Lazarus : Notes de travail sur le post-léninisme

La révolution, c’est l’État, c’est le remplacement d’une forme d’État par une autre. Le parti, c’est la révolution plus le communisme.

Sylvain Lazarus

Dans ce texte écrit en 1981 – moment charnière tant du point de vue de son propre parcours militant que de la situation d’ensemble1 – Sylvain Lazarus dresse un état des lieux de son rapport au léninisme, en tant que paradigme ayant déterminé l’essentiel de la politique révolutionnaire au XXème siècle.

Lénine est d’abord pour lui le nom propre de la politique moderne : il invente le parti2, dans une modalité qui n’existait pas auparavant. En effet le parti est chez Lénine sous condition. Sous condition de quoi ? De la conscience, d’une « conscience de l’antagonisme avec tout l’ordre social et politique existant ». D’où s’éclaire la discontinuité entre Marx et Lénine : « il n’y a plus d’accès direct à l’histoire, au sens de Marx, au sens des lois naturelles, appartenant à l’ordre des choses. L’histoire, il faut la faire. »

Lazarus s’attache ensuite à identifier les limites du léninisme, ou plutôt à distinguer entre sa part d’universel et sa part de « spécifique historique ». Il s’agit de dire ce qui du léninisme est pour nous saturé. Un point fondamental réside en ceci que la capacité des masses ne se laisse jamais réduire au seul maniement de l’antagonisme. Or la logique léniniste est essentiellement une logique que Lazarus appelle « politico-étatique », c’est-à-dire orientée par les questions de l’État et de la prise du pouvoir. On peut la résumer ainsi : le parti est l’instrument de classe pour prendre le pouvoir d’État par la révolution.

Mais « le pouvoir, c’est tactique. La révolution elle-même, c’est de la tactique, au regard de l’État. La stratégie, c’est le communisme. » Et c’est précisément ce dernier terme qui, dans le léninisme, a fait défaut. Si le parti léniniste s’est révélé adéquat aux tâches de l’insurrection victorieuse, l’expérience a fait la preuve de son insuffisance radicale quant à celles de la transition au communisme. Pour le dire avec Natacha Michel, « le léninisme nous laisse orphelins d’une doctrine de la politique après la prise du pouvoir ».

En ce sens le maoïsme et l’expérience de la Révolution culturelle (cette révolution après la révolution, « Commune de Paris de l’époque des États socialistes »3) « ouvrent à la nécessité d’une rupture ». Élaborer la thématique d’un parti de type nouveau c’est assumer que le post-léninisme implique une réinvention organisationnelle – pour autant qu’une politique est homogène en toutes ses séquences et que « la façon dont on se comporte lors de la création d’un parti (où il y a trois personnes) et celle lorsque l’on est parvenu au pouvoir sont immanentes l’une à l’autre ». La conscience, nourrie par l’expérience historique, des enjeux de l’étape d’après, doit influencer en retour la forme même de l’organisation politique.

Si « le parti, c’est la révolution plus le communisme », il importe donc qu’au-delà de la nécessaire mais insuffisante tactique révolutionnaire, « la question du communisme [soit] dans une intériorité permanente au parti » – intériorité qui se donne, outre l’antagonisme, à travers une « positivité fondamentale : la confiance dans les masses. »

Nous pensons que pour toutes celles et ceux qui, aujourd’hui, s’attachent à l’invention de nouvelles formes d’intervention populaire et de nouvelles hypothèses stratégiques, ce texte formule de précieuses intuitions.

En guise d’introduction

L’interrogation dont il faut partir est l’interrogation fondamentale, celle qui permet d’organiser l’ensemble des aspects de notre politique dans la conjoncture : qu’est-ce qui, de notre pratique et de notre pensée, concentre l’aspect nouveau de notre entreprise : construire un parti de type nouveau ? Quels sont les termes à travers lesquels on pourrait disposer le débat, la lutte, entre ce qui va vers le parti de type nouveau et les conceptions anciennes du parti ? On ne peut sérieusement dire qu’on est engagé dans le parti de type nouveau que si, simultanément, on a de quoi penser la différence entre le nouveau et l’ancien.

Pendant un certain nombre d’années, nous avons insisté sur le léninisme. Nous avons avancé qu’en France un aspect décisif du maoïsme était d’être léniniste. Je pense qu’aujourd’hui le léninisme est une méthode et un contenu de pensée qui sont justes dans leur historicité propre4. Mais que, pour ce qui est de l’historicité actuelle, dans son usage pour notre temps, le léninisme représente un contenu ancien : particulièrement sur la question du parti. Il faut désormais opposer ce qu’il y a d’universel dans la dynamique de pensée présente chez Marx, Lénine, Mao, au spécifique historique. Comme toute chose, ce spécifique est un jour périmé.

Continuité et discontinuité

Lénine (et ceci est fort connu) invente le parti. Et, pour nous, il ne s’agit pas d’une simple référence à Que faire ?, livre dans lequel il en développe la conception en 1902. Nous voulons dire qu’entre Marx et Lénine il y a discontinuité. Le parti de l’époque de Lénine n’est pas un organigramme qui a rencontré miraculeusement une situation historique. Il est une invention incomparable et singulière. Chez Marx, il n’y a pas de démarche équivalente à celle de Lénine. Le marxisme fondateur n’est pas un marxisme de parti5.

Ce n’est pas dire seulement que l’un a dirigé une révolution, l’autre un mouvement de pensée et d’action. C’est dire que chez Lénine il y a, à partir d’une situation historique nouvelle, et par conséquent à partir de concepts nouveaux, l’existence d’un procès révolutionnaire qui inclut l’élément du parti. Dès lors, le dispositif conceptuel est transformé.

