Mort de Soleimani et réalités de l'axe de la résistance

En écho au texte de Raffaele Sciortino et Nicola Casale consacré aux enjeux géopolitiques de l’assassinat du général iranien Soleimani et à la problématique d’un lien possible entre lutte de classe et anti-impérialisme au Moyen-Orient, nous publions ce nouvel article qui permet d’approfondir le sujet sous un autre angle. Le Groupe Jourdain revient sur le parcours politico-militaire du général Soleimani en tant qu’il croise plusieurs décennies de combat contre l’impérialisme dans la région – de la guerre entre l’Iran et l’Irak à la résistance victorieuse contre l’invasion israélienne du Liban en 2006 en passant par le soutien actif aux organisations armées palestiniennes. Tout en soulignant le caractère réactionnaire du régime iranien actuel et le détournement de la révolution dont il est issu, nos contributeurs s’attachent à mettre en lumière le rôle important de Soleimani dans la construction, sur de multiples champs de bataille et depuis de longues années, d’une capacité de résistance polymorphe en mesure de s’opposer avec acharnement aux menées impérialistes des États-Unis et de leur allié israélien qui, comme le rappelle le texte, restent « le facteur principal d’oppression et de destruction dans la région ».

Nous espérons que cet article puisse contribuer à une analyse plus précise et mieux documentée du conflit en cours, dotée également d’une nécessaire profondeur historique qui, en règle générale, fait cruellement défaut.

La médiatisation du conflit qui oppose la République Islamique d’Iran aux pays occidentaux, et en première ligne au gouvernement américain, est intense mais très superficielle. Aussi, il est important de revenir sur les récentes frappes militaires menées par l’armée américaine sur le territoire iraqien et l’assassinat de Qassem Soleimani, général des Pasdaran (Gardiens de la Révolution) en charge des opérations étrangères.

En effet, les réactions à cet événement qui a marqué le début de l’année ont été nombreuses mais vite expédiées, les médias dominants préférant spéculer sur « les risques d’escalade » et agiter le « spectre de la guerre » plutôt qu’analyser les causes et les conséquences de cette intervention américaine.

Si l’on considère le temps long de la guerre impérialiste menée dans cette zone du moyen-orient, initiée il y a plus de trente ans avec la guerre Iran/Iraq et la Première Guerre du Golfe, cette attaque de drones sur la route de l’aéroport de Bagdad est une énième manifestation du rapport de force musclé imposé par les Etats-Unis en Iraq. Présentée comme un pas de plus menant irrémédiablement à un nouveau conflit armé opposant l’Iran et les USA, cette intervention ne fait pas rupture avec un continuum bien rôdé de violences et d’oppressions occidentales.

Beaucoup ont également présenté la mort de Soleimani comme une monnaie fatalement payée par un Iran menaçant et trop ambitieux, le général assassiné étant devenu l’incarnation la plus saillante d’une révolution qui a mal tourné. Pourtant, s’il y a en effet de nombreuses critiques à adresser à la République d’Iran dans une perspective révolutionnaire, aucune d’elles n’est en cause dans cet assassinat. 

À y regarder de plus près et dès lors que l’on quitte les réactions du monde occidental pour s’intéresser à celles des principaux intéressés, iraniens mais également leurs voisins irakiens, libanais, palestiniens, yéménites, la situation semble évidemment plus complexe. Les impressionnants cortèges qui ont envahi les rues de Téhéran, mais aussi des villes les plus représentatives de la contestation populaire qui secoue le pays depuis plusieurs mois sont un signe qui ne trompe pas. Dans un pays divisé et soumis à la répression féroce du régime, l’hommage massif apporté par le peuple iranien à la mémoire du général1, qui en est l’une des figures principales, laisse présager de l’ampleur de la menace perpétrée par les États-Unis pour sa souveraineté. De même, les nombreuses réactions des acteurs des organisations de résistance au moyen-orient, notamment palestiniennes, qui dépendent du soutien de la république islamique, nous incitent à nous pencher plus attentivement sur l’impact de cette disparition pour le combat anti-impérialiste. 

