« Une tombe, nous tombons toutes »

Photo : Nicoleta Moise

Alliances, complicités et avenir d’une justice féministe anti-répressive

Ce texte initialement paru en roumain dans la revue Cutra, fait partie d’un ensemble de trois textes de Veda Popovici, militante et artiste féministe, récemment édités dans une brochure intitulée La Police assassine ! Dans un contexte de mobilisations féministes contre des violences sexistes structurelles, l’autrice livre une analyse critique de l’investissement du féminisme par des élites qui font du sexisme l’attribut d’une Roumanie arriérée. Elle montre également comment cette forme de fémonationalisme converge avec la promotion d’une aspiration plus générale pour la « civilisation » occidentale et sa discipline sécuritaire. Au contraire, la situation particulière de la Roumanie post-socialiste, comme pays à la périphérie de l’occident néolibéral, notamment traversé par un racisme systémique qui se traduit par une surincarcération des populations Rroms, doit inviter à une transformation du féminisme : à travers l’appel à investir un « ACAB féministe », il s’agit aussi de revendiquer un féminisme anti-répressif et anti-carcéral qui s’attaque aux causes des violences dans une perspective de justice transformative.

L’action

Le 29 juillet 2019, nous nous sommes rassemblées devant le Ministère de l’Intérieur, indignées et furieuses de la violence subie par Alexandra Măceșanu. Baptisée « affaire Caracal »1 dans les médias, la tragédie de l’enlèvement, du viol et du meurtre d’Alexandra, ainsi que la disparition de Luiza Melencu, nous a été d’autant plus douloureuse et révoltante par la manière dont elle a mis en évidence l’indifférence de la Police et le traitement sensationnaliste de la presse vis-à-vis des violences de genre.

La lenteur de l’intervention policière, en dépit des appels téléphoniques passés par la victime elle-même, a révolté toute la société et mis en lumière les complicités dont bénéficient les violences faites aux femmes. Le traitement médiatique sensationnaliste, en misant tout sur l’effet de choc, a bien plus contribué à humilier et déshumaniser les différentes parties impliquées dans cette tragédie qu’à permettre une conscientisation d’un problème structurel au sein des institutions de l’État et de la société : la normalisation des violences faites aux femmes.

Sous le slogan #CadeUnaCădemToate [N.d.T. : Littéralement : « Une tombe, nous tombons toutes »], le rassemblement devant le ministère a permis de réunir des centaines de personnes indignées, comme nous, par ce qui s’était passé et par l’ignorance des autorités mais également de montrer que cette affaire ne devait en aucun cas être considérée comme un événement isolé.

Vidéo du rassemblement devant le ministère de l’Intérieur suite au meurtre d’Alexandra Măceșanu.

Alliances et ruptures

#CadeUnaCădemToate a été une campagne organisée par une alliance de groupes féministes ayant divers positionnements politiques et visions idéologiques : Front Feminist, Dysomnia (dont je fais moi-même partie), E-Romnja, CUTRA, Vagenta, Centrul FILIA, MozaiQ, GirlUp. Unis par l’idée d’agir contre l’ordre patriarcal, les groupes impliqués ont des perspectives différentes vis-à-vis du rôle de la police et des forces de l’ordre dans la lutte féministe : allant d’une position qui consiste à les considérer comme des alliés potentiels, susceptibles d’offrir protection et condamnation, jusqu’à celle qui les considère comme des institutions perpétuant la violence en général et les violences de genre en particulier. Plus encore, les différences de positionnement s’étendent au système judiciaire et au fait de considérer ou non la pénalisation, la surveillance et l’incarcération comme des solutions pour mettre un terme aux violences de genre2.

Le fait de considérer la surveillance, la discipline ou la pénalisation comme des outils et des tactiques qui permettraient de protéger les femmes est typique du féminisme carcéral. Ce type de féminisme s’appuie sur une vision de la justice selon laquelle l’État, par son appareil répressif – Police, Gendarmerie, Renseignement, système pénitentiaire etc. – est un allié offrant ressources et infrastructures dans la lutte contre l’ordre patriarcal.

