Val de Suse : 10 000 agents ne suffisent pas à arrêter les No Tav

Depuis maintenant près de trente ans se joue dans le Val de Suse l’une des luttes écologiques et contre la prédation capitaliste des territoires les plus intéressantes et les plus fortes d’Europe occidentale, contre le « grand projet inutile et imposé » de construction d’une ligne de train à grande vitesse entre Lyon et Turin. Décidé au début des années 1990 dans le cadre d’un vaste plan pour fluidifier davantage les échanges entre grandes métropoles européennes, ce projet prévoit notamment de rajouter une ligne de train dans le val de Suse qui compte déjà deux routes nationales, différentes routes de province, un chemin de fer (où une ligne TGV, active depuis 1995, relie Milan et Turin à Paris via Chambéry ou Lyon trois fois par jour dans les deux sens) et une autoroute bâtie dans les années 1980. En plus d’être parfaitement inutile, ce chantier est particulièrement néfaste d’un point de vue écologique, en prévoyant notamment de creuser deux énormes tunnels, de 23 et 57 kilomètres à travers les Alpes.

Face à cela, s’est développée dans la vallée puis dans toute l’Italie – mais malheureusement pas en France – une lutte d’ampleur qui réunit habitants de la vallée et militants autonomes, jeunes préoccupés par l’avenir de la planète et personnes âgées qui retrouvent un sens de la communauté dans la lutte. En plus de cette composition hétéroclite, le mouvement est particulièrement intéressant parce que sa montée en puissance s’est produite en parallèle de l’émergence d’une « crise de la représentation politique » et de la pleine défaite de la gauche traditionnelle.

Partant de l’expérience des habitants qui subissent une emprise externe sur leur territoire, considéré uniquement du point de vue de son exploitation, comme un couloir à traverser, le mouvement NoTav a ceci de remarquable qu’il a su recomposer différentes pratiques dans un parcours de lutte commun : manifestations pacifiques, actions directes, élections locales, sabotages, recours juridiques, occupations de lieux publics… par-delà le clivage légal/illégal.

Les derniers jours en ont été une parfaite illustration puisque l’on a vu se combiner l’organisation par différents comités de villages du festival Alta Felicità (qui réunit plusieurs milliers de personnes autour de concerts et de discussions pendant quelques jours) d’une large manifestation en direction du chantier de Chiomonte et des attaques plus offensives sur le même chantier par des groupes passés par la forêt. Il giornale, journal de droite, parle ainsi de deux heures d’attaque, 3 agents des forces de l’ordre blessés, 6 blindés détériorés, une jeep de l’armée détruite et un sac de matériel militaire volé. Le gouverneur berlusconien du Piémont Alberto Cirio déclare pour sa part : « Si on aime sa terre, on ne la met pas à feu et à sang. Si on respecte la démocratie on ne foule pas aux pieds la liberté d’expression et le droit de manifester en les transformant en guérilla et en attaquant à coup de pierres ceux qui lui dédient leur vie en portant l’uniforme. Ce que l’on a pu voir hier dans la vallée de Suse ne peut être appelé que d’une seule manière : délinquance. »

On a plutôt vu de très joyeux « délinquants » de tous âges s’opposer avec une détermination admirable à ceux qui mènent, dans le val de Suse et ailleurs, une véritable politique de la terre brûlée. Face au désastre qui vient, « seule la lutte est vie ».

Pour toutes ses limites, malgré la répression ahurissante qui le frappe, ce mouvement pas si local constitue aujourd’hui un répertoire d’actions et d’alliances, un laboratoire passionnant d’élaborations et de contradictions pour celles et ceux décidés à inventer d’autres mondes.

Nous publions ici le récit de la journée de samedi par les amis de notav.info en espérant qu’il donne à nos lecteurs de France et d’ailleurs le désir d’aller respirer l’air frais du Val de Suse.

