« UNE VICTOIRE CONTRE LES ROUGES » : L’AFFAIRE DU QUAI DE VALMY SELON LA POLICE

Nous avons reçu il y a quelques jours une photographie prise dans les bureaux du commissariat du 10e arrondissement de Paris. On y voit une affiche accrochée à un mur, qui reprend les modèles des panneaux indiquant les noms des rues de Paris. On y lit : « Quai de Valmy », avec en légende « Victoire remportée sur les rouges par les effectifs de 2e District de police judiciaire le 11 octobre 2017 ».

Le 11 octobre 2017, un peu moins de 10 militants avaient été condamnés, pour certains à de lourdes peines de prison, dans l’affaire dite du Quai de Valmy. Pour rappel les faits avaient eu lieu le 18 mai 2016, à un moment qui constituait déjà tout un symbole : après plusieurs mois d’une répression violente du mouvement contre la loi travail, après plusieurs semaines de grèves et de Nuits debout, la police entendait reprendre la rue et avait, pour mettre en scène cela, entièrement privatisé la place de la République, appuyée par plusieurs figures de la droite dure et du Front national.

Un contre-rassemblement à l’appel du Collectif urgence notre police assassine (un collectif de familles victimes de violences policières) s’est tenu le jour même, en réponse à cette provocation ; déposé en préfecture, le rassemblement a été interdit et violemment dispersé à coup de tonfas et de gaz lacrymogènes après quelques dizaines de minutes. Une voiture de police a alors été prise à partie Quai de Valmy par la foule hétérogène chassée des abords de la place de la République. Quelques heures plus tard, puis le lendemain, quatre personnes sont interpellées dans le cadre de « l’affaire de la voiture brûlée ». Elles seront finalement 9 à être présentées devant la justice.

Cette affaire était d’abord et avant tout une vengeance d’État, une tentative de criminalisation du mouvement contre la loi travail dans son ensemble. Pendant des semaines, de manifestation en manifestation, une proportion grandissante des participants avait tenté, quelques années avant les Gilets jaunes, de renouveler les formes de la résistance sociale, avait remis en cause l’autorité de la police, de l’État, avait mis en échec des dispositifs répressifs, tenu à distance, voire repoussé, les escadrons de police qui attaquaient les blocages de lycées, qui tentaient de vider les places occupées, de couper les manifs, d’intimider, de frapper, de mutiler, d’interpeller. L’État avait besoin de coupables, d’individus à isoler de la masse d’un mouvement, d’exemples. Ce sera Kara, Krem, Antonin et quelques autres.

Il faut se rappeler du contexte. Nous étions alors en plein état d’urgence. Des manifestations en marge de la Cop21 avaient été interdites et violemment réprimées. De jeunes lycéens étaient tabassés en tentant de bloquer leurs lycées. Le pouvoir, incapable de passer la loi à l’assemblée, employait le 49-3 tout en intimant à la police d’effrayer les cortèges, voire tentait d’interdire les manifestations comme lors de la ridicule randonnée autour du bassin de l’arsenal fin juin 2016.

Plusieurs des accusés avaient été interdits de manifester, sur la base de notes blanches des services de renseignement de la préfecture de Paris ; c’est sur la base de ces interdictions de manifester, pourtant rapidement invalidées devant les tribunaux, qu’une partie des accusés fut interpellée, perquisitionnée et incarcérée. Par la suite, certaines accusations furent motivées sur les seules dires d’un « témoin anonyme », en réalité un policier des renseignements de la préfecture de Paris.

Tout cela implique qu’en amont, c’est le renseignement qui produit les suspects, qui façonne les coupables idéaux, dans des notes et des directives pseudo-confidentielles. Et ensuite, en bout de chaîne, c’est l’institution judiciaire qui produit le récit à même de les faire condamner – récit qui s’appuie le plus souvent sur des preuves visuelles très douteuses, du renseignement, du témoignage anonyme.