En assimilant et en réduisant la notion de « sécurité » – au sens de la préservation d’une forme de bien-être physique et psychologique – à sa dimension purement « sécuritaire »3 – garantie par l’État – le féminisme carcéral soutient de fait le monopole par l’État de la violence légitime. Originaire d’occident, ce type de féminisme est étroitement lié à une position de classe privilégiée ainsi qu’à une identité raciale blanche. En d’autres termes, les personnes qui, historiquement, ont lutté depuis des positions féministes pro-répression, sont des personnes qui ont un accès favorisé à la citoyenneté et détiennent un pouvoir économique, politique et social, bref, sont des personnes qui sont effectivement protégées par la Police.

Les discussions entamées lors des processus de négociations d’alliances partent de questions telles que : lorsque nous militons pour un renforcement de la pénalisation, dans quelle mesure vont effectivement être affectés des agresseurs et des violeurs ? Est ce que la prison nous rend des hommes respectueux envers les femmes ? Qui va tirer profit de nos revendications dans le cadre d’un système dirigé par la logique patriarcale ?

« Une tombe, nous tombons toutes »
Photo : Nicoleta Moise

Le féminisme carcéral – un féminisme « civilisé » et blanc

Dans notre contexte local, la tenante la plus visible de ce féminisme carcéral a été Viorica Dăncilă4. En s’auto-érigeant comme politicienne ayant pour rôle de défendre les femmes des violences commises par quelques barbares, la première ministre a fait pression pour que soit organisé un référendum sur un renforcement radical des peines à l’encontre du viol, du crime et de la pédophilie. Cet appel, qui a bénéficié d’un écho très important, a été réalisé parallèlement à des pétitions ayant pu réunir des centaines de milliers de signatures, sur la réintroduction de la peine de mort ou sur l’introduction de peines de castration chimique. Par sa position dans le pouvoir politique, Dăncilă a exposé son alliance avec l’État répressif, rassemblant autour d’elle toutes les femmes appartenant aux élites économiques, politiques et culturelles, celles qui peuvent à tout moment se permettre d’appeler la police sans s’attendre à être racialisées, infantilisées, déshumanisées. Des femmes qui appartiennent à la classe privilégiée et pour lesquelles le meurtre d’ Alexandra Măceșanu ne témoigne que d’un soi-disant « arriérisme » ou « barbarisme » roumain.

Dăncilă est ainsi devenue l’incarnation de ce féminisme carcéral, blanc et occidental dont la pénalisation de ce prétendu « barbarisme » local est la prérogative. Elle n’a cependant pas été la seule à miser sur le mépris de soi typique de l’identité roumaine post-socialiste. Dans de nombreux articles de presse ou sur les réseaux sociaux, le criminel Gheorghe Dincă [dans l’affaire Măceșanu] a été érigé en représentant de cette Roumanie rurale, arriérée, non-civilisée. Dans la droite ligne de cette vision colonialiste et classiste, il incarne et personnifie tous les travers de la société roumaine, tout ce qui nous tient éloigné de l’appartenance européenne et toute notre honte vis-à-vis de cet Occident civilisé. La force de l’argumentaire de l’aspiration européiste nous apparaît ainsi : un épisode d’une atroce violence de genre, dans laquelle la Police apparaît clairement comme complice, devient un argument pour tou.te.s ceux et celles qui se rêvent intégré.e.s à une Europe blanche et civilisée. Et voici comment est arrivé à s’imposer dans la presse et les médias en ligne le slogan-mantra Corupția ucide ! [N.d.T. : « La corruption assassine ! »].