Pour cela nous proposons de revenir sur le parcours du général, indissociable des grandes étapes de l’expansion contemporaine de l’impérialisme occidental de ces trente dernières années, de l’entité sioniste, et de la lutte des peuples pour leur libération.

Mort de Soleimani et réalités de l'axe de la résistance

Né à Rabor dans les régions montagneuses de l’Est de l’Iran, fils d’un paysan ruiné par les dettes contractées auprès des administrations du Shah, Soleimani a treize ans quand il quitte son village pour la ville de Kerman, où il devient ouvrier dans le bâtiment, puis employé dans le département municipal des eaux. C’est là qu’il se politise, notamment en écoutant les prêches contre le Shah d’Hojjat Kamyab, imam itinérant et protégé de Khomeini. En 1979, la révolution islamique renverse le Shah et l’Imam Khomeini fonde les pasdarans ou gardiens de la révolution, troupes d’élites dévouées au pouvoir religieux, censées prévenir un coup d’état des militaires après la prise du pouvoir. Soleimani a 22 ans, il s’engage dans la révolution et rejoint rapidement les rangs des pasdarans.2

Le régime post-révolutionnaire instauré par Khomeini doit d’abord s’assurer une stabilité dans le pays et utilise la force pour s’imposer face à des opposants favorables au retour du Shah mais aussi éliminer ses anciens alliés dont le projet révolutionnaire diffère de celui du guide suprême. Soleimani est envoyé au Kurdistan iranien, pour mater la guérilla kurde, trahie par Khomeini après avoir combattu à ses côtés pour destituer le Shah. La rébellion des organisations kurdes pour leur autonomie, soupçonnée d’être une opération de déstabilisation menée depuis l’étranger, est durement réprimée par les gardiens de la révolution et à plusieurs reprises dans le temps de l’après révolution et jusqu’à aujourd’hui, même si les kurdes d’Iran ont la triste consolation d’être mieux traités que leurs voisins turques et syriens3.

En septembre 80, dix-huit mois à peine après la révolution islamique, Sadam Hussein profite de l’instabilité politique en Iran pour attaquer son voisin. L’Iraq est alors armé par la France et soutenu par les USA qui, malgré quelques accords, ne sont pas en bons termes avec les iraniens depuis la chute du Shah, leur premier allié dans la région, et le saccage de leur ambassade. Au contraire, depuis la prise du pouvoir par Hussein en 1979, l’Iraq se rapproche des USA.

C’est la première expérience militaire de Soleimani face aux ingérences étrangères, et la plus déterminante pour comprendre son rôle dans la stratégie d’exportation puis de défense de la révolution.
D’abord simple soldat sur le front, il se fait un nom en étant chargé de l’acheminement de l’eau et en menant des missions de reconnaissance en solitaire derrière les lignes ennemies. Il monte alors en grade et prends la tête de la 41ème division des pasdarans. Mais la guerre est une guerre de tranchées, menée des deux bords par des généraux incompétents et meurtriers. Aux assauts où les soldats sont envoyés par vagues humaines et à découvert vers les lignes ennemies, succèdent les bombardements interminables et les attaques chimiques de Sadam Hussein, guidées par les services de renseignement américains.

Mort de Soleimani et réalités de l'axe de la résistance
Qassem Soleimani durant la guerre Iran-Irak

Huit ans plus tard, la guerre a tué plus d’un million de soldats et autant de civils et ne trouve ni vainqueurs, ni perdants. L’Iran, dont les pertes sont trois fois plus importantes que celles de l’Iraq, finit par accepter un cessez-le-feu orchestré par l’ONU en août 1988.
La guerre Iran/Iraq a une dimension impérialiste indéniable et l’agression iraqienne est largement soutenue par les États-Unis qui se redéploient dans la région et sont prêts à tout pour reprendre le contrôle d’une place stratégique comme l’Iran et de ses ressources. Depuis la révolution, l’Iran n’a que peu de soutiens extérieurs et est entouré d’ennemis directs ou d’alliés des États-Unis, avec lesquels peu de forces sont alors capables de rivaliser.

