital humain » se fera plus subtilement – à mesure que les chaînes de production s’empoussiéreront et rouilleront, et que les routines et les compétences s’atrophieront. En bref, l’insolvabilité pandémique est le signe d’une crise de reproduction capitaliste et sociale à part entière.

Maladies antérieures

En infectant l’économie mondiale, Covid-19 a trouvé une victime déjà affaiblie. Ainsi, les effets des blocages sont fortement amplifiés par le déclin à long terme de la rentabilité et de la croissance. De plus, la réponse immunitaire à la dernière crise – des quantités sans précédent de crédit bon marché – a créé un nombre énorme d’entreprises zombies qui ne survivent qu’en remplaçant constamment les vieilles dettes par de nouvelles. Dans les semaines et les mois à venir, d’innombrables entreprises seront incapables de renouveler leurs dettes. Endettés et avec des résultats financiers minces, les entreprises et les travailleurs-consommateurs ont longtemps été incapables de faire des réserves avec leurs économies. Le système était déjà vulnérable aux chocs.

D’une certaine manière, la situation est analogue à la crise du capitalisme d’après-guerre, qui a reçu un coup fatal lors du choc pétrolier de 1973, précisément parce qu’il était déjà affaibli par la chute des profits et des dettes insoutenables. Tout comme cette crise a gravement porté atteinte au prestige et à l’utilité du keynésianisme, la crise actuelle pousse les décideurs politiques à chercher des outils au-delà des règles du jeu néolibéral, comme ils avaient déjà commencé à le faire en 2008. La crise du néolibéralisme est la plus évidente lorsque l’on regarde ceux qui s’y tiennent, en réaffirmant la responsabilité privée des soins de santé et, sur le plan nécropolitique, en forçant les travailleurs à travailler au risque de la mort en masse des immunodéprimés, des personnes déjà malades et des personnes âgées.

Travailler et laisser mourir

Cette dernière voie a été partiellement empruntée par l’Italie, le Royaume-Uni et les États-Unis, qui ont tenté de maintenir la production industrielle malgré le blocage afin de maintenir l’économie en marche. En Italie, la confédération des industriels (la Confindustria) a fait pression pour définir un vaste éventail d’industries comme étant « essentielles » – y compris les centres d’appel et Sports Direct, et le gouvernement, confronté à la troisième plus grande dette par habitant au monde et à des rendements obligataires croissants, s’y est conformé jusqu’à récemment. Ce n’est qu’après avoir dépassé la Chine en nombre total de morts, et sous la menace de grèves sauvages chez Fiat et des rumeurs d’une grève générale déclenchée par les syndicats, que l’Italie a commencé à fermer des industries.

Le Royaume-Uni, quant à lui, fait face au Brexit et est dirigé par un premier ministre qui ne se préoccupe pas davantage de la vie de sa population que le vice-roi de l’Inde en temps de famine. Aujourd’hui, la stratégie d’immunité collective et de « prise de risque » a été remplacée par un confinement adopté à contrecœur, après qu’il soit devenu évident que la ligne de conduite initiale entraînerait des centaines de milliers de morts. Aux États-Unis, l’incompétence générale d’un empire décadent est manifeste. Les blocages, souvent initiés par les autorités étatiques plutôt que fédérales, se sont produits à un moment plus tardif que dans la plupart des autres pays.

Pour le moment, le Royaume-Uni et les États-Unis sont en route pour dépasser l’Italie en termes de nombre de cas et de décès par habitant. Les travailleurs de ces pays seront-ils prêts à sacrifier leur santé et la vie de leurs parents, grands-parents et amis et parents vulnérables pour le bien de l’économie ? Les arguments en faveur de ces mesures morbides sont déjà avancés. « NOUS NE POUVONS PAS LAISSER LA GUÉRISON ÊTRE PIRE QUE LE PROBLÈME », a tweeté Trump, tandis que Thomas Friedman a demandé dans le New York Times : « Notre lutte contre le coronavirus est-elle pire que la maladie ? » L’exemple le plus honnête de ce raisonnement est venu du lieutenant-gouverneur du Texas, Dan Patrick, qui a déclaré aux téléspectateurs de la Fox que les grands-parents seraient prêts à mourir pour sauver l’économie pour leurs petits-enfants. Reste à savoir s’ils sacrifieront leur richesse pour aider à sauver la planète.

