« Tu te crois à l’usine sauf que c’est des humains en face » : l’hôpital en crise vu par une infirmière

Alors que les personnels des hôpitaux ont entamé une lutte sur leurs conditions spécifiques bien avant le mouvement contre la réforme des retraites, nous nous sommes entretenus avec une infirmière également engagée dans celui-ci. Elle revient notamment sur la dégradation continue des conditions de travail et de soins dans les hôpitaux depuis la réforme T2A, et sur les différentes formes que peut prendre la lutte dans ce secteur où la possibilité de traduire effectivement une grève par un arrêt du travail est fortement limitée.

Où en sommes-nous des réformes qui touchent l’hôpital en ce moment ?

Esma : Plusieurs réformes sont passées récemment, mais celle qui nous a le plus durement touchées reste la T2A, contre laquelle on se bat encore aujourd’hui, même si ça date 2003/2004. Pour faire simple, avant, comme dans les autres services publics, il y avait un certain budget accordé à l’hôpital et ensuite géré par les agents. Pour des raisons budgétaires1, ils ont tout changé et c’est désormais en fonction des soins prescrits qu’ils nous accordent ce budget. Le problème c’est qu’avec la crise et l’inflation, ils ont diminué les tarifs des soins sans augmenter le budget, ce qui nous fait entrer dans un cercle vicieux puisque pour avoir un minimum de budget, on va augmenter l’activité : on va donc beaucoup charbonner, sans effectifs, seulement pour essayer d’avoir le même budget. En conséquence, au fil des années, les tarifs baissent tandis que l’activité augmente.

Quand tu parles des « tarifs », c’est l’argent accordé par la Sécurité Sociale à tel soin en particulier ?

E : Exactement. Tout cela entraîne l’épuisement professionnel, le burn-out, parce qu’on travaille deux fois plus sans augmentation d’effectif. En plus de cela, le point d’indice a été gelé de 2010 à 2016 : les salaires n’ont donc pas augmenté en proportion de l’inflation ; ils ont légèrement augmenté en 2017, mais le point a été gelé à nouveau en 2018. C’est pour cela que certains syndicats réclament une augmentation des salaires d’un minimum de 300 euros net.

Dans ton travail qu’est-ce que change cette réforme du T2A ? À quel moment tu te dis : « là ça bloque, ça marche pas » ?

E : Je travaille dans un service de gériatrie polyvalente. Les personne âgées passent par les urgences pour des chutes, crises de  diabète, etc., puis sont très vite envoyées dans notre service. Donc, en sachant que ces personnes-là, qui passent par nous, sont peu ou pas stables et demandent donc une surveillance accrue, on ne prend normalement pas plus de dix patients par infirmière ; mais à cause du sous-effectif, il nous arrive régulièrement d’avoir à gérer quinze patients. Il m’est même arrivé d’en gérer vingt à la fois et là ça devient vite ingérable. Concrètement ça veut dire quoi ? Moi je dois organiser la planification des soins, faire des prises de sang, relever les paramètres vitaux et donner les médicaments. Mais quand tu as quinze patients au lieu de dix, eh bien tu priorises, tu vas voir les patient les plus lourds, ceux qui nécessitent des soins le plus rapidement possible, au détriment des autres patients qui sont certes moins lourds mais qui nécessitent quand même des soins. Donc ceux-là tu les laisses souvent pour ta relève, mais ça crée un cercle vicieux, puisque même s’il y a la continuité des soins2, si tu laisses trop à ta collègue, elle va trop déléguer à la collègue suivante et en fait c’est ingérable.

Ce constat-là, c’est quelque-chose de partagé chez tes collègues ?

E : Oui, et ça vaut aussi pour les collègues aides-soignantes qui n’ont pas non plus le temps. Par exemple, quand tu as une toilette complète à faire pour un patient grabataire – qui ne peut rien faire, qui est couché au lit – plutôt que de faire la toilette entière, elles vont se focaliser sur les aisselles, les parties intimes, les pieds, le strict nécessaire. C’est vraiment fait à la va-vite, tu te crois à l’usine sauf que c’est des humains en face. Et dans le même genre, on demande aussi aux familles de les faire manger par exemple, alors que ce n’est pas à eux de faire cela.

Selon toi, est-ce pour cela qu’on peut voir 30% de départs avant 5 ans d’exercice chez les infirmières ?

E : Evidemment. Moi-même, je viens de faire ma lettre de dispo3.

« Tu te crois à l’usine sauf que c’est des humains en face » : l’hôpital en crise vu par une infirmière

Lorsque tu as commencé ce métier, à quoi t’attendais-tu ?