Le régime prend conscience qu’un mode d’affrontement au « corps à corps » comme pendant la guerre contre l’Iraq mènera l’Iran à sa perte et qu’il est nécessaire de désenclaver le pays en privilégiant une guerre asymétrique hors des frontières nationales4, notamment avec la création de la force Al Quds, unité d’élite des pasdarans dédiée aux opérations extérieures.

Pendant le conflit Iran/Iraq, l’Iran commence à tisser un réseau de liens avec d’autres forces de résistance. En 1982, la force Al Quds est envoyée au Liban alors que l’Organisation de libération de la Palestine et le mouvement national libanais viennent d’être défaits lors du terrible siège de Beyrouth mené par Israël, suppléé par ses alliés de la droite chrétienne5.
1200 Pasdarans contribuent à former les embryons de ce qui va devenir le Hezbollah et qui converge vers le projet islamiste, nationaliste et anti-impérialiste de la République Islamique. Le Hezbollah développera par la suite sa propre politique nationale6, mais ne cessera d’étendre sa coopération avec les forces Al Quds, notamment depuis les attaques de 1983 contre les contingents américaines et françaises stationnés à Beyrouth, et contre l’ambassade américaine de Beyrouth7.

Mort de Soleimani et réalités de l'axe de la résistance
Yasser Arafat et les combattants de l’OLP quittent Beyrouth en août 1982 à l’issue du siège israélien

À l’image de la création du Hezbollah, un réseau de poches de résistance se constitue avec la participation directe de Soleimani. À travers les déplacements incessants du général et de ses hommes, la république islamique s’adapte et multiplie les fronts, en essaimant et en structurant guérillas et organisations de résistance dans des théâtres d’opérations de différents types. 

Juste après la Guerre Iran/Iraq, Soleimani est à la frontière afghane où il forme les rebelles chiites hazaras et coordonne leurs attaques contre les talibans et les vendeurs d’opium à la frontière. Ces hazaras qui formeront la division des Fatimides, active en Syrie à partir de 2012, et qui en paieront le prix fort en termes de pertes humaines.

Au début des années 90, Soleimani rejoint Imad Moughnieh, l’un des principaux stratèges et chef militaire du Hezbollah, qui développe au sein du parti libanais renforcé au sortir de la guerre, une position en miroir de celle de Soleimani au sein des gardiens de la révolution. Ensemble, ils se rendent à Gaza, toujours sous occupation israélienne et participent à la construction d’un réseau de tunnels de 360km et à l’acheminement de missiles anti-tank Kornet et des anti-air Craft Rocket, qui serviront à la résistance palestinienne pour se défendre des assauts israéliens et harceler Israël8. L’Iran commence à financer massivement le Hamas comme elle le faisait déjà pour le Jihad islamique en Palestine9 ainsi que le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP)10.

La libération de la Palestine est officiellement un objectif majeur du projet révolutionnaire de la république islamique. Le soutien financier et logistique du régime iranien aux organisations de résistance palestinienne perdurera, et se renforcera notamment lors des différentes agressions israéliennes sur Gaza en 2008, 2012 et 2014. Malgré des désaccords avec le Hamas en 2012 sur la question du soutien à apporter à Assad ou à la rébellion, dans le cadre de la guerre civile syrienne, l’Iran continue d’être un des principaux soutiens des organisations engagées dans la lutte armée face à Israël11.

Face à un sionisme expansif, c’est aussi Soleimani qui, devenu général de la force Al Quds, aide Imad Moughnieh à structurer la branche armée du Hezbollah et à diriger les opérations de libération du sud Liban, occupé par l’armée israélienne et l’armée du Liban Sud depuis plus de 20 ans et dont Israël se retire en 2000.