1. Le post-léninisme

Parti, classe, révolution, pouvoir, État, permettent traditionnellement de faire la théorie des mouvements que le léninisme a dirigés. Cette suite de concepts se déploie de la manière suivante : le parti est l’instrument de classe pour prendre le pouvoir d’État par la révolution. Dès lors le léninisme devient une fusion de l’organisationnel (le parti) avec le mouvement réel. Le mouvement réel, c’est l’existence de processus historiques dans ce que nous appelons, de façon maoïste, les larges masses, que Lénine nomme la masse ou le peuple. L’entrée de la politique dans les masses, pas seulement dans la classe ouvrière, se donne au travers de ce que nous appelons, nous, le mouvement. L’existence, d’une part, d’un mouvement engagé dans le processus révolutionnaire et, d’autre part, du parti (le PSODR, Parti ouvrier social-démocrate de Russie) change la donne. Le parti, certes, se propose de diriger le mouvement, pour des raisons que nous allons voir plus loin : en guise de pierre d’attente, disons que le parti est ce qui promeut la conscience de l’antagonisme avec l’ordre existant et qui se propose de la maîtriser à l’avantage des ouvriers et du peuple.

Mais, la présence du mouvement est à mon avis ce qui impose d’inclure la catégorie de communisme dans le dispositif conceptuel du parti léniniste. Par fidélité à Marx ? Pas principalement. La révolution est le processus qui concerne le pouvoir d’État dans la forme de la prise de pouvoir et du remplacement de la forme bourgeoise de l’État par une autre : la dictature du prolétariat. Le communisme, lui, concerne l’après révolution : il en est le but stratégique. Le communisme comme objectif, c’est la société sans classe, le dépérissement de la forme de domination qu’est l’État, et le « à chacun selon ses besoins, de chacun selon ses capacités ».

Marx, quand il parle du prolétariat après la révolution, développe bien la question du communisme comme but, mais il n’en indique pas le processus. Ce que des anti-marxistes ont décoré du nom de messianisme. La pratique et la théorie de Lénine permettent de faire du communisme sinon quelque chose de réel, du moins un concept stratégique. Il y a donc « simultanéité » entre l’immédiat (la révolution) et le stratégique (le communisme). Pour la première fois et dans un possible non théorique mais pratique, la révolution et le processus du communisme sont mis en perspective. On peut donc avancer que la révolution est la catégorie de la prise du pouvoir d’État, tandis que le parti est la révolution plus le communisme, dans leur articulation idéologique. Mais dans cet articulation seulement. Je le dirai dans mes termes : tenir un bout du communisme, c’est faire entrer, dans les questions posées, la vie des gens. Pourtant, quand on analyse le léninisme du point de vue de la fusion de l’organisationnel (le parti) avec le mouvement réel, ce n’est pas exactement ce qui se passe.

Nous venons de le dire, les concepts principaux du léninisme sont : parti, classe, révolution, pouvoir, État. Autrement dit, ces concepts appréhendent la réalité (en Russie et autour de 1917) dans la seule dimension politico-étatique. Nous dirons qu’ils n’en sont qu’une logique, c’est-à-dire qu’ils n’épuisent pas toute la réalité. S’il existe un concept léniniste correspondant au « mouvement », celui-ci est saisi dans le seul rapport à l’État, au pouvoir. Le mouvement est donc, lui aussi, appréhendé dans les catégories politico-étatiques : parti, classe, révolution, pouvoir, État. Catégories qui s’articulent, comme je l’ai dit plus haut : le parti est l’instrument de classe pour prendre le pouvoir d’État par la révolution. Le parti vise l’État au travers de la classe. Ce qu’il faut souligner c’est que c’est un même dispositif qui : (1) donne son rôle à la classe ouvrière et (2) permet la direction du mouvement de masse dans son déploiement révolutionnaire. On le voit : la révolution, dans toutes ses composantes et avec tous ses acteurs, n’est référée qu’à la question du pouvoir et de l’État. Le léninisme est ce qui s’empare des processus historiques réels dans une dynamique dominée par la logique politico-étatique de la prise du pouvoir d’État6.

De ce point de vue, le léninisme relève d’une sorte de fusion de ce que Mao Tsé-toung appelle le socialisme scientifique (la théorie des classes et de l’État) avec le mouvement de masse : fusion pratiquée dans son historicité effective. On ne peut le nier : à ce moment-là, en Russie, le rapport à l’État, qui consiste à l’abattre et à le remplacer par la dictature du prolétariat trouve son principe de réalité dans les masses.

Donc, le parti appréhende et dirige ce qui du mouvement de masse se rapporte à la question de l’État, de la révolution, du pouvoir. Mais ce dispositif épuise-t-il la matière politique présente dans ce mouvement ? Ce n’est nullement évident. Le léninisme travaille sur ce qui lui est nécessaire quant aux tâches de classe de la révolution, sur ce qui lui est nécessaire pour transformer le réel politico-étatique. Est-ce là le tout de l’existence politique des masses ? Certainement non. Nous le savons : désormais, ce qui permet la conduite, d’un point de vue de classe (c’est-à-dire du point du prolétariat), du mouvement ne condense pas toute la capacité des masses. Ce serait réduire cette capacité à son seul efficace antagonique dans l’antagonisme. Existe une complexité, une richesse de la politique dans le mouvement de masse, qui ne se réduit pas seulement au maniement de l’antagonisme. C’est dans cette direction que nous devons chercher, nous qui sommes dans une situation qui, visiblement, n’est pas révolutionnaire, au sens léniniste du terme. Et ceci doit régir aussi notre rapport au léninisme.

Vu de ce point, le léninisme est une conception particulière du parti qui se résume et se limite à avoir un point de vue de classe7, identifié à la question de la direction : le parti dirige et le prolétariat organisé et le mouvement de masse. Or, pratiquer la direction des processus ne signifie pas à soi seul qu’on en maîtrise complètement la matière interne.

On ne peut cependant pas « juger » Lénine du point de vue de ce qu’il aurait dû faire. Cette attitude, qui est par exemple celle de Charles Bettelheim, nous est étrangère. Au contraire, nous dirons que le fait qu’il y ait discontinuité dans l’histoire du marxisme – comme nous le soutenons – fonde l’intelligence historique du marxisme.