Un darwinisme social aussi grossier a longtemps été appliqué au Sud global pour défendre des programmes d’ajustement structurel qui sacrifieraient les soins de santé publics au profit de la croissance économique (à cet égard, le néolibéralisme n’a jamais été si différent du libéralisme classique d’Herbert Spencer et des holocaustes de la fin de l’ère victorienne). Mais politiquement et économiquement, il est plus difficile pour les gouvernements d’appliquer l’abandon nécropolitique à leur propre population. Quelle que soit la volonté d’éviter la pénurie de main-d’œuvre et une crise d’insolvabilité, il semble qu’il n’y ait actuellement aucun moyen politiquement acceptable d’éviter les blocages.

Rompre avec le scénario

L’historien Adam Tooze a noté que le Covid-19 a placé la rationalité économique en deuxième position, les pays ayant fermé leurs économies au nom de la santé publique. Mais, ce qui est tout aussi important, c’est qu’il remodèle nos idées sur ce qu’est l’économie. À mesure que les pays d’Asie de l’Est assouplissent les mesures, il est probable que les pays qui ont le plus résolument fait s’effondrer leur économie auront plus de chances de surmonter les tempêtes économiques et épidémiologiques. Dans la pandémie, la biopolitique de la santé des populations s’en sort mieux que la nécropolitique de l’abandon et de l’assurance maladie privée, même s’il n’y a pas moyen de contourner la destruction de la valeur.

En outre, si de nombreuses mesures économiques telles que les indemnités de maladie et les transferts de quarantaine peuvent sembler être de pures dépenses de santé publique visant à encourager le respect de la quarantaine, elles sont également conçues pour faire face à l’insolvabilité en cas de pandémie. Ainsi, nous constatons des moratoires sur les hypothèques et les expulsions (mais pas encore de vacances locatives) en Italie et au Royaume-Uni, et des extensions extraordinaires des indemnités de maladie en Irlande. Aux États-Unis, les démocrates adoptent des politiques qui n’étaient auparavant défendues que par l’aile gauche du parti. Ces politiques visent à permettre aux gens de se conformer aux mesures de santé publique, ainsi qu’à soutenir l’économie.

La crise a renouvelé l’importance des mesures d’urgence inventées pour faire face à la dernière crise, et en a apporté de nouvelles. La plus spectaculaire est la politique de la Réserve fédérale américaine, annoncée le 23 mars, qui consiste à acheter des quantités illimitées d’obligations d’entreprises. Des sommes importantes sont versées directement aux entreprises, aux travailleurs et aux consommateurs. Le poster-boy néolibéral et président français Emmanuel Macron a considérablement étendu les allocations de chômage et suspendu les factures de gaz et d’électricité pour certaines entreprises. Donald Trump joue avec un revenu de quarantaine de base et le Royaume-Uni couvrira désormais jusqu’à 80 % des salaires des employés menacés de licenciement. Aussi bienveillants soient-ils, par rapport au régime d’austérité de la dernière décennie, les fonds concernés serviront essentiellement à maintenir à flot les entreprises, les propriétaires et les détenteurs de prêts hypothécaires.

Inonder les marchés de liquidités alors que la production diminue peut sembler être une recette pour la stagflation, mais une décennie d’inflation inférieure à l’objectif a mis de côté ces craintes. Ces mesures ignorent les obsessions néolibérales classiques en matière de dette publique et d’inflation, exprimant une politique de classe qui n’a aucune loyauté essentielle envers une quelconque école de pensée ou un quelconque mode de gouvernance.

La logique que les gouvernements sont obligés de suivre désormais n’est pas seulement différente, mais contraire à une grande partie de ce qu’ils ont pratiqué et prêché au cours des dernières décennies. Alors que la gestion de la crise après 2008 était axée sur la liquidité, la principale préoccupation est désormais la solvabilité. Et cette généralisation des renflouements et des « largages d’argent par hélicoptère » – aussi irréguliers et inégaux soient-ils – entraîne une crise très différente en termes politiques et moraux.

Un nouveau terrain de lutte

Dans de nombreux pays, les médias et les partis d’opposition ont jusqu’à présent freiné les critiques à l’égard des gouvernements, en donnant la priorité à l’unité et à la coordination nationales. Cependant, à mesure que la crise commence à mordre et que les blocages deviennent économiquement insoutenables, les conflits ne manqueront pas de s’intensifier. Qui paiera les coûts inévitables du verrouillage et de la crise qui s’ensuivra ? Les efforts visant à sacrifier des personnes sur l’autel de la croissance seront-ils couronnés de succès, et combien de travailleurs se porteront volontaires pour ce traitement, lorsqu’ils ne pourront plus payer leurs factures et se nourrir ? Cela dépend en grande partie des politiques actuellement mises en œuvre pour faire face à la santé publique et à l’aggravation de la récession.