Le front se ré-ouvre au sud-Liban, en 2006, lors qu’Israël bombarde à nouveau le pays après un accrochage à la frontière et menace de ré-envahir la zone. L’État libanais est alors dans l’incapacité de défendre ses frontières nationales. À l’initiative du Hezbollah, un mouvement de résistance qui comprend communistes, nationalistes arabes, milices iraqiennes se forme pour résister contre Israël12. L’Iran envoie 2000 pasdarans et Soleimani se rend sur le front aux côtés de Moughnieh et Nasrallah pour coordonner ces troupes les 34 jours que dureront la guerre13. Sous les bombardements intenses de l’armée israélienne, le trio développe un mode de résistance hybride entre les méthodes d’une guérilla et celle d’une armée régulière, utilisant les montagnes où ils font creuser un important réseau de tunnels qui permet à la résistance de supporter les bombardements.

Bien que nettement moins importante en nombre que Tsahal, la résistance repousse les assauts en structurant une « défense en essaim » : des petits groupes de dix à vingt hommes très mobiles avancent vers l’ennemi en privilégiant le corps-à-corps, et en inventant une artillerie portative avec des roquettes anti-chars de différentes portées, que la résistance retourne contre les hommes et les bâtiments. « Ce type de combat est fait de défenses fermes, d’embuscades, de contre-attaques suivies de disparitions soudaines : les tunnels facilitent les décrochages »14. Après un mois de guerre, le Sud Liban est ravagé et au moins 1200 civils ont péri sous les bombardements israéliens, effectués notamment avec du phosphore et des bombes à sous-munitions.

Malgré les pertes humaines, le Hezbollah et ses alliés, avec le soutien de la population, sortent vainqueurs face à l’armée israélienne et le parti bénéficie d’une aura qui le propulse principal parti de la résistance15. Plus tard, c’est l’importante aide fournie par l’Iran qui permettra aux habitants du sud de survivre et de reconstruire les villages détruits pendant les combats16.

Mort de Soleimani et réalités de l'axe de la résistance
Banderole du Hezbollah, « Our blood has won », à Taybeh (Sud Liban) en référence à la guerre de 2006 et à la résistance victorieuse contre l’armée israélienne

Après la guerre Iran/Irak et quinze ans d’interventions dans le moyen-orient, la Force Al Quds se transforme, passant d’une taille présumée de 3000 à 50 000 hommes, elle devient une organisation à la fois dotée d’un mouvement politique et de forces spéciales effectuant opérations extérieures et sabotages, mais également d’un service de renseignements et de financements spécifiques17. Surtout elle s’appuie sur un réseau d’organisations anti-occidentales et anti-sionistes, qui s’étend au Barheim, au Yémen, même en Arabie saoudite…structuré autour de ce qui devient le fameux axe de la résistance, allant principalement de Téhéran jusqu’à la bande de Gaza, en passant par la Syrie et le Liban.

Avec la deuxième guerre en Iraq et la guerre en Syrie, l’Iran passe d’une participation diffuse aux guérillas de la région à une participation directe en tant qu’État, dans tous les conflits régionaux où, entres autres, les occidentaux font avancer leurs intérêts, que ce soit en engageant ses armées sur différents fronts (Irak, Syrie), en soutenant des régimes alliés (Syrie), ou en ouvrant une ère diplomatique forte d’appuis comme la Russie et la Chine.

Pour comprendre ce nouveau statut de l’Iran, il faut en revenir au moment où l’alliance de Saddam Hussein avec les américains ne tient plus et où l’Iraq paie le prix fort de l’ingérence américaine depuis son invasion du Koweit avec la première puis la seconde guerre du golfe, qui mène à la pendaison d’Hussein. 

Depuis la guerre Iran-Iraq, de nombreux réseaux d’alliances se sont tissés entre les organisations de résistance chiites iraqiennes et le régime iranien, se renforçant au gré d’un anti-américanisme grandissant chez les iraqiens. Alors que l’après-Saddam échappe complètement aux américains, et que le pays se déchire dans des affrontements entre insurgés iraqiens, milices chiites, Al-Qaida et forces d’occupation américaines, l’Iran saisit l’opportunité d’affronter directement les américains.