On peut ici observer que ce genre de positionnement féministe carcéral ou tous les discours qui consistent à expliquer les problèmes locaux par un prétendu « arrièrisme » font partie d’une tendance sociétale plus large qui consiste à réclamer plus de surveillance et un durcissement des peines face aux problèmes. Et je pense ici particulièrement au mouvement anti-corruption Rezist. Depuis sa fondation en 2017, Rezist a milité pour intensifier la surveillance et la pénalisation des faits de corruption5. Mais les personnes qui font partie de ce mouvement ne font aucun lien entre la corruption et le système économique capitaliste, ils préfèrent au contraire l’expliquer par une prétendue culture populaire du bakchich, du pot-de-vin, ou des petits arrangements. En ne comprenant pas qu’à travers cette culture de la « débrouille » et du contournement des lois, c’est la survie qui s’organise dans la pauvreté et sous de nombreux régimes violents, ce mouvement continue de militer pour renforcer un système judiciaire qui affecte déjà de larges parts de la population. Pour Rezist, tous les problèmes économiques et sociaux seront résolus par une justice basée sur la pénalisation, par une justice répressive6.

Complicités indésirables : la surveillance

Face à cette tendance et à son hégémonisation, il nous revient de nous interroger : quelle position tactique prendre au sein des différents mouvements auxquels nous appartenons – féministes, LGBT, pour le logement, anti-capitaliste et ainsi de suite ? Comment nous organiser pour ne pas offrir aux autorités des arguments en faveur de l’accroissement de la surveillance ? C’est précisément ce qui s’est passé dans le sillon de l’affaire Măceșanu : le 27 août est passée l’ordonnance d’urgence 62 prévoyant différentes mesures pour améliorer l’efficacité du service d’urgence 112. Une de ces mesures, finalement éliminée après l’intervention de l’Avocat du Peuple7, consistait à introduire dès janvier 2020, l’obligation de présenter des papiers d’identité pour tout achat d’une carte SIM. Cette mesure était explicitement motivée par l’échec de l’intervention policière dans l’affaire en question, en mettant en cause l’impossibilité technologique de localiser les appels passés par la victime. Il ne s’agissait pas seulement de bafouer le droit à la vie privée, mais surtout d’ouvrir la voie à l’utilisation de la surveillance de la population pour d’autres objectifs – en permettant notamment aux autorités et aux compagnies téléphoniques de bâtir des bases de données relatives à leurs utilisateurs et utilisatrices.

Quand bien même cette mesure a finalement été abandonnée, en tous cas pour l’instant, ce que nous voyons apparaître c’est tout le processus par lequel un cas médiatisé de violence de genre est instrumentalisé au profit d’intérêts plus large et relatifs à la dimension répressive de l’État, à la surveillance et au contrôle des populations. Il est crucial dans ce contexte de s’interroger : dans quelles mesures nos combats peuvent être détournés au profit des élites politiciennes, de l’État répressif ou des entreprises ?

Complicités indésirables : l’arrestation

Un épisode semblable de détournement est celui de l’arrestation de Dani Mocanu. Le 22 juillet, le centre FILIA8 a déposé une plainte auprès du Conseil National Contre les Discriminations (CNCD) contre son morceau Curwa – d’une violence explicite et révélatrice d’une culture musicale sexiste, présente aussi bien dans le rap, la pop ou les Manele. En espérant obtenir le retrait du morceau, FILIA visait la limitation de l’expression publique de ce genre de discours haineux. Quelques jours plus tard, l’affaire Alexandra Măceșanu était à la Une sur toutes les plateformes médiatiques, traitée, à l’origine, non comme une manifestation de violence de genre mais sous l’angle de sa mauvaise gestion par les autorités locales. Puis, à partir du 29 juillet, nombre d’articles sensationnalistes paraissent sur l’arrestation de Dani Mocanu suite à la plainte déposée. Les images le montrent embarqué par des hommes masqués venus le chercher dans sa résidence de Pitești, au cours d’une intervention violente et pompeusement mise en scène. Cette arrestation n’aura montré que le déploiement de force machiste d’une Police dont l’image venait d’être particulièrement entachée par l’affaire Măceșanu.