Val de Suse : 10 000 agents ne suffisent pas à arrêter les No Tav

Le cri « No Tav » a une fois de plus brisé le silence dans la vallée de Suse. Malgré une météo incertaine, 7000 personnes ont enfilé leurs chaussures de marche et leurs bottes pour quitter les tentes du Festival Alta Felicità et rejoindre le chantier de la nouvelle ligne à grande vitesse Turin-Lyon.

À 14h30, un long cortège a commencé à serpenter dans les rues de la commune de Venaus, composé des nombreuses personnes qui voulaient voir de leurs propres yeux le monstre qui a commencé à engloutir les arbres et les ruisseaux de la vallée. Des No TAV historiques, des habitants de la vallée, mais aussi beaucoup de jeunes venus respirer profondément un air devenu de plus en plus rare : l’air de la lutte et de la liberté. Ce fut une joie immense de voir ces nouveaux visages, avec l’envie d’agir, avec la conviction d’être du bon côté, qui sont venus le sourire aux lèvres pour enfin mettre de côté le virtuel et revenir au réel. Seule la lutte est vie.

Le cortège a d’abord atteint le hameau de Giaglione puis s’est dirigé vers le sentier gallo-romain, frappé par une honteuse interdiction de circuler émise par le préfet. Pour concrétiser la suspension du droit de circulation dans ce territoire occupé qu’est le val de Suse, un barrage de béton armé et des barbelés bloquent aujourd’hui le chemin dans les bois.

Alors que plusieurs manifestants No Tav tentaient d’abattre la barrière avec des moyens de fortune, une centaine d’autres ont décidé d’emprunter les chemins de traverse où ils se sont livrés à une série d’actions visant à harceler les policiers engagés dans la défense du chantier de la honte. Dans les deux cas, les agents – près de 10 000 d’entre eux ont été envoyés au cours du seul mois de juillet – ont gazé les manifestants, confirmant leur rôle de forces de sécurité privées payées par l’État pour garantir la tranquillité d’esprit de quelques multinationales du ciment.

Malgré cet énorme déploiement de forces, un troisième groupe de manifestants No Tav est descendu des bois et a réussi à pénétrer sur le chantier près de la zone archéologique de Chiomonte, coupant les filets et mettant hors d’état de nuire une jeep Lynx de l’armée. Autant d’actions qui montrent que rien ne peut être fait par une armée mercenaire et dépaysée face à la détermination et la connaissance du territoire de ceux qui sont enracinés dans cette vallée.

Val de Suse : 10 000 agents ne suffisent pas à arrêter les No Tav

Nous sommes sortis de cette journée une fois de plus surpris par la capacité du mouvement No Tav à agréger autant de générations différentes, partant de besoins et d’exigences différents qui se rejoignent dans une vision commune du monde. En confirmation de cela, nous avons vu une marche composée de nombreux jeunes, et même très jeunes, qui trouvent dans le mouvement No Tav un terrain de lutte pratique contre les responsables de la crise climatique et dans le Festival un moment pour tisser des relations dans un contexte libéré des logiques de consommation et d’exploitation.

Alors que la politique institutionnelle vieillit sur ses bancs parlementaires, dans la vallée de Suse, génération après génération, la lutte contre ce grand projet inutile et écocidaire se renouvelle et exprime un nouvel espoir et un nouvel élan.

Pour finir, il est amusant de constater à quel point la stratégie visant à invisibiliser et faire taire le mouvement No Tav, mise en œuvre par la plupart des journaux mainstream (à quelques exceptions près) de concert avec la Préfecture de police, se court-circuite immédiatement lorsque des journées comme celles-ci se présentent et que certains journalistes se retrouvent à quémander des informations et des photographies, ou à publier des articles inexacts basés sur les communiqués de la Préfecture. Nous les invitons une fois de plus à venir voir de leurs propres yeux ce qui se passe ici et à profiter un peu de l’air du val de Suse.

notav.info

Val de Suse : 10 000 agents ne suffisent pas à arrêter les No Tav
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