Pour ça, la république islamique peut s’appuyer sur des milices chiites déjà très implantées en Iraq que Soleimani avec la force Al-Quds et le Hezbollah ont largement participé à constituer. La Badr Brigade qui s’était illustrée dans la résistance contre le parti Baath iraqien, et surtout l’armée du Mahdi créée après la chute d’Hussein, dirigée par le leader politico-religieux Moqtada al Sadr, particulièrement combative face à l’armée d’occupation américaine. L’armée du Mahdi, organisation nationaliste iraqienne, chiite et anti-impérialiste, met alors en place une résistance qui fait face aux méthodes de quadrillage urbain décidées par le général américain Petraeus. La résistance, basée sur l’usage généralisé des explosively formed projectiles, explosifs fabriqués en Iran capables de percer les blindages, sont utilisés comme des mines qui permettent de faire sauter les convois américains et de harceler des troupes nettement supérieures militairement18. Les milice pro-iraniennes vont ensuite essaimer sur la scène militaire et politique iraqienne, notamment au sein du regroupement de milices du Hachd al Chaabi19.

C’est également en Irak, quelques temps après la grande époque de la résistance anti-américaine, que Soleimani apparaît au grand public20. Alors que l’État islamique déferle sur le pays et occupe désormais le devant de la scène, Soleimani mène le Hachd al Chaabi lors de nombreuses batailles, et participe à stopper l’avancée du front djihadiste lors de la bataille d’Al Anbar en 2013 ou de Tikrit en 2014. Des photos le montrent alors commander les troupes sur le front21 et il s’adresse à l’armée américaine via les réseaux sociaux, lançant par exemple l’ironique « we are not like the americans, we don’t abandon our friends ». Il devient alors le symbole de celui qui combat à la fois l’État islamique, tout en mettant en cause la présence des USA sur le sol iraqien et le diable en personne pour l’armée américaine.

Mort de Soleimani et réalités de l'axe de la résistance

L’Iran gagne alors en influence et voit dans le conflit syrien un nouveau risque d’ingérence occidentale et de déstabilisation. Vieille alliée de l’Iran, la Syrie est aussi une étape pour les armes qui sont acheminées depuis toujours vers le Liban et le Hezbollah ainsi que Gaza, et le pays sans les Assad voudrait dire remettre en cause la géographie de « l’axe de la résistance ». La république islamique est prête à tout pour qu’elle ne tombe pas aux mains d’une opposition favorable aux occidentaux ou bien dans celles de l’État islamique ou d’Al Nosra.

Dès 2011, Soleimani mobilise la Force Al Quds aux côtés des troupes loyalistes, ainsi que des militants du Hezbollah (pour qui les frontières libanaises sont directement menacées), des miliciens chiites venant de tout le moyen-orient, de même que des équipements et de l’argent. Sans l’aide de l’Iran qui achemine armes et équipements par l’espace aérien iraqien après un accord passé avec le président iraqien al-Maliki, le régime se serait sans doute effondré. Faisant la navette entre la Syrie et l’Iraq, il participe là encore en tant que général, aux différentes batailles dans lesquelles les forces loyalistes et une myriade de milices venues de tout le moyen-orient sont impliquées, comme celle de Boukamal en 2017 qui permet de rallier un corridor terrestre entre Téhéran et Damas22.