Les flics avaient enfin trouvé l’opportunité de jouer les héros tout en creusant un antagonisme vis-à-vis des fans de Mocanu et en légitimant son image de « mauvais garçon ». Pour autant, que Mocanu soit un mec sexiste ne change pas le fait que nous vivons dans un monde global dans lequel les hommes non-blancs sont harcelés, arrêtés, emprisonnés et tués régulièrement par les forces de l’ordre du monde « civilisé ». L’épisode illustre aussi comment le mécanisme par lequel la violence de genre, quand elle est prise en considération par les forces de l’ordre, est surtout instrumentalisée de manière raciste pour légitimer la violence exercée sur les hommes de la communauté Rrom. Dans le récit raciste, l’humiliation et l’agression des femmes est le plus souvent le fait d’hommes Rroms qui représentent de manière plus générale tout ce qu’il y a de plus dangereux dans la société.

Même si dans le cas de Mocanu, nous avons affaire à un vocabulaire et un comportement destinés à humilier les femmes et donc, que nous pourrions comprendre le bien-fondé de sa dénonciation, la dénonciation comme pratique justicière appartient à un répertoire de droite. Dans le contexte de la popularisation, par des groupes comme Rezist, de l’idée qu’une justice répressive résoudra tous nos problèmes, les épisodes de dénonciations spontanées se sont intensifiés. Les actions de dénonciations menées par des personnes comme Cristi Brâncovan sont basées sur des pratiques de profilage raciste et classiste opérées par des milices de justiciers de droite et d’extrême droite, et menant à des arrestations et des évacuations9.

Dans ces conditions, nous ne pouvons pas regarder la dénonciation comme une pratique séparée du contexte local contemporain mais devons au contraire prendre en considération et nous interroger sur les types de discours et les pratiques qui sont encouragés et légitimés, lorsque le citoyen indigné choisit – ne serait-ce que tactiquement – de dénoncer et d’appeler la Police. Dans le contexte de la Roumanie en 2019, sont profilées spécifiquement les personnes qui ne cadrent pas avec le portrait du citoyen blanc, civilisé, éduqué et capable de performer le genre, la sexualité et la citoyenneté de manière « correcte », normative. Le féminisme intersectionnel, tel qu’il est théorisé et pratiqué par des organisations comme E-Romnja10, nous montre que l’expérience de l’humiliation, de l’exploitation et de l’agression ne sont pas purement et simplement égales, et que si nous traversons une forme d’oppression, nous ne pouvons pas en ignorer les autres formes.

« Une tombe, nous tombons toutes »
Photo : Nicoleta Moise

Complicités indésirables : la pénalisation

De la même manière qu’au sein de nos mouvements nous ne pouvons demeurer « neutres » vis-à-vis de l’accumulation de systèmes d’oppressions, nous devons également être capables de regarder le mécanisme de la justice répressive dans son ensemble : de la surveillance au procès et à la peine. Nous avons vu comment l’affaire Măceșanu a pu être manipulée pour justifier l’intensification de la surveillance et légitimer des procédures violentes, mais que se passe-t-il au niveau des condamnations ?

De même que dans de nombreuses autres régions situées en périphérie ou semi-périphérie du monde, le système carcéral roumain se trouve dans une période de crise prolongée11. Surpopulation de plus 125 %, taux de mortalité très important, usure des infrastructures, sous-financement, manque de personnel et périodes de détention beaucoup plus longues que la moyenne de l’Union Européenne ne sont que les parties les plus visibles de cette crise. Il existe également des aspects moins discutés : le nombre de femmes en prison n’a cessé d’augmenter depuis 2005 et la proportion de personnes Rroms incarcérées représente à peu près le double de la proportion de personnes Rroms au niveau national. À la violence patriarcale qui s’exerce sur les femmes et à la violence raciste qui vise les personnes Rroms s’ajoute le coût extrêmement important que fait peser l’incarcération sur les familles et les communautés. Des problématiques auxquelles l’État ne répond en aucune manière.