Une pandémie d’insolvabilité nous confronte à un terrain de lutte différent du jeu moral des sauvetages bancaires et de l’austérité que nous connaissons, bien que les sauvetages (plus particulièrement des industries en ruine comme les compagnies aériennes et le gaz de schiste) fassent partie de l’accord. Les gouvernements s’efforcent de trouver des moyens d’éviter l’effondrement économique et ils improvisent sans grande expérience.

Ces politiques sont ad hoc et conçues comme des mesures à court terme, à l’instar du docteur en médecine d’Hippocrate dont la décision (krino) a agi sur le tournant (krisis) dans la santé du patient. Cependant, selon toute vraisemblance, le Covid-19 n’est pas un choc exogène temporaire. Avec les faiblesses économiques préexistantes et les faillites et le chômage de masse qui commencent à se manifester, un rebond rapide pourrait être impossible. Si le patient se remet du Covid-19, il sera sous une forme très affaiblie.

Et peut-être que la crise – la nécessité de décider des questions de vie et de mort – n’est pas une phase, mais notre condition. Beaucoup de ceux qui se sont retrouvés abandonnés par l’État ou, à l’inverse, auxquels on a soudainement accordé des droits qui relevaient jusqu’alors du domaine de l’impossible, peuvent refuser de revenir à la normale. La vie et notre conscience de celle-ci ont changé. Plus radicalement, il peut ne pas y avoir de retour à la normale, vu l’ampleur des crises économiques, politiques et sociales.

Dans ces conditions, les mesures à court terme, allant des subventions de l’État à la main-d’œuvre non rentable, en passant par de nouvelles mesures de surveillance et de contrôle, risquent de persister pour le meilleur ou pour le pire. Mais l’effondrement économique peut rendre les réponses corporatistes insoutenables, et le Léviathan est souvent inepte. L’état d’exception n’est pas une condition définitive activée par un interrupteur. La biopolitique peut aussi être démocratique. Toutes deux sont contestées et dépendent des capacités institutionnelles et de la compétence politique, ainsi que des mesures du consentement populaire.

En Espagne, où le droit au logement, les mouvements féministes et municipalistes se sont développés massivement pendant la « grande récession », l’état d’exception s’est joué très différemment qu’ailleurs. Par exemple, à Barcelone, où je suis en quarantaine, des hôpitaux privés ont été repris par le gouvernement PSOE/Podemos, des migrants ont été libérés de centres de détention surpeuplés, et la ville de Barcelone souhaite loger temporairement tous les sans-abris en transformant le centre des congrès de la ville en un espace de vie doté de salles de bain individuelles, et en réquisitionnant plus de 200 appartements touristiques pour accueillir les victimes de la violence sexiste.

Les moyens d’existence ou la santé

La pénurie de main-d’œuvre a accru l’effet de levier du travail. Certains travailleurs ont été officiellement déclarés essentiels : infirmières, médecins, personnel soignant, employés de supermarchés et de logistique, agents de nettoyage et d’assainissement, etc. Dans le nord de l’Italie et en Autriche, une très grande partie des travailleurs du secteur des soins d’Europe de l’Est qui maintiennent le secteur des soins dans les maisons de retraite et en tant qu’aides familiales résidentes sont partis dans leur pays d’origine et ne reviendront probablement pas dans un avenir proche. Ils s’efforcent maintenant de trouver du personnel et des bénévoles sur place (ce qui est en soi un effort risqué étant donné la faible capacité de dépistage, même pour les travailleurs amenés à s’occuper de personnes vulnérables). Au Royaume-Uni, la pénurie de personnel médical, de nettoyeurs et d’ouvriers agricoles provoquée par Brexit a été aggravée par le virus.

Tout cela crée un espace pour les syndicats, les mouvements sociaux et la gauche. Des initiatives d’entraide apparaissent, diffusant des expériences et une éthique de solidarité, créant la confiance et remodelant les attentes. Alors que la capacité matérielle d’organisation et de protestation est fortement limitée par les fermetures, les grèves du travail et des loyers restent des options pour beaucoup. Des grèves sauvages ont déjà balayé le nord de l’Italie, et aux États-Unis, le nombre de travailleurs qui quittent le pays augmente chaque jour.

