« Éloi Machoro est un emblème populaire de la révolte »

Dans le cadre de notre cycle consacré au processus de décolonisation de Kanaky, et alors qu’un deuxième référendum d’autodétermination s’est tenu dans l’archipel, nous présentons un documentaire en 6 épisodes réalisé par Benoît Godin, « Le combat ne doit pas cesser » : Éloi Machoro, un super-héros pour Kanaky. 35 ans après sa mort, ce documentaire sonore revient pour la première fois, à travers entretiens, sons d’archives et textes d’époque, sur la trajectoire de cette figure essentielle de la lutte d’indépendance kanak, encore largement méconnue hors de ses terres natales. Ce documentaire est d’abord introduit par une interview du réalisateur pour nous parler de ces conditions de réalisation.

Comment est né ce projet ? Pourquoi avoir choisi de travailler sur Kanaky ?

J’ai des liens personnels, familiaux avec la Kanaky-Nouvelle-Calédonie où je me suis rendu à plusieurs reprises. Fin 2018, plus de dix ans après mon dernier séjour sur place et un an après le premier référendum d’autodétermination, j’y suis retourné avec l’envie de produire plusieurs émissions de radio sur ce qui se passait là-bas. J’avais déjà en tête un portrait d’Éloi Machoro, mais ce n’était qu’une envie parmi d’autres. Finalement, c’est devenu un énorme projet et mon activité principale pendant pas loin de deux ans. Les premières personnes que j’ai sollicitées – membres de la famille, anciens compagnons de lutte… – se sont montrées emballées par l’idée et m’ont encouragé. Aussi incroyable que cela puisse paraître, quasiment rien n’existe sur le parcours du vieux Éloi. Il y a bien quelques articles qui traînent sur Internet, mais ça s’arrête là ! En réalité, à l’exception de Jean-Marie Tjibaou à qui sont consacrés de nombreux livres, films et autres, il y a bien peu de choses sur les grandes figures de la lutte d’indépendance kanak. Ce manque dit quelque chose d’une situation coloniale qui perdure.

Pourquoi as-tu choisi de traiter ton sujet via les anciens camarades de Machoro ? Peux-tu nous parler des difficultés que tu as rencontrées ?

Je me situe autant comme documentariste que comme militant anticolonial et à ce titre, ce qui m’intéressait, c’était de mettre en valeur des paroles indépendantistes. D’autant plus qu’on en entend peu par chez nous. Et, bien sûr, j’ai voulu raconter l’histoire du vieux Éloi en privilégiant des témoignages de personnes qui l’ont connu. Mais attention, tous ne sont pas forcément des « camarades » : on entend aussi dans le documentaire des personnes qui n’ont pas partagé la ligne politique de Machoro. Il y également deux historiens calédoniens qui viennent apporter un regard plus distancié. Par contre, je n’ai effectivement pas interviewé d’anti-indépendantistes. La question s’est posée, mais j’ai eu le sentiment que cela n’amènerait pas grand-chose, qu’on retomberait sur les clichés véhiculés à l’époque. Pour rendre compte des discours qui circulaient chez les opposants, j’ai préféré puiser dans les archives audiovisuelles d’époque, nombreuses dans le docu.

Lorsqu’on récolte des témoignages, une des premières difficultés est toujours de parvenir à créer de la confiance avec les personnes dont on souhaite recueillir la parole. Dans un contexte colonial, c’est forcément encore plus délicat. Pour cela, mes liens sur place, ainsi que le soutien de l’ADCK (l’agence culturelle kanak), m’ont beaucoup facilité la tâche. Par chance, ma démarche arrivait au bon moment : plus de trois décennies après l’assassinat de Machoro, dans un contexte bien plus apaisé, la parole pouvait enfin se libérer. Beaucoup de gens qui n’avaient pas ou peu parlé jusque là se sentaient prêts à témoigner aujourd’hui. Je n’ai évidemment pas maîtrisé cet aspect-là, mais mon travail en a grandement profité. Un autre obstacle évident, c’est la distance culturelle, les non-dits d’une société coloniale, tout ce qui est difficile à appréhender quand on arrive de l’extérieur. Mais là encore, j’ai été très bien entouré et j’ai pu avoir accès à de précieuses clés de compréhension.

Comment expliques-tu le peu d’intérêt des sphères militantes et politiques en France pour Kanaky alors qu’un processus fort anticolonial est en cours ?

Le fait que la situation soit aujourd’hui bien moins spectaculaire que durant les « événements » des années 1980 joue pour beaucoup. Avec les accords de Matignon, puis de Nouméa, les indépendantistes ont, au moins pour un temps, mis de côté les grandes mobilisations sur le terrain pour entrer dans un processus de décolonisation long, plus institutionnel, assez complexe. C’est difficile à suivre pour qui s’intéresse à la question de loin, et cela a sûrement donné l’impression à bien des militant-es que l’affaire était réglée, ou qu’en tout cas, elle se réglait là-bas, sans nous. Ce ne sont bien sûr pas les seules raisons, il faudrait prendre en compte bien d’autres facteurs pour comprendre cette relative absence de la question néo-calédonienne dans le débat hexagonal : éloignement géographique et culturel, absence de figures reconnues à l’international qui portent le combat, médias de masse peu enclins à traiter le sujet, etc.