Le léninisme, vu d’aujourd’hui, est au point de croisement de l’histoire idéologique mondiale8, doctrine des ruptures  opérées par des situations révolutionnaires éminentes et d’une histoire des masses. Ses limites ne témoignent pas d’une carence, mais d’un état de la question : c’est ce qu’il y avait à résoudre, pour des communistes, dans l’espace ouvert par la Commune de Paris. Il faut, quant à l’histoire du marxisme réel, se conformer à un principe d’empirie historique, autrement dit à une histoire subjective, sauf à tomber soit dans une histoire objectivée (produit des contradictions objectives), soit dans la creuse problématique du « il aurait dû faire ».

Nous pensons que, s’agissant de l’histoire du marxisme, il faut substituer à une doctrine des erreurs une problématique en termes d’historicité (il y a historicité chaque fois qu’une nouveauté politique s’invente) qui n’exclut nullement le jugement critique et l’obligation d’inventer. Soulignons que la rétrospection en termes d’erreurs a pour finalité la négation de l’exigence du nouveau. C’est une autre attitude qu’il faut avoir avec les épisodes révolutionnaires antérieurs : saluer leurs prouesses, comprendre leur valeur dans leur historicité propre. Mais, il n’y a pas de cumulation possible d’un épisode à l’autre. Dans ma conception de la politique, il faut aller au-delà de la logique politico-étatique ou sans doute même l’abandonner. Partant, le léninisme doit être dit un dispositif historiquement ancien. Il doit être dépassé. Sinon le rapport au léninisme est dans la répétition. L’histoire de ce que je continue à nommer le marxisme politique est une histoire des ruptures et non d’un continuité.

Le maoïsme marque donc une rupture. Ou plutôt, il ouvre à la nécessité d’une rupture, sans que pour autant le dispositif conceptuel de cette rupture soit constitué. Il y a un relatif silence de la Révolution culturelle et de Mao Tsé-toung sur ce que serait le profil du parti de la nouvelle étape. Mao et la phase créatrice de la Révolution culturelle tracent des pistes sur la question des masses, sur le prolétariat, mais pas sur la politique prolétarienne, sur la politique du parti. Mao ouvre à un post-léninisme en termes de politique de masse, sans que pour l’instant on puisse dire que le principe d’unité entre politique de masse et politique de classe (parti) soit trouvé. Nous sommes historiquement la deuxième génération des post-léninistes : tel est le cadre de nos questions.

Paradoxalement, après avoir indiqué l’obligation de ne pas répéter mais d’inventer dans chaque historicité singulière et proposé de penser en termes de discontinuité et de rupture chaque apport des théoriciens du marxisme révolutionnaire, je voudrais faire une remarque en faveur de la continuité.

Curieusement, la discontinuité peut être objectivante. Par exemple, si pour (presque) tout le monde le maoïsme n’est pas le bolchévisme, la rupture entre les deux est souvent considérée comme une différence au sein d’une même histoire objective, celle de l’histoire mondiale du communisme. C’est, alors, une seule histoire avec des différences. Or, on le sait, je plaide pour la rupture. Pourtant, un certain type de continuité existe, que je place ailleurs que dans l’histoire : c’est celle du rapport militant au nouveau, rapport que, paradoxalement, j’appelle celui de continuité. La continuité, je la situe dans la subjectivité militante, telle que je la conçois : quand on est face à la nécessité d’une invention du nouveau, c’est qu’il faut continuer dans la discontinuité. Il faut continuer pour trouver la rupture. Cette continuité prend toute sa valeur si on examine le point suivant : prenons la diversité des situations, Commune de Paris, bolchévisme, guerres coloniales, révolution chinoise, etc. Si on considère ces « situations », on se rend compte alors que toute politique, qu’il y ait prise de pouvoir ou non, mais particulièrement s’il y a prise de pouvoir, est homogène dans toutes ses séquences. Pour faire image, je dirais : la façon dont on se comporte lors de la création d’un parti (où il y a trois personnes) et celle lorsque l’on est parvenu au pouvoir sont immanentes l’une à l’autre. Chaque politique, dans des situations radicalement distinctes, en rupture avec les autres, et avec des dispositifs conceptuels propres, joue son destin avec les même cartes. Une politique est homogènes en (et à) toutes ses séquences. Cela est la seule forme de continuité admissible.

2. Le parti, entité dialectique ?
Après l’examen de ses limites, examen de la nouveauté de Lénine

Qui a remis Hegel sur les pieds ?

On s’est longtemps fié à la phrase fameuse de Marx sur le renversement de Hegel, faisant passer de la dialectique idéaliste à la dialectique matérialiste. « Pour Hegel, le mouvement de la pensée, qu’il personnifie sous le nom d’idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n’est que la forme phénoménale de l’Idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’homme » (postface à la seconde édition allemande du Capital). Hegel marchait sur la tête, je l’ai remis sur les pieds, dira-t-il.

Marx, en arrimant la dialectique dans la pratique concrète des hommes aurait renversé Hegel. La rupture entre Hegel et Marx a pour enjeu traditionnel l’évaluation du matérialisme de Marx.

Or, s’il y a rupture dans l’histoire du matérialisme, je ne l’assigne nullement à ce déplacement effectué par Marx, mais au moment où le matérialisme et la dialectique matérialiste trouvent un principe de réalité. Et ce principe de réalité n’est pas celui d’une science, serait-elle celle de l’histoire. C’est un principe de réalité politique. Il est contemporain non de l’adresse de Marx à Ière Internationale (1864), mais de l’impérialisme : la dialectique matérialiste, dans son principe de réalité, est celle du léninisme. À savoir, de ce moment où Lénine, avec Que Faire ? (1902), invente le parti, dans une modalité qui n’existait pas jusque là, qui constitue une rupture. Lénine le dit bien : Nous allons créer le parti des révolutionnaires. Il faut des révolutionnaires pour qu’une telle organisation existe, qui rompt avec le travail politique artisanal au profit de militant professionnels.