En partant des expériences vécues, l’histoire marginalisée des émeutes en prison ou des projets anti- comme Țuhaus12 mettent en évidence les conditions et les conséquences de l’incarcération. Tout en gardant en vue les pressions du capitalisme néo-libéral pour privatiser le système carcéral, nous pouvons commencer à transformer notre féminisme. De nouvelles voies pour les organisations féministes radicales et anti-répressives peuvent s’ouvrir quand nous nous posons des questions comme : que fait la prison des femmes enfermées pour s’être défendues de partenaires violents ? Qui tire profit de l’accroissement des prisons ou de la « modernisation » des méthodes de surveillance ?

#CadeUnaCădemToate – mais quelles « toutes » ?

#CadeUnaCădemToate peut signifier plusieurs choses : que nous sommes toutes liées lorsque l’une d’entre nous tombe par la violence, que nous comprenons la structure et le système derrière des évènements violents et d’apparences disparates. Cela signifie aussi que nous voyons la complicité et la contribution considérable de la Police dans la reproduction de la violence de genre, en lien direct avec la violence qu’elle exerce sur les travailleur.euse.s les plus précaires. Le slogan Poliția Ucide [N.d.T. : La police assassine.] entendu durant la campagne #CadeUnaCădemToate fait le lien avec l’affaire du meurtre de Daniel Dumitrache ou des agressions permanentes par la Police et les gendarmes des travailleuses du sexe. Le meurtre de Dumitrache, surnommé Dinte13, dans un commissariat en Février 201414 n’est que la partie émergée de l’iceberg du harcèlement, de l’exploitation, et des violences policières envers les travailleur.euse.s extrêmement précaires des grandes villes.

Les violences visant les travailleuses du sexe – du vol au viol et aux passages à tabac – ont été documentées au fil des années15. Les membres de SexWorkCall (SWC), une organisation locale de travailleuses du sexe, concentrent leurs efforts sur la dépénalisation du travail sexuel, avec comme objectif de renforcer les travailleuses et de faire baisser les agressions et abus auxquels elles sont exposées. De cette manière, en cas d’abus et de violences, y compris de violences organisées comme la traite des êtres humains, celles qui sont au courant peuvent intervenir sans craindre d’être à leur tour criminalisées. Ainsi, l’exploitation des personnes que constitue le travail du sexe peut-être abordé en premier lieu comme une exploitation du travail, alors peuvent s’ouvrir des discussions plus larges sur les causes de l’intensification d’une forme de travail particulièrement précaire et vulnérable en Roumanie.

Le traitement normatif par les institutions européennes, désirant mettre un terme à la traite des êtres humains, n’inclut nullement la perspective de l’organisation des travailleuses du sexe et ne voit rien des graves conséquences de la criminalisation du travail sexuel. Cette même approche ne tient pas compte des causes structurelles et économiques qui produisent tant de ces travailleur.euse.s exploité.e.s dans des conditions atroces dans les sociétés périphériques et semi-périphériques, comme la société roumaine dans le capitalisme néo-libéral instauré depuis 1989.

On voit bien que dans le cadre de la solidarité et de la participation à l’activisme de SWC, une perspective féministe carcérale, avec une vision pro-pénalisation et qui milite pour une meilleure efficacité du système judiciaire, ne peut pas fonctionner. Un féminisme carcéral ne peut nous mener que vers l’accroissement de la surveillance et en aucun cas vers la protection des travailleuses du sexe. De l’autre côté, un féminisme anti-répressif, qui met l’accent sur la nécessité de nous organiser en dehors du système judiciaire et qui révèle ses abus, marche main dans la main avec les luttes pour la dépénalisation.

« Une tombe, nous tombons toutes »
Photo : Nicoleta Moise

Le ACAB féministe : de Flics Assassins ! à La Police Assassine !