E : C’est un peu cliché, mais moi j’étais là pour le soin, prendre soin des patients, être avec eux de A à Z. L’hôpital, on sait que ce n’est pas un endroit marrant, donc je voulais faire en sorte que ça se passe le mieux possible. Je ne sais pas si c’était une vocation pour moi, je n’ai pas voulu faire ça depuis toujours, mais c’est dans cette idée que j’ai décidé d’être infirmière. Mais là, je néglige mes patients, je ne reste jamais plus de 10 minutes avec quelqu’un, sur mes 7 heures de travail. De plus, comme je disais, nos patients ne sont pas stables : quand tu as quelqu’un qui est en détresse respiratoire pendant que toi, tu es dans la chambre à coté en train de faire un pansement hyper complexe, tu fais comment quand tu es en sous-effectif ? Dans les services de rééducation par exemple, on délaisse le suivi au profit de l’urgence : tu dois réapprendre à marcher au patient et ça demande du temps, mais en fait tu as juste le temps de leur donner à manger, de faire en sorte qu’ils soient propres, mais tu ne peux pas faire plus. Même quand on parle de « soin relationnel », ce qui est hyper important, ce n’est évidemment pas compté dans la tarification des soins. Or, le patient, en particulier quand il n’a pas de famille, il peut être confronté à une solitude terrible et on sait bien que le soin psychologique est aussi important que le reste. Moi j’ai l’impression d’être un robot : je rentre dans leurs chambres, je fais leurs soins et je me barre aussitôt. Ça me fait mal au cœur, surtout avec des personnes âgées qui ont besoin d’attention, ça fait trop mal au cœur Je n’imagine pas en EHPAD.

Comment ça se passe au niveau des horaires, vous respectez ces 7 heures ?

E : En réalité c’est 7H38 normalement. Quand tu es du matin tu commences le service à 6H45, tu prends ta transmission de l’équipe de nuit et ensuite vers 14 heures, tu fais ta transmission à l’équipe qui te relaie et tu finis  à 14H21. Sauf qu’évidement, dans la vraie vie ça ne se passe jamais comme ça. Tu ne finis jamais à l’heure, jamais.

Le reste est comptabilisé en heures sup ?

E : Ce que disent les cadres, c’est qu’ils vont réduire nos horaires dans les jours à venir, mais en fait tu sais très bien que dans les jours à venir ce sera pareil, tu te fais niquer. Avec l’épuisement physique et psychologique tu ne tiens plus, c’est horrible, tu vas au travail en sachant que tu vas négliger tes patients, c’est horrible.

Et comment est-ce qu’on résiste à l’épuisement sur les horaires de service ?

E : On fait comme on peut. Mais bien sûr, j’ai plusieurs collègues à qui il est arrivé de se mettre à pleurer en plein service. Et moi aussi, je deviens hyper sensible. Je me rappelle d’un service où j’étais tellement submergée par le travail que je ne savais plus par où commencer : j’ai pleuré comme jamais, en plein service, j’ai été me réfugier dans le poste de soin, parce que c’est chaud si les patients et les familles te voient en train de pleurer.

Et tu te tournes vers qui à ce moment-là ?

E : Vers les collègues toujours. Jamais vers les supérieures, parce qu’elles ne sont pas à l’écoute

C’est qui tes supérieures ?

E : C’est des cadres de santé, des infirmières qui ont fait deux ans d’études en plus. C’est elles qui gèrent la planification, le planning des infirmières et des aides-soignantes. Elles sont complètement soumises au directeur des soins. Evidement tout en haut il y a le directeur de l’hôpital, qui lui est rarement un soignant mais quelqu’un sorti d’école de commerce ou des grandes écoles d’administration, n’ayant aucune compétence médicale ou paramédicale.

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À t’écouter ainsi qu’en regardant les lois qui passent, on a l’impression que la situation est assez semblable aux autres services publics : le gouvernement sabote les services publics main dans la main avec les intérêts privés. Finalement, ça résonne avec le discours de contestation des retraites aujourd’hui, où les gens voient bien que l’abandon des services publics et des acquis sociaux est fait avec et pour  le privé (voir Black rock) et que ça va créer un apartheid au niveau du soin comme des retraites ?

E : Bien sûr, mais ce que ça implique ici et maintenant c’est que le service est en fait déjà géré dans une logique privée. On nous parle d’optimisation du rendement et de la productivité, comme dans une usine à la chaîne. Depuis le T2A, plus tu fais une intervention complexe, plus tu es payé par la sécu. Une prise de sang, ça vaut tant, un pansement tant et plus tu fais de soins, plus tu es payé à la fin, parce que le budget est indexé sur la tarification des soins. Ça nous amène parfois, pour pouvoir conserver des services ou des lits, à faire des soins inutiles. C’est très vicieux.