Si la dialectique matérialiste est dans son principe de réalité contemporaine du léninisme, on peut avancer, aussi abrupte que soit la formule, que le parti léniniste est le « noyau » de la dialectique matérialiste. Assigner la dialectique matérialiste à l’histoire donne une science : le matérialisme historique, qui en avait la prétention. Assigner la dialectique matérialiste au parti léniniste indique que le principe de réalité est politique. Il n’est plus historique – là se trouve la rupture.

Dès lors se posent deux problèmes. Le premier : celui de la dialectique9, c’est-à-dire des contradictions (bourgeoisie / prolétariat et masses10 / État, dont je parlerais plus loin) et de leur jeu. Et le second : celui du matérialisme. Pour Lénine, le parti est ce qui va s’approprier les « lois de l’histoire » dans leur processus réel, seul matérialisme recevable.

Bien sûr, dans ce moment nôtre, où nous cherchons ce que peut être un parti de type nouveau – et où nous pouvons nous dire (partiellement) des maoïstes-léninistes et la seconde génération post-léniniste -, un examen du léninisme dans sa nouveauté (après celui de ses limites) est essentiel.

Ce que je souligne ici est que Lénine, s’il est avéré que sa conception du parti est dialectique, offre une autre destination à la dialectique : la politique. Qu’est-ce que le parti pour Lénine ? Nous allons voir immédiatement que la catégorie fondatrice de la notion de parti est celle de conscience. Conscience de l’antagonisme avec l’ordre politique et social existant. Conscience de la contradiction principale entre prolétariat et bourgeoisie au pouvoir. Le parti est-il simplement le lieu ou l’instrument du maniement des contradictions auxquelles s’applique la dialectique marxiste ? Identification qui en ferait l’entité dialectique que j’annonce dans mon titre. Ou bien, est-ce que l’introduction de la notion de conscience transforme et modifie l’approche dialectique ? Possibilité que j’ai ménagée en introduisant, toujours dans mon titre, un point d’interrogation : le parti comme entité dialectique ?

Le parti sous condition

On peut avancer en faveur du parti comme entité dialectique que la première fois qu’une conception politique de la dialectique est établie, c’est avec la problématique (développée dans Que faire ?) de la conscience et du parti11. Pourquoi ?

La conscience léniniste ne consiste nullement en l’extension de la « conscience de classe » telle que Marx l’envisageait. Pour Marx, l’organisation des prolétaires (en fraction d’autres partis) ne dépend pas de la conscience mais de la connaissance : « l’état-major politique […] de la classe doit posséder la connaissance des lois du développement social », écrit-il. C’est cette connaissance des lois de l’histoire qui effectue le passage de la classe en soi (qui existe objectivement) à la classe pour soi (qui connaît sa force et son rôle dans l’histoire), en soi, pour soi étant des concepts empruntés à la dialectique.

Le parti léniniste repose, lui, sur la conscience – celle de l’antagonisme avec l’ensemble de l’ordre social et politique existant. Non pas science dialectique ni connaissance des lois de l’histoire, la conscience léniniste est celle d’une opposition irréductible, d’une contradiction fondamentale. C’est seulement à partir de l’existence d’une telle conscience que le parti peut exister : la conscience de l’antagonisme est la condition du parti. Il n’y a de parti que si une telle conscience existe. Le parti léniniste est donc un parti sous condition.

Autrement dit, pour créer un parti révolutionnaire, il faut des gens au clair sur l’impossibilité de parvenir à une révolution sans détruire l’ordre social existant et l’État qui en est le concentré. Tout part de la conscience de l’antagonisme. L’organisation est sous la condition de cette conscience. Il n’y a de parti que si existe une telle conscience. Là où nous en sommes et du point de notre interrogation, on dira que, en tant que conscience de l’antagonisme, il s’agit bien d’une conscience dialectique puisqu’elle se donne en termes de contradictions (elle est conscience de la contradiction entre État et classe, entre État et masses). D’autre part, il s’agit bien d’une rupture avec Marx : ce ne sont plus les lois de l’histoire qui jouent le rôle prépondérant. La dialectique est celle entre la conscience (antagonique…) et l’État, et elle ne repose plus sur le mouvement historique des contradictions de classe ni sur la connaissance des lois du développement social12.

Mais, si Lénine maintient le dispositif des contradictions, il le modifie : les contradictions de classe n’auront pas à elles seules la puissance que leur accordait Marx. Il transforme le dispositif des contradictions, principalement bourgeoisie / prolétariat, à travers sa proposition d’édifier un parti révolutionnaire, lequel « produit » la contradiction masses / État. Cette contradiction n’existe pas dans le marxisme de Marx, c’est le parti léniniste, ralliant les masses à son projet, qui la dispose. La contradiction masses / État est une autre nouveauté léniniste, articulée à celle essentielle de la conscience de l’antagonisme comme condition du parti.

Conséquence majeure : il n’y a plus d’accès direct à l’histoire, au sens de Marx, au sens des « lois naturelles », appartenant à l’ordre des choses. L’histoire, il faut la faire. Dès lors s’impose le passage du marxisme au léninisme, c’est-à-dire le passage de l’histoire à la politique. Le parti est à la fois l’opérateur et le lieu de ce passage.

Différentes lectures de la rupture léniniste

J’ai parlé de la continuité et de la discontinuité : c’est sur ce point que les différentes lectures de Lénine prennent position. Lénine, lui, ne problématise pas la nature exacte de son rapport au marxisme, si ce n’est qu’il lui déclare une fidélité fondamentale.