Depuis la perspective d’un féminisme anti-répressif, nous pouvons continuer à crier Flics Assassins !, comme nous l’avons fait à de multiples reprises – des manifestations violentes de 201216 jusqu’à celles en solidarité avec la famille de Daniel Dumitrache. Depuis Rezist, en revanche, les gens ont oublié ce slogan et ce qu’il signifie. Au contraire, les manifestations de masse en sont arrivées à demander plus de police, plus de condamnations, plus de répression. Même la répression qui s’est abattue sur la manifestation du 10 août 2018 a été interprétée comme une première absolue depuis la Révolution, mais cette lecture ne tient absolument pas compte du fait que la Gendarmerie et la Police nous harcèlent, nous violentent et nous arrêtent en permanence.

En tant que personnes présentes dans les manifestations et parce que nous voulons être une voix audible face au gouvernement, aux entreprises ou aux autorités locales, nous devons nous interroger sur notre place vis-à-vis du bras répressif de l’État : voyons-nous dans la police, la gendarmerie et dans tout l’appareil de contrôle et de surveillance des alliés potentiels ? Ou des institutions qui dysfonctionnent et que l’on pourrait corriger, réformer ? Sur quoi basons-nous la croyance qu’une fois réformée, la police, les prisons et les services de renseignement feront du bon boulot ?

#CadeUnaCădemToate nous offre la possibilité de continuer notre travail politique dirigé contre les agressions policières et d’affirmer un ACAB féministe. All Cops Are Bastards n’est plus seulement un slogan d’ultras ou de manarchistes fatigués, mais signifie que tous les flics sont des ordures aussi bien hier qu’aujourd’hui et pour toujours parce que, d’un point de vue structurel, l’institution et l’appareil répressif sont le problème. C’est aussi le sens que je donne au slogan #LaPoliceAssasine.

« Une tombe, nous tombons toutes »

Justice transformative et féminisme anti-répression

Le manifeste rédigé au cours de la campagne #CadeUnaCădemToate17 est celui d’un féminisme qui met en question la capacité de la Police à nous défendre et le monopole étatique de la violence légitime. Ce texte aux accents anti-racistes et anti-capitalistes a également été diffusé dans d’autres régions avec l’espoir d’entamer une discussion plus large sur la perspective d’un féminisme radical de gauche, anti-répression et ancré dans le contexte de l’Europe de l’Est18.

Une telle perspective pourrait partir d’une analyse critique des processus sociaux et économiques propres au post-socialisme et devrait s’ancrer sur des pratiques de justice et de responsabilité communautaire sur lesquelles travaillent déjà des mouvements d’Europe Centrale et de l’Est et qui sont déjà mises à l’œuvre dans des groupes anarchistes et anti-autoritaires régionaux19. De la protection face aux forces de l’ordre à l’organisation contre la surveillance, ainsi que la gestion de violences au sein de nos mouvements sans recourir à la dénonciation ou à la police, toutes ces pratiques soutiennent la construction d’une communauté radicale autonome dans laquelle chacun.e est responsable de ses actions.

Dans les mouvements radicaux occidentaux, il est beaucoup question de justice transformative20, un ensemble de pratiques liées à celles mentionnées ci-dessus. La justice transformative cherche à fonder une sécurité individuelle et communautaire en mettant l’accent sur les besoins de la victime et avec l’objectif de s’attaquer aux causes structurelles qui ont rendu possible la violence, le préjudice. La justice transformative apparaît comme une radicalisation de l’idée de justice restaurative, généralement imposée verticalement, comme dans le cas de la mise en œuvre expérimentale de méthodes de médiations en Roumanie. À travers cette revendication d’un féminisme anti-répressif et anti-carcéral, des pratiques de ce type peuvent être approfondies et diffusées en laissant également de la place aux contextes locaux et aux besoins spécifiques de nos mouvements. Ainsi, à côté du slogan #LaPoliceAssassine, nous reste-t-il à construire une justice féministe adaptée aux besoins et au travail politique des personnes les plus vulnérables parmi nous, là où l’État répressif ne nous est d’aucun soutien et où nous nous attaquons aux causes de la violence capitaliste, raciste, homophobe et patriarcale avec un esprit communautaire et responsable.

