La Cantine des Pyrénées

Dans l’un de nos premiers articles, nous avions déjà eu l’occasion d’évoquer la cantine populaire comme espace d’organisation autonome. Nous souhaitions approfondir cette réflexion à travers un exemple concret et situé – celui de la Cantine des Pyrénées. Dans cet entretien, ses animateurs et animatrices reviennent sur la genèse de leur projet, son implantation locale, son mode de fonctionnement, son ancrage dans les luttes de quartier et les mobilisations sociales, dessinant une autre manière de s’organiser collectivement au-delà de l’auto-référentialité militante.

– Pouvez-vous nous présenter la cantine des Pyrénées ? Dans quel contexte le projet est-il né et pour répondre à quels besoins ?

La cantine des Pyrénées est un centre solidaire et auto-géré du 20ème arrondissement de Paris. Nous avons un local ouvert sur l’espace public au 77, rue de la Mare depuis 2016. La cantine c’est un collectif (et une association dont la gestion administrative est gérée par le collectif).

Le collectif naît en 2012. Au départ, il est composé d’une quinzaine de militant-e-s issu-e-s en partie des mouvements activistes squat et d’autres militant-e-s qui se sont rencontré-e-s dans des luttes sociales, notamment pendant le mouvement contre la réforme des retraites en 2010. À l’issue de ce mouvement, une réflexion est amorcée : on fait partie d’un milieu plutôt homogène socialement, on essaie de faire du lien et d’intervenir dans les mouvements sociaux mais le rendu est assez décevant, nos pratiques se heurtent à trop de limites. Une réflexion plus globale est amenée autour de nos modalités d’action : modalités d’action et de pensée héritées du passé, du mouvement activiste squat, autonome ; qui ne répondent plus à notre approche politique.

L’idée était de créer un lieu d’implantation locale qui ne soit pas exclusivement militant, parce qu’on s’apercevait bien que même si un lieu militant avait la volonté d’être ouvert, il ne l’était pas forcément. Se poser la question de l’ouverture, nous a amené à se poser la question de l’accessibilité. On a cherché à développer un projet qui soit à la fois militant et social. La pratique du squat était de plus en plus compliquée. Compliquée pour ouvrir mais aussi pour durer dans le temps, alors que durer dans le temps nous paraissait être primordial pour mener à bien notre futur projet. La restauration nous paraissait une bonne manière d’accrocher un public hétérogène en plus d’être une activité facilement appropriable et solidaire.

Entretien avec la Cantine des Pyrénées : « La solidarité doit être active et émancipatrice »
Manifestation contre l’expulsion du premier local au 331 rue des Pyrénées.

– L’échelle du quartier semble prépondérante pour comprendre la démarche de votre collectif, quels en sont les avantages et les limites ?

L’isolement des pratiques militantes ou activistes est à notre sens dû aux profonds changements de la société (travail, flux, famille, logement, etc..) qui les a rendues obsolètes ou tout du moins inappropriées. Toutes les formes d’organisation (partis syndicat, ou autre structure militante) qui avec toutes les limites qu’elles  comportaient, ont pu faire la force du mouvement ouvrier, sont aujourd’hui en passe de rejoindre définitivement les livres d’histoire.

S’organiser hors des lieux de travail devient peut être un enjeu de cette période.

Un quartier nous paraît être une échelle réaliste en fonction de nos forces et aussi intéressante parce qu’un bon point de départ pour créer des solidarités et des possibilités d’organisation. Choisir un quartier c’était aussi sortir d’une certaine logique de « milieu » qu’on observe dans le monde militant.

Cela induit une constante gymnastique entre plusieurs volontés. Celle de porter un discours révolutionnaire et émancipateur, de mettre en avant des pratiques quotidiennes liées à ces discours, tout en rompant avec des logiques de milieu, c’est-à-dire de ne plus considérer les réalités sociales et les individus qui les composent comme étant soit camarades soit ennemis. La remise en cause d’un modèle de vie sociétale, ici par les différents ateliers de la cantine, implique des remises en question et des contradictions individuelles et collectives.