1902, le moment de Que faire ?, n’est pas le moment de Marx, chacun l’admet. Mais, une première lecture consiste à dire que les propositions léninistes sont une extension quasi naturelle du marxisme, donc une extension de la puissance de classe prolétarienne. Auquel cas, le marxisme est un invariant et les « variations » sont d’application et de cumulation. Le léninisme alors ne serait que le travail d’un invariant. On constatera seulement une historicité du travail de l’invariant. Il n’y aurait pas rupture, il y aurait progrès. Une autre lecture, voisine, autre refus de la nouveauté du léninisme, est celle selon laquelle Lénine est certes celui qui a eu à affronter une situation nouvelle, en particulier celle produite par l’impérialisme, mais qui considère que cette situation, bien que nouvelle, n’exige pas une nouvelle intellectualité de la politique, car en continuité avec la période antérieure de l’accumulation du capital.

Mon approche de Lénine est à l’opposé. Je la donne sous la forme suivante : quand il y a une nouvelle séquence et une puissance d’inventivité dans l’intellection de cette nouvelle séquence, tout est renouvelé. Si les mots restent les mêmes, leur sens est nouveau. À partir de Lénine, tout le lexique marxiste doit être compris à neuf.

L’idée du parti pour Lénine, approfondissons-la. Citons-le : « Celui-là seul est un marxiste qui étend la reconnaissance de la lutte des classes jusqu’à la reconnaissance de la dictature du prolétariat » (L’État et la Révolution, chap. II, 3). En apparence c’est proche du propos de Marx dans sa fameuse lettre à Weydemeyer. En réalité, c’est différent : le parti est ce qui va permettre une historicité de la décision politique, de disposer une adéquation de la décision, de la situation et de la puissance communiste de la classe – « communiste » signifiant ici la visée du dépérissement de l’État comme objectif du processus. Cette dimension communiste est fort importante, je l’ai souligné plus haut.

3. Dialectique des contradictions
Ou approche fondatrice d’une théorie du subjectif ?

L’exigence du communisme ne s’applique pas seulement à l’après-révolution, elle s’applique à la question de l’organisation et à la figure militante. Ce dont témoignent les textes. Dans le Manifeste, le communisme est un « spectre [qui] hante l’Europe ». Cinquante ans plus tard, avec les bolchéviques, le communiste est la figure du militant organisé. On est passé de l’histoire à la conscience et à la pratique de l’organisation.

Qu’on en soit à l’époque de l’impérialisme est très important. Pour le Lénine L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, qui date de 1916, l’impérialisme est l’objectivité de la situation mondiale. Le parti léniniste est aussi face à une contradiction, homogène à et incluse dans sa constitution : d’un coté les classes et les masses, et de l’autre l’État. Il y a une objectivité des contradictions masses / État, bourgeoisie / prolétariat constamment repérable : la répression ouvrière et antipopulaire en Russie, le tsarisme, le dispositif de guerre… De l’autre coté, il y a la conscience et le parti sous condition de la conscience, pôle subjectif. La contradiction masses / État, de même que celle bourgeoisie / prolétariat, est subjectivée. Ce qui signifie que le parti s’en empare, que la contradiction objective devient conscience. Le principe de subjectivation est d’inscrire cette contradiction dans la conscience de l’antagonisme et la perspective de la destruction révolutionnaire de l’État bourgeois.

En assignant la politique à la conscience de l’antagonisme comme condition du parti, Lénine, je le disais en commençant, offre un principe de réalité au matérialisme et à la dialectique matérialiste. Mais, je disais aussi : ce principe de réalité n’est pas celui d’une science, serait-elle celle de l’histoire, c’est un principe de réalité politique. Ce dernier point a-t-il des conséquences sur la nature dialectique du parti ? La question de la dialectique, si elle est réellement à l’oeuvre, outre le maniement de l’antagonisme (à tout l’ordre social et politique existant), peut se dire comme présence d’une articulation contradictoire de l’objectif (des contradictions objectives) et du subjectif (maniement des contradictions objectives à partir d’un élément subjectif : la conscience). Jusqu’ici, on est dans une dialectique du subjectif et de l’objectif. Mais voilà, la conscience de l’antagonisme est condition du parti. Il y a rupture. Si Lénine, je le répète, offre un principe de réalité politique (au matérialisme et à la dialectique matérialiste), ce qui nous intéresse ici est que ce principe de réalité politique est le parti. Et cela a des conséquence sur la dialecticité, et donc sur la caractérisation du parti comme entité dialectique.

Nous voici au point capital. La conscience relève-t-elle d’une dialectique, dans laquelle elle occuperait le pôle subjectif allant se nier et se transformer en une nouvelle objectivité supérieure, la dictature du prolétariat par exemple ? Ou, autrement dit, la question est de savoir si le rapport entre contradictions objectives et conscience de l’antagonisme, comme condition du parti, relève d’une dialectique entre subjectif et objectif. Tout se joue entre conscience comme condition et conscience de l’antagonisme. Comme conscience de (l’antagonisme), la conscience est dialectique et pôle subjectif. Comme condition (du parti) la conscience n’est pas dialectique : elle ne s’articule pas au parti par l’intermédiaire d’une contradiction (dans une dialectique). Elle s’articule au parti en tant que condition, ce qui n’est pas un rapport dialectique : elle le rend possible, elle en est un préalable nécessaire. La conscience est articulée au parti par une relation de condition qui, elle, n’est pas dialectique. Reculerions-nous ici de Hegal à Kant, chez qui l’espace et le temps sont les conditions a priori de la sensibilité ? Nous ne sommes pas dans la philosophie : la relation de condition est l’invention politique du léninisme. Et ce qui est le plus important et qu’il faut longuement réfléchir, c’est que « conscience subjective comme condition du parti » est certes un énoncé non dialectique, mais surtout c’est un énoncé indiquant l’existence d’une opération du subjectif sur lui même. Lénine, si nous avions raison, donne carrière à une approche subjective de la politique.