Bientôt, pour beaucoup, le refus des loyers ou du travail ne sera plus une question de choix, mais de nécessité. Si de tels besoins sont organisés, ils peuvent devenir une force puissante face à un système vulnérable et à des élites divisées entre l’abandon de leur scénario politique défaillant ou le doublement de la négligence meurtrière. Mais la fenêtre d’opportunité est brève. Tout comme de nombreux types de travail sont reconnus comme essentiels, une grande masse de travailleurs est sur le point d’être jetée au chômage.

Lorsque la réalité du chômage s’installera, les travailleurs seront confrontés à une contradiction entre leur santé et leurs moyens de subsistance. Si l’on ne saisit pas le moment, le darwinisme social commencera à gagner le soutien de ceux qui n’auront peut-être pas d’autre choix que de travailler et de devenir des porteurs de mort. Le défi pour les syndicats est d’agir maintenant, alors que la gestion de la crise de la santé et de l’économie exige des politiques qui atténuent la menace du chômage et permettent aux gens de se mettre en quarantaine.

Après la mort, le purgatoire ou le paradis

Le coronavirus est susceptible de traverser la population mondiale pendant longtemps encore, avec de grandes conséquences humaines et économiques. La destruction des habitats de la faune sauvage et l’élevage industriel vont certainement provoquer de nouvelles épidémies. Les sécheresses, les inondations, les incendies, l’acidification des océans et l’effondrement des écosystèmes liés au réchauffement climatique et à l’extractivisme capitaliste continueront d’ajouter à l’instabilité de notre monde nouvellement multipolaire. Dans ces conditions, la planification de l’économie et de la santé publique devient à la fois plus urgente et plus difficile.

Les crises de ce type exigent un État interventionniste pour maintenir le système en place, ou une aide mutuelle et une solidarité, en particulier entre les personnes abandonnées ou ciblées par l’État. Dans certains pays, la légitimité de l’administration et de la planification de l’État va s’accroître, dans d’autres, la légitimité politique va chuter précipitamment, ce qui conduira non seulement à la mise en place de réseaux d’entraide, mais aussi à des tentatives de construction d’un double pouvoir.

Le paradigme économique – s’il existe – qui pourrait devenir dominant n’est pas clair. Le prestige du capitalisme d’État de type chinois s’accroît. Les économistes de la théorie monétaire keynésienne et moderne trouveront des emplois en haut lieu, et le socialisme de marché avec nationalisations continuera à renforcer sa position de doctrine économique dominante de la gauche.

Toutefois, l’insoutenabilité économique et écologique de la croissance soulèvera de difficiles questions sur la manière de répartir ou de redistribuer les pertes dans un monde sans croissance. Le fascisme et le chauvinisme populiste du bien-être offriront la fausse sécurité du nationalisme catastrophe, de la thésaurisation nationale et des guerres de ressources. L’offre décroissante d’une sortie planifiée et volontaire de la croissance continuera de gagner des adeptes, et les stratégies communistes gagneront en importance, à mesure que les excédents qui peuvent être répartis entre les classes rivales se réduiront. L’effondrement écologique et l’absence de croissance poseront des questions qui s’imposent déjà dans l’isolement intense de l’enfermement : quelles sont les joies de la décélération, que faire de l’abondance du temps et de l’interdépendance ? Et, avec plus de force, il réduira radicalement l’espace de compromis social et politique.

La lutte est inévitable. La question est de savoir qui va l’organiser et comment.

Ce qui va et peut arriver varie, comme toujours, en fonction du contexte. Beaucoup dépendra de la façon dont les crises économique, écologique et de santé publique se dérouleront et s’entrecroiseront. Les relations entre les forces politiques, organisationnelles et de classe sont toutes importantes, tout comme la qualité et la force des interventions intellectuelles. En d’autres termes, l’issue des prochaines années dépendra en partie, et peut-être en grande partie, de ce que nous ferons dans les mois à venir.


Bue Rübner Hansen est rédacteur au magazine Viewpoint et écrit sur la théorie politique, les mouvements sociaux et l’économie politique. Il est titulaire d’un doctorat de l’université Queen Mary.

  1. Merci à Nic Beuret d’avoir insisté sur la centralité du problème de la pénurie de main-d’oeuvre pour le capital dans cette crise.
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