« Une tombe, nous tombons toutes »

  1. N.d.T. : Voir cet article en français sur l’affaire, daté du 29 juillet
  2. J’ai déjà eu l’occasion d’exprimer mon point de vue en Août 2019 dans cet article de la revue Gazeta de Artă Politică [en roumain].
  3. N.d.T. : En roumain, distinction entre siguranță dans le premier cas et securitate dans le second.
  4. N.d.T. : Dăncilă est une femme politique roumaine, membre du Parti Social Démocrate (P.S.D.) et première ministre de Roumanie au moment des faits et de l’écriture de l’article.
  5. La composante droitière du mouvement Rezist a été amplement analysée. Voir par exemple : CrimethInc, « The “Light Revolution” in Romania – When Toppling the Government Isn’t Enough » (mars 2017) [en anglais] ; Colectivul Râvna, « Statul de drept și clasa muncitoare » (Février 2017) [en roumain] https://iasromania.wordpress.com/2017/02/06/the-rule-of-law-and-the-working-class/ [en anglais, espagnol et russe]
  6. N.d.T. : En roumain, Justiţia retributivă peut également être traduit par « justice punitive ».
  7. N.d.T. : Institution au rôle et aux prérogatives proches de celles du Défenseur des droits en France.
  8. N.d.T. : Le centre Filia se présente comme une organisation féministe non gouvernementale, non lucrative et apolitique, qui lutte contre les inégalités de genre par l’activisme, la sensibilisation et la recherche.
  9. Voir la recherche sur les justiciers de droite de Timișoara : Manuel Mireanu, « Denunțarea indezirabililor: noul civism timișorean », 2018 – [en roumain]
  10. N.d.T. : E-Romnja est une association de femmes Rroms fondée en 2012. Voir le site internet : https://e-romnja.ro/despre-e-romnja/ [en Roumain et Anglais]
  11. Les données sont issues du rapport réalisé par le Conseil Européen en 2018. « Prisons in Europe 2005- 2015 » [en anglais].
  12. Țuhaus est un vaste projet de théâtre documentaire et de journalisme qui enquête sur les conditions de vie dans les prisons sur la base de l’expérience directe des détenus. Voir https://tuhaus.ro/ [en roumain]
  13. N.d.T. : Dent – Article en anglais sur le meurtre de Daniel Dumitrache : https://www.apador.org/en/raport-asupra-cazului-gabriel-daniel-dumitrache-decedat-in-incinta-garajelor-sectiei-10-politie/
  14. Plus de détails dans l’enquête de Ștefan Malco « Le Procès » sur https://casajurnalistului.ro/procesul/ [en roumain] – Voir également la mise en scène du meurtre dans la pièce de théâtre « Voi N-ați Văzut Nimic » [« Vous n’avez rien vu »] d’Alex Fifea et David Schwartz (2015)
  15. Voir «Ancheta privind practicile abuzive asupra femeilor implicate în prostituție/lucrătoarelor sexuale » [Enquête sur les pratiques abusives envers les femmes impliquées dans la prostitution/le travail du sexe] par ARAS, Carusel et Apador-CH de 2012. Accessible sur https://carusel.org
  16. Manifestations massives contre l’austérité et le gouvernement entre janvier et mars 2012, violemment réprimées par la gendarmerie.
  17. 09/08/2019, « Cade Una, Cădem Toate ! Manifest de solidarizare feministă internaţională »
  18. Voir la republication du manifeste en anglais sur la plateforme de gauche autonome d’Europe de l’Est LeftEast.
  19. Voir par exemple https://spina.noblogs.org/ en Pologne ou https://eyfa.org/ en Allemagne [les deux sites sont accessible en anglais].
  20. Voir le texte « Beautiful, Difficult, Powerful : Ending Sexual Assault Through Transformative Justice » du collectif Chrysalis ainsi que « Community Accountability Working Document » du groupe INCITE ! Women of Color Against Violence [en anglais].
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