De même, dès lors que la contradiction antagonique est subjectivée, c’est-à-dire devient conscience, ce qui est la signification et bientôt la force du parti léniniste, elle ne fonctionne pas comme pôle d’une contradiction mais comme conscience de parti. L’antagonisme, conjoint qu’il est au thème de la conscience politique, n’est pas dialectique, mais bien subjectivation. La lutte de classe est peut-être pensable objectivement comme dialectique, mais la pensée de son maniement politique ne l’est pas. Le subjectif n’est pas un moment d’une dialectique, comme il l’est dans la dialectique philosophique. Le subjectif est ici une pensée pensable à partir d’elle même : la conscience antagonique est pensable à partir du parti, comme sa condition et non à partir d’un pôle objectif. Ce n’est pas l’antagonisme comme contradiction, mais comme conscience qui constitue le parti.

Pour le dire de façon ramassée, l’antagonisme peut être dialectisé (lutte de classe, contradictions objectives) dans une doctrine du subjectif, lui non dialectisable. S’il l’était, on se retrouverait dans une dialectique du subjectif et de l’objectif, ce qui n’est pas le cas. Disons-le encore une fois. Avec le parti sous condition, on n’est pas dans une pensée où le parti est de l’ordre du subjectif et la contradiction masses / État, l’impérialisme, du coté de l’objectif, c’est-à-dire dans une dialectique de l’objectif et du subjectif – le parti ayant pour fonction d’articuler l’un et l’autre contradictoirement. La conscience de l’antagonisme n’est pas une telle articulation, puisqu’elle constitue le parti sous condition et non dans la dialectisation de la conscience avec un autre terme. Ce qui permet une approche du subjectif pour lui même.

Proposant une véritable approche du subjectif pour lui-même, Que faire ? abolit la dialectique de l’en soi et du pour soi, par laquelle Marx désignait le prolétariat sans organisation et le prolétariat organisé. Lénine substitue au pour soi la conscience et fonde la dimension subjective du parti. Ce que je retiens pour nous de l’invention léniniste est ceci : le principe d’existence d’un parti révolutionnaire est la contradiction masses / État dans la forme de rupture qu’est l’élément subjectif. L’on passe de la lutte des contraires dialectiques à une doctrine du subjectif. À partir de ce point, on ne peut plus dire que la contradiction masses / État est purement objective. À preuve, elle sera maniée par Lénine à travers ce qui s’appelle « le point de vue de classe ».

4. La conscience vient « de l’extérieur »13 et le point de vue de classe

Résumons-nous. Le parti léniniste tient deux fils, celui du parti sous condition de la conscience de l’antagonisme à l’ordre politique et social existant, fil du subjectif pur, et celui de la subjectivation des contradictions : bourgeoisie / prolétariat, classe / État, masses / État, qui est le point de vue de classe. Le point de vue de classe est une subjectivation. Mais pas uniquement. Il est aussi une garantie.

Vient en renfort de ce point la célèbre thèse selon laquelle la conscience antagonique n’est pas spontanée et vient « de l’extérieur ». Cette rupture opérée par la conscience est hétérogène aux situations. Ce qui garantit cette hétérogénéité, c’est le point de vue de classe. Conscience venant « de l’extérieur » et point de vue de classe sont la forme que prend, dans le léninisme, le nouage de la contradiction de classe subjectivée et du pur subjectif. C’est pourquoi on peut dire : le parti léniniste est le subjectif, le parti est le point de vue de classe.

5. Contre-épreuve :
Conception dialectique du parti
comme dérive vers le Parti-État

La dimension subjective est un garant de stabilité, du un du parti, de son unité, quels que soient les débats qu’il connaît en son sein, par exemple au moment de la décision de l’insurrection en 1917. La dimension subjective est le garant de sa stabilité : puisque le parti n’est pas constitué tout en entier par les contradictions objectives, il subsiste dans leurs aléas.

Un autre des aspects positifs de l’assertion de Que Faire ? selon laquelle la conscience vient de l’extérieur est qu’elle détermine l’alliance des prolétaires et des intellectuels, et combat la foi illimitée dans le seul mouvement de masse. Mais en même temps c’est aussi une limite. Voyons pourquoi et comment.

Une vision courante depuis la GRCP (Grande Révolution Culturelle Prolétarienne), et son interprétation hâtive, est de considérer le parti comme une formation dialectique où le jeu des contradictions objectives se déchaîne. Le parti est dit dialectique à proportion de ce que s’y mènerait la lutte des classes. Avec diverses variantes : le parti serait divisé par la lutte des classes, il serait le reflet de la lutte des classes dans la société. Ou, avec le même argument, la thèse inverse : n’étant que le reflet (doctrine d’un parti superstructure), il est épargné par la lutte des classes, celle de la dialectique réelle. Ou encore, il est le centre de la lutte des classes – ce qui légitima les gardes rouges dans la Révolution culturelle à s’attaquer aux membres du parti « engagés dans la voie capitaliste ». Ou variante de cette variante : le parti est un être fermé sur soi qui concentre la lutte des classes, la détient (il en est le lieu privilégié).

Ces conceptions, quelle que soit leur version, ont toutes un point commun : l’hypertrophie idéologique du parti, son essentialité prenant le pas sur son historicité. Ce faisant, le parti assume une fonction pseudo-étatique. Avec les effets qu’on sait : le parti-État en URSS. C’est dire que ce choix est néfaste. Faire dominer la fonction étatique d’un parti, c’est la voie du révisionnisme. Et celle du désastre.

6. Contre Staline

Dans le léninisme, on reste dans une relative indétermination quant à savoir comment sont transférés dans l’espace de la politique les dispositifs de pensée, ou de décision, qui existaient dans l’espace antérieur : celui de l’histoire, celui du matérialisme et la dialectique de Marx. C’est cette indétermination qui donnera à Staline la possibilité de fusionner l’espace de Marx, assigné à l’histoire, et celui de Lénine, assigné à la politique.