Le choix du 20ème arrondissement s’est fait parce qu’une majorité des personnes à l’initiative s’organisait au sein d’un collectif de mal-logés en lutte au 260 rue des Pyrénées et que la plupart habitaient dans le nord-est parisien. La volonté était de créer un enracinement, un projet pérenne pour établir des relations et des organisations sur du long terme. On voulait construire un lieu ouvert à un maximum de personnes tout en ayant un discours et des positions politiques précises et affichées, lutter contre les inégalités et l’exploitation, lutter contre les isolements et mettre en avant des solidarités. On voulait faire de ce lieu un outil pour se débrouiller un peu mieux collectivement, que l’on soit du milieu militant, d’un autre milieu ou d’aucun. Le projet n’est pas de créer une bulle dans cette société austère, mais d’essayer de prendre à bras le corps les problèmes de nos quotidiens et de lutter contre. L’organisation autour des problématiques quotidiennes nous a mené à mettre en place des ateliers qui répondaient à des questions matérielles : un repas équilibré, l’apprentissage d’une langue, l’obtention de papiers, de logements décents… Le tout en rupture avec la logique marchande par le biais de la gratuité, du prix libre ou du prix indicatif comme c’est le cas pour les repas. Jusqu’à présent le projet n’a jamais été tourné vers une logique partisane, on n’est pas dans le recrutement de la plus grande masse pour écraser le pouvoir, on est plus dans l’élaboration d’une organisation très locale, très pratique, dans une géographie très localisée.

– Votre activité principale est la préparation de repas tout au long de la semaine. Comment se structure l’organisation ?

On prépare du lundi au vendredi environ 70 à 80 repas tous les midis.  Il y a tous les jours un (ou deux) « référent » qui est en charge de penser à un menu, d’acheter les ingrédients, de coordonner les personnes qui viennent cuisiner et aider au service. Il doit aussi veiller à ce qu’il y ait une bonne ambiance entre les bénévoles et dans la cantine pendant le repas, et aussi faire la caisse en fin de service. Généralement on commence à préparer les repas à 9h pour commencer à servir de 12h à 14h  et avoir tout rangé et nettoyé à 15h environ. Il faut compter au minimum 5 personnes  sur ce créneau horaire pour que tout se passe sans trop de stress. À partir de 12h, il faut une personne à l’accueil et à la caisse capable d’expliquer le fonctionnement et les principes de la cantine  ainsi que les différentes activités de la Cantine et des personnes aux services et à la plonge.

Les personnes qui « gèrent » l’atelier cantine c’est-à-dire ceux qui cuisinent et/ou y mangent et qui veulent s’investir dans cet aspect de la cantine se réunissent une fois par mois pour organiser l’atelier.

On organise des « formations référents », pour que les gens puissent s’investir et se réapproprier la préparation et l’organisation des repas.

Pour que le plus de gens possible puissent venir aider à la confection des repas on a mis en place un planning physique dans les locaux de la Cantine, comme ça ceux qui veulent s’inscrire un jour le font directement sur le tableau, et un planning numérique que l’on envoie chaque semaine à ceux qui se sont inscrits sur la liste de l’atelier.

En ce qui concerne l’approvisionnement, un collectif nous fournit en légumes récupérés à Rungis, on a une récupération quotidienne de pain,  et de temps de temps des commerçants aux alentours.

Entretien avec la Cantine des Pyrénées : « La solidarité doit être active et émancipatrice »
Préparation d’un repas lors de l’atelier cantine

Pour le prix on a décidé de mettre un prix indicatif de 4€, ça nous permet de rembourser les courses, et de payer en partie le loyer et les charges et aussi de permettre à ceux qui n’ont pas 4€ de mettre moins ou de ne rien mettre.  Concrètement quand quelqu’un veut payer on lui explique qu’il y a un prix indicatif mais qu’il est libre de mettre moins s’il n’a pas les moyens et évidement de mettre plus s’il le souhaite.

– Au fil des années, d’autres activités se sont développées, pouvez-vous nous en dire plus et nous les présenter ?

Les ateliers hebdomadaires sont les mêmes depuis le début.

Il y a les cours de français, le ciné de quartier, les permanences d’accès aux droits, les ateliers d’éducation populaire, des repas de soutien aux luttes et collectifs plus ou moins locaux, des assemblées de quartier et de temps en temps des réunions et présentations de collectifs.

Le local est ouvert à toute proposition d’atelier à partir du moment où le projet d’activité est accessible, appropriable et subversif. Par subversif nous entendons plusieurs choses : le fait de rompre avec toutes les logiques marchandes, de n’accepter aucune discrimination et qui offre la possibilité d’agir sur son quotidien et d’être solidaire.