Fin 2017, l’Iran a su composer un front en Iraq et en Syrie et ses forces alliées n’ont jamais été aussi opérationnelles et coordonnées, représentant une menace trop dangereuse aux yeux d’Israël, de l’Arabie Saoudite et des États-Unis. Craignant pour leurs intérêts, les américains durcissent leurs sanctions économiques et se retirent du JCPoA (Joint Comprehensive Plan of Action) qui encadre le développement du programme nucléaire iranien signé en 2015 sous l’administration Obama. Ce retour en arrière, qui sonne comme un acte irraisonné même pour une grande partie des diplomates occidentaux, plonge l’Iran dans une sévère crise économique. Les USA renforcent leur flotte dans le détroit d’Ormuz, point stratégique d’acheminement du pétrole et du gaz dans la région que l’Iran contrôle en grande partie. L’Iran réagit à ces pressions par des attaques ciblées contre des raffineries saoudiennes et sur des forces américaines basées en Iraq. En décembre, une milice iraqienne pro-iranienne lance un tir de missiles sur la base militaire abritant des forces américaines à Kirkourk et tue un consultant américain. Les États-Unis ripostent et bombardent cinq positions des Kataëb Hezbollah, une des principales milices du Hachd al Chaabi, à la frontière iraqo-syrienne, tuant 25 combattants. Le gouvernement iraqien comme une partie de la population réagissent immédiatement à cette nouvelle ingérence américaine et plusieurs milliers de manifestants liés aux milices pro-iraniennes se rassemblent devant l’ambassade américaine de Bagdad et tentent d’y pénétrer avant d’être repoussés par la sécurité américaine, notamment par des tirs à balles réelles. La colère du peuple iraqien est l’excuse que prend la défense américaine pour attaquer l’Iran, soupçonné d’avoir manipulé les manifestants. Trump choisit de réagir plus durement en ordonnant une attaque ciblée sur Soleimani qui doit arriver en Iraq. 

Mort de Soleimani et réalités de l'axe de la résistance

Cette décision est un affront direct à la souveraineté de l’Iran dont la gravité a déjà dissuadé Bush et Obama qui s’étaient vus proposer l’élimination de Soleimani à plusieurs reprises. Cette fois, on prend pour prétexte les récentes visites de Soleimani en Syrie, au Liban et en Iraq pour suspecter une riposte imminente commandée par les iraniens ce qui est infirmé par les rapporteurs de l’armée américaine qui travaillent sur place. On sait même déjà à ce moment que Khomenei a rappelé Soleimani à Téhéran mais ça ne change rien à la décision de Trump et de son aile dure qui saisissent, seuls, l’opportunité d’éliminer l’un de leurs principaux opposants, au mépris de l’avis du congrès américain, en violation de la constitution mais aussi d’un certain nombre de protocoles militaires des relations internationales23.

Cet assassinat est d’abord un coup d’arrêt à l’expansion iranienne qui devient trop manifeste pour l’axe israélo-saoudo-américain. Comme nous l’avons dit, Soleimani s’est imposé comme l’un des principaux contradicteurs de la politique américaine au moyen-orient. Enfin, plus qu’une action dissuasive, cet assassinat qui a lieu en Iraq montre que, loin d’être en recul en termes de politique impérialiste comme le retrait de troupes ici et là pourrait le faire croire, les américains se servent de n’importe quel pays dominé comme d’un terrain de jeu pour réprimer et assassiner leurs adversaires. 

Mais coup de pression ou déclaration de guerre, difficile de décrypter la stratégie à l’œuvre derrière cette opération, à moins de négliger les contradictions internes au sein du pouvoir américain. De même, si la réplique de l’Iran paraît bien piteuse et hasardeuse, on ne saurait en conclure qu’elle va s’arrêter là et qu’elle ne repousse pas ultérieurement l’affrontement. Il est peu probable que l’Iran se « laisse faire », mais pour la république islamique il s’agit surtout de maintenir son hégémonie plutôt que d’entrer en conflit direct. Plus important qu’une logique d’escalade, l’assassinat s’inscrit dans une nouvelle pratique d’éliminations préventives validée par l’ensemble des pays occidentaux, qu’il s’agit de surveiller de près24.