Il en résultera la version stalinienne du marxisme-léninisme. Celle-ci a deux énoncés : le matérialisme historique, c’est la science de l’histoire ; et la dialectique matérialiste, la « philosophie du parti ». Avec Staline, le parti devient, cette fois officiellement, un objet dialectique annulant toute la dimension subjective que Lénine avait introduite. Chez Staline, c’est le refus des discontinuités et des inventions, qui sont fusionnés en marxisme-léninisme.

Concluons. Lénine est l’inventeur de la politique révolutionnaire moderne : à partir du moment où la politique est inventée comme édification et réalité d’un parti sous condition, l’histoire devient l’histoire de la politique. La politique va dès lors trancher sur les lois de l’histoire ou matérialisme historique, en ceci que le parti léniniste est la condition d’advenue d’une révolution victorieuse.

Un dernier mot : cette lecture de Lénine tient à ma volonté absolue d’inventer un nouveau rapport à l’historicité, et de trouver une politique dans des circonstances où l’on sait – c’est notre cas en France, en cette année 1981 – que ce n’est pas la révolution qui est l’ordre du jour. À l’historicité, substituer la subjectivité ?

Annexes

La théorie des médiations

L’enjeu de l’après-révolution et de la dictature du prolétariat est, on le sait, de faire dépérir l’État. La Révolution culturelle, n’aurait-elle été qu’une tentative, a été largement la mise en cause du Parti-État et s’est donnée pour cible la nouvelle bourgeoisie, née dans le socialisme. La tentative de détruire la bourgeoisie de parti fut la forme que prit la question du dépérissement de l’État, ou ce qui se substitua à elle, sous les espèces d’une guerre civile. La doctrine de Mao Tsé-toung sur les différences entre contradictions au sein du peuple non antagoniques, devant se résoudre sans combat, et contradictions antagoniques, ne trouva pas là son emploi.

L’authentique tentative de procéder au dépérissement de l’État fut bien plutôt l’expérience des Communes populaires : essai d’allier l’agriculture à l’industrie et de faire décroître la contradiction villes / campagnes, par exemple en installant des petits hauts-fourneaux dans les villages chinois, expérience qui avorta. L’échec du dépérissement de l’État est à l’heure où nous parlons patent. Qu’en dire ? C’est l’objet de la théorie des médiations que je propose.

L’intérêt de la théorie des médiations est de permettre une analyse concrète de ce qui constitue l’État. L’existence concrète de l’État y étant assignée à un certain nombre de contradictions dans la société socialiste – par exemple, villes / campagnes, travail intellectuel / travail manuel, hommes / femmes -, la théorie des médiations porte hypothèse que le dépérissement concret de l’État est lié à la résolution ou aux tentatives de résolution de ces contradictions dans la société.

Le communisme

Le parti communiste chinois, en se divisant complètement, avait assuré une maîtrise relative sur un processus de masse, la Révolution culturelle. Il faut réintroduire à la lumière de cette expérience la distinction entre révolution et parti, entre parti de classe et parti révolutionnaire. La révolution, c’est l’État, c’est le remplacement d’une forme d’État par une autre. Le parti, c’est la révolution plus le communisme. Ce n’est pas seulement l’État dans sa phase actuelle, mais avec la phase suivante. Il y a de ce fait des situations révolutionnaires sans parti, des partis marxistes qui ne sont pas révolutionnaires ; un parti révolutionnaire n’est pas forcément communiste, à la différence du parti de classe, qui lui, est révolutionnaire et communiste.

Il existe un dispositif politico-idéologique interne aux masses, divisé et contradictoire, qui débouche sur l’individualisme défaitiste ou sur un « est-ce qu’on peut faire quelque chose ? ». C’est quand émerge cette division que les choses se passent. Si on travail à son émergence, à sa tension interne, l’espace de la politique trouve alors un terrain nouveau de développement.

Si le léninisme est juste mais ancien, il faut prendre conscience des conséquence vis-à-vis du suivi des phénomènes de conscience. Le dispositif léniniste permettait à son époque une maîtrise des situations antagoniques à travers une intériorité aux formes de conscience (arsenal d’enquête, de liaison de masse) dans les situations de masses. Mais cette intériorité était subordonnée à la perspective classo-étatique.

Nous sommes dans un champ nouveau de questions qui interrogent sur la matière de la politique. Le léninisme a tranché sur la logique classo-étatique, mais c’est insuffisant pour maîtriser des processus subjectifs. À travers le primat de la transformation des formes de conscience, on introduit forcément du nouveau, par rapport à Lénine, sur la matière de la politique

Retour sur le subjectif

La conscience est une pensée. C’est ce qu’il faut opposer à l’usage ancien, selon quoi la conscience est un simple reflet de l’antagonisme. Il faut beaucoup plus s’interroger sur les processus internes de cette pensée. La thématique de la pensée a une base matérielle : les gens pensent. L’ancien parti avait une forte tendance à croire que les gens ne pensent pas. L’ancien, c’est de réduire la pratique de type parti à certaines situations tactiques. Le pouvoir, c’est tactique. La révolution elle-même, c’est de la tactique, au regard de l’État. La stratégie, c’est le communisme. Si le parti est enfermé dans la tactique révolutionnaire, il voit les masses comme des forces, mais jamais comme des processus de pensée. Il ne peut assurer une identité prolétarienne, qui est : la révolution plus le communisme.

Affirmer que les gens pensent implique une positivité fondamentale : la confiance dans les masses. Ce point garantit le travail de masse prolongé. Parce qu’il faut un principe de continuité. Le principe de continuité, c’est d’avoir une vision large, telle que la politique ne soit pas des juxtapositions qui ont seulement un principe d’unité. Unité et continuité, c’est différent. Plus fondamental que la prévision de l’étape suivante, c’est un principe de continuité qui va plus loin, mais sans anticiper. Il faut assurer un principe de continuité qui ne soit pas l’anticipation tactique.