On entend aussi que les ateliers soient menés par et pour les personnes qui y participent. On essaie de casser le rapport aidant / aidé et prof / élève. Chaque atelier organise ses propres réunions et les gens qui y participent le font vivre.

L’atelier cours de français se passe deux fois par semaine, le lundi et le jeudi soir. Il comprend différents groupes, un groupe FLE avec entre 12 et 15 personnes par séance en moyenne, un groupe d’alphabétisation avec 3 à 8 personnes.

La permanence sans papiers se passe le mercredi. La permanence est une organisation où il y a beaucoup de partage de savoir, des conseils donnés et des accompagnements faits. Plusieurs régularisations ont été obtenues, la  libération d’une personne du centre de rétention, et deux dossiers (dont celui de la personne ayant passé 3 jours au CRA) sont actuellement en cours devant le Tribunal Administratif. Une formation en Droit des étrangers a été dispensée à une quinzaine de personnes de différents horizons (cantine, associations, personnes intéressées), et une nouvelle formation devrait être dispensée avant la fin de l’année. Par ailleurs, la permanence participe à la rédaction d’une brochure à destination des exilé-e-s sur l’exercice de leurs droits en cas de contrôle ou d’arrestation.

Le Cinéma de quartier un dimanche par mois. Les films diffusés varient du petit documentaire du coin au gros film d’Hollywood. L’atelier est composé de personnes voulant passer de bons moments conviviaux à la cantine, avec les gens qui participent aux autres ateliers ainsi que les voisines et voisins.

Les ateliers d’éducation populaire sont conçus pour s’informer, pouvoir apprendre sans aucun pré requis et sans être spécialiste. Ils n’ont pas lieu régulièrement. Comme d’autres ateliers de la Cantine, l’éducation populaire repose sur les échanges de savoirs, les propositions, et les demandes des personnes qui la fréquentent et l’animent.

Entretien avec la Cantine des Pyrénées : « La solidarité doit être active et émancipatrice »
Sortie avec les participants de l’atelier cours de français

– Comment faites-vous pour articuler la volonté de toucher un public non-militant, de se détacher de la logique de milieu, tout en étant un espace où de fait des militants viennent, participent et vous sollicitent pour organiser des événements ?

Ces deux dimensions s’articulent plutôt bien entre elles, sans entrer en opposition.  Lors des repas de la semaine, ce sont surtout des gens habitant le quartier, qui y travaillent ou y sont à la rue, qui viennent déjeuner. Ces personnes ne sont pas forcément militantes, elles viennent pour manger dans un espace ouvert sur le quartier, s’asseoir et discuter avec des personnes d’horizons différents. Lors des repas du week-end (nous laissons d’autres collectifs ou associations organiser des repas de soutien) le public peut être différent, plus militant, mais il n’est pas rare de voir des habitués venir également aux repas de soutiens et autres moments plus politiques comme des assemblées, des discussions, des projections etc… et ainsi se sensibiliser à des luttes dont ils ignoraient tout. Cette forme d’événement dans un lieu comme celui-ci fait se croiser des personnes qui ne se rencontrent pas d’habitude.

Vouloir toucher un public non-militant et s’extraire de la logique cloisonnante du milieu ne signifie pas pour nous ne plus avoir d’activités militantes, ni fermer notre porte aux militants, mais investir l’espace et le politique de manière plus concrète et qui parlera plus aux personnes qui ne sont pas militantes. 

– L’inscription géographique dans un quartier semble s’être accompagnée d’une pratique tournée vers la solidarité en direction des classes populaires, mais le terme de solidarité peut recouper différentes conceptions. Quelle en est la vôtre et vers quelle perspective se tourne-t-elle ? Peut-on dire que la solidarité que vous développez, hors des institutions, s’inscrit dans une perspective révolutionnaire ?

Pour nous solidarité est à distinguer de charité, d’humanitaire ou d’aide, à nos yeux la solidarité doit être active et émancipatrice.

C’est à dire que tout le monde est invité s’il le souhaite à prendre part aux activités de la Cantine, à aider à cuisiner le midi, donner des cours de français, organiser un atelier, etc… Émancipatrice car nous faisons en sorte de nous détacher des logiques de pouvoir et de hiérarchie, où celles et ceux qui viennent manger et qui sont en galère seraient redevables à ceux qui préparent les repas. On essaie de faire en sorte que les gens se réapproprient ces outils et ces pratiques.