En effet, l’assassinat de Soleimani, même s’il rejoint la longue liste des martyrs de l’axe de la résistance, tels qu’Imad Mougnieh et son fils Jihad Mougnieh, Mustapha Baddredine, un des chefs militaires historique du Hezbollah ou encore Abbas Moussaoui, ancien secrétaire général du Hezbollah (qui sont les exemples récents d’une ingérence pratiquée de longue date par les États impérialistes et tout particulièrement les Etats-Unis et Israël), marque un tournant dans les pratiques admises de la guerre. En tuant un haut gradé d’une armée régulière, les américains ont dépassé un certain seuil (le dernier assassinat d’un général remontant en 1943, et il s’agissait d’un japonais dans le cadre du conflit mondial…) qui leur donne les pleins pouvoirs. Désormais, on voit mal quelle figure politique ou militaire serait susceptible d’être épargnée.

Mort de Soleimani et réalités de l'axe de la résistance
Les restes du véhicule où se trouvait Soleimani pulvérisé par un drone américain

À propos de la république islamique et de Soleimani, on pourrait bien sûr nous opposer que l’Iran mène elle aussi une politique hégémonique en pratiquant une forme d’ingérence dans la région. Ce qu’on ne peut nier mais non sans introduire quelques nuances. D’abord l’Iran n’est pas le premier agresseur et ce que l’on nomme « axe de la résistance » n’est pas une entité qui se construit depuis Téhéran, préalablement, au service d’un Iran conquérant, mais s’impose plutôt au rythme des agressions impérialistes. Surtout, il serait absurde de qualifier la politique iranienne d’impérialiste en renvoyant dos-à-dos USA et Iran. L’Iran étend son hégémonie sur la région, en particulier sur ses voisins proches comme l’Iraq, mais si elle fournit des armes et finance organisations et infrastructures, elle n’est pas dans une logique d’exportation du capital et ne fond pas ses alliés étrangers dans un monopole économique iranien.

Enfin, malgré le caractère réactionnaire du régime, force est de constater que la République islamique, à travers des figures comme Soleimani, permet à la résistance de se maintenir dans les régions qui font face aux agressions impérialistes. Car comment nier qu’il existe bel et bien un axe de la résistance effectif qui permet aux organisations armées telles que le Front populaire de libération de la Palestine, le Jihad islamique palestinien ou le Hamas, de défendre la bande de Gaza contre l’occupation sioniste ? Comment nier qu’avec l’aide de l’Iran et de Soleimani, la résistance au sud-Liban a mis fin à l’occupation ? Et comment nier qu’en Irak les américains, tout comme l’EI, ont toujours eu à faire face à une résistance acharnée dans laquelle l’Iran est largement investi ? Pour toutes ces raisons, on peut dire qu’à la logique de défense du territoire iranien s’imbrique indéniablement ce qui subsiste d’une logique tiers-mondiste. 

À ce titre on ne saurait oublier que Soleimani est le produit d’une révolution qui a percé une brèche dans le siècle en mettant fin au carcan du Shah sur l’Iran, tout comme on ne saurait oublier son importance comme modèle pour nombre de révolutionnaires au moyen-orient, après les échecs des nationalismes arabes, du communisme philo-soviétique ou révolutionnaire dans la région25. Une révolution qui pousse ce personnage à se retrouver sur les champs de bataille de l’impérialisme contemporain au moyen-orient, dans des pays constamment menacés depuis la fin de l’empire ottoman et a fortiori depuis la création d’Israël. Soleimani y contribuera à construire des modèles dont les organisations de résistance n’ont pas fini de s’inspirer.