La thématique du pouvoir, la révolution, la révolte, ne fournissent pas ce principe. Seul le communisme le peut. La question du communisme est donc dans une intériorité au parti. Il y a un mouvement des choses qui sont, dont nous ne décrétons pas l’existence ; les gens pensent. Le parti n’est pas alors principe de pensée des masses, mais ce par quoi, dans une extériorité relative, une certaine forme, un certain arrangement de ces dispositifs de pensée a une capacité de transformer. Est-ce de ceci dont on part, ou s’appuie-t-on davantage sur le dispositif général des contradictions objectives ? Voilà la grande question.

Le processus communiste

Les gens pensent de façon contradictoire, en des termes qui ont un rapport avec la contradiction du parti lui-même. Autrement dit, leur espace de pensée n’est pas pris complètement dans l’étatique ; ils pensent aussi le non-étatique. La dimension par laquelle le parti est à même de dialectiser sa dimension étatique ne peut être enracinée dans la liaison de masse seulement si, dans les contradictions des formes de conscience, un processus communiste est à l’oeuvre. Présupposons-nous qu’il y a des formes de conscience communistes ? Des formes de conscience politique d’un point de vue qui n’est pas référable exclusivement à la destruction de l’état de choses existant, État y compris, dans la modalité de tâches révolutionnaires ?

On a dit autrefois : la question du parti est vivante dans les masses. Cela ne présuppose-t-il pas que la question du communisme le soit aussi ? Du moins dans la mesure où le parti doit être autre chose que léniniste. Si le communisme n’est concentré que dans le parti, il n’y a pas d’arrières à un fonctionnement non léniniste.

Il faut avancer prudemment sur ce point. Ce qui concerne le dispositif nouveau de la ligne de masse peut se comprendre, pour l’instant, par la politique prolétarienne. En ce qui concerne le communisme, le débat est ouvert

La question du communisme est divisée. On dit que c’est le noyau de l’identité politique du prolétariat. Mais, dans son principe de réalité, on le réfère au devenir de l’État. Le principe d’actualité de la question du communisme n’est pas formulé.

Il faut développer l’idée que, du point de vue des masses, le communisme est un processus. Dans son processus de matérialisation historique, le communisme, c’est le parti. On s’inscrit dans la grande tradition marxiste, c’est irréductible. Le parti reste hétérogène, pour une part, aux formes de conscience immédiates. Il en soutient la transformation. Donc, il ne les reflète pas seulement. Un des aspects du communisme comme processus ne se donne que dans la modalité de cette rupture, de cet hétérogène.

Cela dit, pratiques et pensée de masse sont des processus contradictoires, également entre révolution et communisme, dans des formes de conscience à décoder. C’est à cette question que l’on doit se confronter, en spécifiant plus avant le parti de type nouveau…

La première version de ce texte (initialement destiné à une réunion des cadres de l’UCFML) fut publiée en 1981 sous le pseudonyme de Paul Sandevince aux éditions Potemkine. Les « Notes de travail sur le post-léninisme » ont ensuite été reprises dans L’intelligence de la politique aux éditions Al Dante, volume qui regroupe ses textes d’intervention politique entre 1978 et 2003.

  1. L’élection de Mitterrand cette année-là peut être considérée comme le point de cessation définitive de la séquence ouverte par Mai 68. Quant à Lazarus lui-même, le début des années 1980 correspond à une période de transition entre la dissolution de l’organisation dont il a fait partie des fondateurs en 1969 (avec Alain Badiou et Natacha Michel, entre autres), l’Union des Communistes de France Marxistes-Léninistes (UCFML), et la fondation progressive de l’Organisation Politique (OP), avec les mêmes compagnons de route mais sur de nouvelles bases.
  2. Parti dont il développe la conception dans Que faire ? en 1902.
  3. Voir Alain Badiou, Petrograd, Shanghaï. Les deux révolutions du XXème siècle, La Fabrique, 2018. Également Jiang Honghsheng, La Commune de Shanghaï, La Fabrique, 2014.
  4. L’historicité s’entend comme l’histoire considéré du point de la politique.
  5. « Les communistes ne forment pas un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers. Ils n’ont point d’intérêts qui les séparent de l’ensemble du prolétariat. Ils n’établissent pas de principes particuliers sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier. Les communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux points : 1. Dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat. 2. Dans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité. Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stimule toutes les autres ; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien. » Manifeste du parti communiste, chap II.
  6. À ces concepts fondamentaux du léninisme, il faut ajouter ceux d’avant-garde, de peuple, d’alliance, de dictature du prolétariat, qui tous relèvent d’une logique politico-étatique et sont des outils pour la saisie et la direction de processus historiques réels.
  7. Classe, ici, devant être compris comme un changement de la classe qui assure le pouvoir d’État, dans ce cas le prolétariat.
  8. L’histoire idéologique mondiale désigne l’existence de ruptures opérées par des situations révolutionnaires qui ouvrent à de nouvelles questions et qui dès lors mettent la pensée révolutionnaire mondiale à l’heure de ces questions. La Révolution culturelle a été pour nous interprétée dans ce sens.
  9. « La dialectique, au sens propre du mot, est l’étude des contradiction dans l’essence même des choses », Lénine Cahiers de philosophie).
  10. « Masses », selon Mao Tsé-toung, ce que Lénine appelle la masse ou la foule.
  11. La conscience, c’est l’organisation du parti des révolutionnaires, tandis que le spontanéisme se partage entre terrorisme et luttes économiques ou ouvrières.
  12. La conscience révolutionnaire est en rupture avec la conscience spontanée que Lénine appelle aussi conscience trade-unionniste ou syndicale. La politique n’existe donc pas spontanément ou historiquement, en raison d’un simple développement de la conscience de classe. Elle n’est pas un invariant.
  13. « La conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur… » (Que Faire ?, Chap.III).
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