Ces recherches d’explications me semblent en définitive moins importantes que le constat lui-même : il est temps que les milieux militants anticoloniaux se réemparent de la question. Évidemment, le processus de décolonisation appartient à la population de Kanaky-Nouvelle-Calédonie. Mais à deux reprises, le peuple autochtone a exprimé dans son écrasante majorité son souhait d’en finir avec la tutelle française. Et de plus a été suivi par une part grandissante des autres communautés de l’archipel. Quel autre signal attendons-nous ? Nous autres, qui appartenons à ce pays, avons un rôle à jouer : nous avons toute légitimité à exiger de l’État qu’il s’inscrive enfin dans une véritable démarche décolonisatrice. Il ne le fera que sous pression, et une part de cette pression peut venir de notre action militante ici, en France dite « métropolitaine ».

Le collectif Solidarité Kanaky, qui rassemble des mouvements associatifs, syndicaux, politiques et des individu-es, existe justement pour coordonner les différentes actions qui vont dans ce sens, mais son travail demande encore à être amplifié.

Le dernier référendum n’a pas permis l’indépendance de Kanaky, pourtant les militants vivent la progression du oui comme une victoire. Peux-tu nous éclairer là-dessus ?

Trente ans d’apaisement dans l’archipel ont laissé croire à nombre d’anti-indépendantistes et d’observateurs que la revendication indépendantiste était déclinante. Le référendum de 2018 a apporté un démenti cinglant. Depuis, il y a une forte dynamique en faveur de l’indépendance et cela s’est confirmé lors du second vote le 4 octobre dernier avec une progression impressionnante du « oui ». Cela entretient un certain optimisme des Kanak et de leurs allié-es, mais je ne le partage qu’à moitié. Si l’indépendance de la KNC me paraît inéluctable, rien ne dit qu’elle sera obtenue de manière rapide et pacifiée. La période qui s’ouvre va être déterminante. Et le rôle de l’État va être déterminant. J’ai écrit un papier sur ce sujet pour le numéro de novembre du journal CQFD, celles et ceux que ça intéresse peuvent aller le lire.

Éloi Machoro est mort il y a plus de 35 ans. Que reste-t-il de son héritage en Kanaky ?

Éloi Machoro demeure une personnalité à la fois incontournable et extrêmement clivante. Pour beaucoup d’anti-indépendantistes, il reste un repoussoir, une représentation de tout ce qu’ils détestent et redoutent. À l’inverse, chez les indépendantistes, et auprès de la jeunesse kanak tout particulièrement, il jouit d’un prestige immense. D’où le terme « super-héros » dans le titre du documentaire : il ne s’agit pas d’en faire un surhomme, mais d’exprimer cette place colossale qu’il occupe aujourd’hui dans l’imaginaire collectif de l’archipel. Avec deux approches diamétralement opposées qui disent les fractures qui subsistent dans la société néo-calédonienne.

Son image – casquette sur la tête, lunettes noires et large moustache – est présente sur des T-shirts, les murs, les réseaux sociaux… Cela évoque une sorte de Che mélanésien, mais la comparaison, très usitée, est trompeuse et révèle à quel point le vieux Éloi est en fait très mal connu, presque autant du côté de ses partisans que de ses opposants. Les deux camps entretiennent une légende qui, dorée ou obscure, dresse confusément plus ou moins le même portrait, celui d’un guérillero jusqu’au-boutiste. Ce qui n’a pas grand-chose à voir avec la réalité… Certes, le vieux Éloi meurt un fusil à la main, mais il n’a jamais tiré un seul coup de feu ! C’est un homme qui s’est montré largement ouvert au dialogue avec les autres communautés de l’archipel et dont les positions ne sont pas tellement plus intransigeantes que celle d’un Tjibaou ou d’un Yeiwéné, pour citer d’autres leaders kanak de la même époque.

En fait, sa postérité reste fondamentalement l’otage des enjeux politiques actuels : il incarne une certaine radicalité qui répulse ou attire selon l’appartenance politique. Par mon travail, j’ai voulu sortir des caricatures, remettre un peu d’exactitude dans tout ça. C’est une opération de démythification qui, si elle est un minimum entendue, pourrait faire du bien en Kanaky-Nouvelle-Calédonie. Et qui, me semble-t-il, n’enlève rien à la force du combat et du parcours du vieux Éloi, au contraire. Il continuera quoi qu’il en soit à symboliser pour les jeunes kanak la possibilité d’un retour à une lutte dure, à un rapport de force sur le terrain. C’est un emblème populaire de la révolte.

Évidemment, ça, c’est pour là-bas ! En France, il n’y a pas de mythe à casser, puisque que personne ou presque ne connaît Machoro. Ici, l’intérêt de cette série, c’est de remettre en lumière un protagoniste trop oublié des luttes décoloniales. Il le mérite.

« Éloi Machoro est un emblème populaire de la révolte »
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