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Que les choses soient claires : à l’évidence la république islamique ne représente pas aujourd’hui un modèle politique d’émancipation d’un point de vue révolutionnaire. La révolution telle qu’elle s’est déroulée a été confisquée à une grande partie de ceux-là même qui lui ont tracé un chemin vers la victoire, et dont les composantes idéologiques sont multiples. La légitimité de certaines revendications des soulèvements actuels en Iraq et au Liban, parfois déniée par l’Iran et nombre de ses alliés, ne fait aucun doute. À ce titre, l’exemple de Moqtada al Sadr qui a participé au soulèvement en Iraq tout en s’alliant avec des forces progressistes au-delà des tentatives de confessionnalisation du conflit, doit nous rester en mémoire. Mais Moqtada al Sadr est aussi celui qui a réactivé l’armée du Mahdi à l’annonce de la mort de Soleimani, alors que les deux hommes entretenaient des rapports plus que tendus. Et c’est bien parce que les USA sont le facteur principal d’oppression et de destruction dans la région que nous n’avons pas d’autres nuances à introduire. 

« En n’ayant de respect pour rien nulle part, l’impérialisme américain s’est fait l’ennemi de la population mondiale et n’a cessé de s’isoler chaque jour un peu plus. Ceux qui refusent l’asservissement ne se laisseront jamais intimider par les bombes A ou H aux mains de l’impérialisme américain. La vague de colère du peuple mondial à l’égard des agresseurs américains est irrésistible. Sa lutte contre l’impérialisme américain et ses laquais va à coup sûr remporter de plus grandes victoires encore. » Mao Zedong 

Groupe Jourdain

  1. https://www.lefigaro.fr/international/les-obseques-de-qassem-soleimani-ressoud-ent-le-peuple-iranien-20200106
  2. https://www.newyorker.com/magazine/2013/09/30/the-shadow-commander
  3. https://orientxxi.info/magazine/les-kurdes-iraniens-pieges-entre-teheran-et-washington,3290
  4. https://www.newyorker.com/magazine/2013/09/30/the-shadow-commander
  5. Georges Corm, Le Liban contemporain, La découverte, Paris, 2012.
  6. Sabrina Mervin (collectif), Le Hezbollah, état des lieux, Actes Sud, Paris, 2008.
  7. Walid Charara, Frédéric Domont, Le Hezbollah, un mouvement islamo-nationaliste, Fayard, Paris, 2004.
  8. https://www.newyorker.com/magazine/2013/09/30/the-shadow-commander
  9. Wissam Alhaj, Nicolas Dot-Pouillard, Eugénie Rébillard, De la théologie à la libération, histoire du Jihad islamique palestinien, La découverte, Paris, 2014.
  10. Nicolas Dot-Pouillard, La mosaïque éclatée, une histoire du mouvement national palestinien (1993-2016).
  11. Idem
  12. Walid Charara, Frédéric Domont, Le Hezbollah, un mouvement islamo-nationaliste, Fayard, Paris, 2004.
  13. https://www.lepoint.fr/monde/iran-le-general-soleimani-raconte-sa-guerre-israelo-libanaise-de-2006–01-10-2019-2338823_24.php
  14. https://orientxxi.info/lu-vu-entendu/le-hezbollah-contre-israel-les-lecons-d-une-victoire,0523,0523
  15. Michel Goya, Marc-Antoine Brillant, Israël contre le Hezbollah, chronique d’une défaite annoncée, 12 juillet 14 août 2006, éditions du rocher, Paris, 2014
  16. https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2014-2-page-105.htm#
  17. https://www.newyorker.com/magazine/2013/09/30/the-shadow-commander
  18. Idem
  19. https://orientxxi.info/magazine/les-milices-un-enjeu-capital-de-la-reconstruction-politique-de-l-irak,2259
  20. https://cissm.umd.edu/sites/default/files/2019-07/CISSM%20full%20Iran%20PO%20report%20-%20072717-Final2.pdf
  21. https://www.newsweek.com/iranian-military-mastermind-leading-battle-recapture-tikrit-isis-311516
  22. https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2017/12/28/l-iran-maitre-du-jeu-regional_5235123_3218.html
  23. https://www.nytimes.com/2020/01/04/us/politics/trump-suleimani.html
  24. https://www.liberation.fr/debats/2020/01/07/l-assassinat-du-general-iranien-qassem-soleimani-enterre-un-peu-plus-le-droit-international_1771883
  25. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00674201/document
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