Pour ce qui est de la perspective révolutionnaire, c’est difficile à dire, mais effectivement ce qui nous rassemble, du moins dans le collectif et qu’on essaie de communiquer au reste des participants et usagers de la Cantine, c’est la critique radicale du capitalisme, de l’État et des organisations de classe qui cogèrent la société.

Montrer que l’on peut agir concrètement à l’échelle d’un quartier et amener des gens à avoir des pratiques d’autogestion et d’auto-organisation, transforme leurs rapports au politique et ouvre des champs d’actions.

La cantine des Pyrénées est un outil pour différentes échelles de débrouillardises, de solidarités, de luttes… Par des pratiques très concrètes comme les ateliers et leurs perspectives d’entraide. La Cantine des Pyrénées propose une manière de couper court à la représentation politique traditionnelle à laquelle on est confronté-e-s. On n’ira pas jusqu’à dire que l’on se représente par nous-même parce qu’encore une fois, on ne se considère pas dans une bulle libérée, mais on veut se diriger vers une forme de reprise en main de nos vies. Nous ne revendiquons pas ce lieu comme étant une bulle séparée du système, nous sommes dans un système dévastateur, excluant et criminel, notre objectif n’est pas de créer un terrier et de se tenir chaud le plus longtemps possible, mais de s’organiser pour affronter localement ces dynamiques.

– Au-delà de la solidarité directe à partir de la préparation de repas, comment la cantine des Pyrénées permet-elle de soutenir les luttes, de s’y inscrire ou d’en faire émerger – principalement à l’échelle de l’Est Parisien ?

Effectivement notre solidarité ne se traduit pas uniquement par la préparation de repas ou par les autres ateliers, nous soutenons différentes luttes en prêtant nos locaux pour des repas de soutien, ce qui permet  d’une part un soutien financier direct mais aussi de visibiliser ces luttes dans le quartier. Il y a environ 30 repas de soutiens organisés par années. Des assemblées de luttes s’y tiennent aussi ponctuellement.

Et on essaie d’appeler à des discussions sur des thématiques d’actualité, la dernière était sur les Gilets Jaunes.

Tous les lundis, les sous des repas vont à la caisse anti-répression qui aide des personnes incarcérées ou poursuivies du mouvement.

La Cantine est un lieu où les gens se rencontrent et peuvent partager leurs expériences et leurs envies, donc un lieu d’où peuvent émerger des solidarités car ils y trouveront des personnes pour les accompagner et les soutenir.

Pour ce qui est de l’ancrage local, nous sommes depuis 6 ans de plus en plus nombreux.

Nous essayons de participer aux différentes initiatives de coordination locale et réseaux qui se mettent en place.

Les liens qui sont tissés sont principalement locaux, entre des individus, des collectifs et des associations.

Entretien avec la Cantine des Pyrénées : « La solidarité doit être active et émancipatrice »
Repas de soutien au collectif vérité pour Yacine1

– Pour le mot de la fin, on vous propose d’exposer vos projets à venir.

Le grand projet de l’année 2018-2019, qui nous demande du temps, concerne le fonctionnement interne de la Cantine.

Vu la réussite des ateliers et l’affluence, on aimerait pouvoir louer un espace plus grand. On aimerait aussi créer un emploi.

Emploi qui allégerait le boulot « administratif et de gestion » et nous dégagerait du temps afin de nous investir dans de nouveaux projets.

Tout ça demande beaucoup d’argent ! Donc on y travail et on cherche…

Continuer le projet d’auto-organisation politique et social dans le quartier.

On aimerait voir des espaces de solidarité fleurir un peu partout et participer à un réseau solide de lutte et d’implantation locale, même si ce ne sera probablement pas  de notre initiative, parce que comme on l’a dit la Cantine des Pyrénées nous prend du temps mais ce sont des projets qu’on soutient à fond. Le fait de s’entre-aider entre différents lieux et projets nous semble important.

Nous sommes toujours ouvert à aider des collectifs qui veulent monter leur propre espace.

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  1. https://www.bondyblog.fr/reportages/au-poste/a-la-cantine-des-pyrenees-a-paris-un-repas-pour-ne-pas-oublier-yacine/
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