Prenons un exemple : dans son premier témoignage, l’agent de la DRPP impliquait Angel Bernanos, ce qui a conduit à son incarcération pendant un mois et demi. Puis lorsqu’une photo est sortie dans la presse montrant Angel, à visage découvert, à 10 mètres de celui qu’on l’accusait d’être, l’agent s’est rétracté, mais uniquement sur cette partie du témoignage. Il l’a maintenu concernant Antonin Bernanos, et plutôt que de s’interroger sur ce douteux témoignage, la justice française l’a approuvé en invoquant comme preuve que celui qu’on accusait d’être Antonin portait un caleçon de couleur rose, comme l’un de ceux retrouvés un mois et demi plus tard chez Antonin…

Par ailleurs, il était évident que cette campagne répressive était orchestrée dans l’urgence médiatique, rythmée par les exigences des syndicats de police. La radicalisation de la police, est un phénomène accompagné par le pouvoir, par le maillage entre le renseignement, le garde des sceaux et l’institution policière. Et il faut bien comprendre que ces méthodes ne sont pas nouvelles : elles ont été élaborées dans ces laboratoires de la répression que sont les quartiers populaires. C’est dans ces quartiers que sont redéployées et perfectionnées depuis des décennies les vieilles méthodes contre-insurrectionnelles et coloniales, la systématisation des indics, le profilage (raciste en l’occurrence) des suspects, et que les caprices des syndicats de police ou le lynchage médiatique et politique se manifestent avec force.

Ce qui était jusqu’ici une simple exception à la légalité bourgeoise – le traitement des populations issues de l’immigration ouvrière postcoloniale – est en passe de devenir la norme en matière de gestion de la contestation sociale. Des manifs de flics armés, masqués et marchant sur l’Élysée en octobre 2016, jusqu’à la folle répression des Gilets jaunes avec ses morts, ses mutilés et ses milliers de condamnations –, en passant par l’inscription de l’état d’urgence dans le droit commun, loin du « changement » qu’on nous vend à chaque élection, la Ve République renoue de plus en plus ouvertement avec ses origines putschistes et coloniales, dans un contexte où le néolibéralisme semble s’orienter vers un autre type d’hégémonie, s’appuyant moins sur le consentement du welfare state que la vigueur de sa police.

Le procès de l’affaire du quai de Valmy mettait tout cela en jeu. Que les policiers perçoivent la condamnation de militants politiques, dans des conditions judiciaires ahurissantes, comme une victoire ne saurait étonner. Pas plus que la formulation « contre les rouges », qui pourrait paraître légèrement surannée, sinon réservée purement et simplement à quelque fasciste en manque de grands récits.

L’anticommunisme est l’un des noms d’une longue tradition de l’État français, où la contre-insurrection coloniale croise les massacres devant les piquets de grèves, où l’on invoque les périls du judéo-bolchévisme et l’on dévoile les femmes en Algérie. Une tradition dont la police est le grand laboratoire. Encore récemment, le si républicain préfet Lallemand ne s’est-il pas exclamé face à une gilet jaune, « nous ne sommes pas dans le même camp » ?

Les flics protègent l’État bourgeois et la suprématie blanche, c’est leur fonction et ils le savent. Ils sont les grands défenseurs de l’ordre nécolonial dans les quartiers populaires, de la précarisation croissante de nos vies et les agents du massacre des migrants perpétué en Méditerranée. Ce ne sont d’ailleurs pas les seules petites mains de l’ordre néolibéral raciste, mais l’une des institutions, qui s’autonomise de plus en plus, et n’hésite pas à imposer son agenda face à un gouvernement qui sait tout ce qu’il lui doit. C’est ce que raconte cette photographie, tout comme ce que racontaient les sévices dénoncés hier par StreetPress dans les geôles du tribunal de grande instance de Paris. Depuis de nombreuses années, l’antagonisme avec la police joue un rôle structurant dans des luttes dont les rencontres sont encore trop rares et les alliances embryonnaires. Une affiche comme celle-ci, les violences dans les commissariats, les prisons, les cellules des tribunaux, nous rappellent ce que quelques amis de Minneapolis nous ont révélé il y a quelques semaines en mettant le feu au commissariat de la ville. Pour que notre vie collective soit transformée, il faudra défaire la police, car elle se trouve dans l’autre camp.

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