Donc, non seulement tu n’as pas le temps de soigner les gens, mais en plus tu as parfois l’impression de faire des soins inutiles ?

E : Voilà c’est cela. Et encore, je parle beaucoup de la loi T2A, mais il y a aussi celle sur la gouvernance hospitalière, qui est complètement en lien. Avant la loi Bachelot4, les médecins avaient encore du pouvoir dans l’hôpital. Maintenant, quand le ministère de la santé ou la direction impose quelque chose, le médecin, même s’il n’est pas d’accord parce que ça va contre la logique médicale, du soin, n’a plus aucun pouvoir. Dans les conseils administratifs il n’a pas de droit de vote, il n’a qu’un rôle consultatif. On demande l’avis des soignants mais au final on peut bien passer outre. Ça, c’est depuis 2007/2008 avec la loi Bachelot, la « loi hôpital ».

Dans ces conseils d’administration, il y a par exemple les directeurs d’hôpitaux, qui, avant, venaient de hautes écoles de la fonction publique ; mais maintenant ce sont souvent des gens du secteur privé.

C’est ça le chemin qui mène vers la privatisation. Le plus flagrant c’est ce qui concerne les ASH (agent de service hospitaliers) qui sont entre autres responsables du ménage et de la cuisine, qui étaient des fonctionnaires, et sont maintenant supprimés au profit de boites du privé qui envoient souvent des intérimaires. Mais ça vaut aussi chez les soignants : de plus en plus d’infirmières et d’aides-soignantes sont intérimaires. Chez moi c’est tous les jours, à cause du manque d’effectif : dans mon hôpital, il y a 52 postes d’infirmières vacants et 28 d’aides-soignantes. Et tout ça malgré les lits et les services fermés.

Tu as pu observer personnellement cette évolution ?

E : Je suis arrivée un début d’été et on m’a expliqué d’emblée que tous les étés, c’est la merde, parce qu’avec les vacances tu es en sous-effectif, mais ils ne bloquent pas de lits pour autant. Donc, tu douilles un peu, tu as en permanence 15 patients, parfois lourds, mais tu te dis que c’est normal, car c’est l’été, les gens partent en vacances. En septembre, il y a une sorte de retour à la normale et puis petit à petit ça recommence : il y a une infirmière qui change d’hôpital, ou qui démissionne, et ils ne retrouvent pas de remplaçante. Et ça devient vite ingérable. Au fil de l’année 2019 par exemple, plusieurs infirmières sont parties petit à petit et aucune n’a été remplacée, donc dans mon service on a 8 postes vacants et pas de remplaçantes, donc la plupart du temps les cadres appellent des intérimaires. Et les très rares fois où on est en nombre suffisant, une d’entre nous est déplacée dans un autre service, parce qu’on sait qu’il manque toujours ailleurs. On ne sera donc tout simplement jamais en nombre. C’est comme ça depuis le début de l’été chez moi : j’ai l’impression d’être en été depuis 6 mois !

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Et est-ce que tu connais un peu les conditions de travail de ces infirmières intérimaires ?

E : C’est comme partout, que ce soit l’enseignement ou autre : en tant que fonctionnaire, tu as les congés, le salaire, la protection. Le statut d’infirmière en intérim est beaucoup plus précaire. Précaire aussi dans le sens où tu n’as aucune certitude sur ton emploi du temps : tu ne sais pas si tu vas travailler tel ou tel jour, ou pas du tout. Mais en réalité c’est tellement la hess niveau infirmières que ces filles-là ont toujours du travail, elles sont harcelées de textos.

Mais ça implique de changer souvent de lieu de travail ? Ça semble incompatible avec une logique de suivi des patients et de soin…

E : À ce niveau-là, c’est une catastrophe, oui. C’est pour ça qu’on remarque aussi que parfois, ces filles peuvent moins s’investir, voir elles font le minimum parce qu’elles sont coincés, au niveau de la transmission par exemple. Quand tu ne connais pas un patient, ses habitudes, ses maladies, ses allergies, c’est compliqué de gérer les transmissions, sachant que de toute façon tu vas repartir.

Et en ce qui concerne le retour des patients ? Est-ce que vous avez à faire à beaucoup de plaintes ?

E : Ça arrive. Dans mon service, le plus souvent, ce sont des proches mécontents que leurs parents ne soient pas mis en fauteuil. Des personnes qui sont grabataires, qui ne peuvent vraiment rien faire,  pour les mettre dans un fauteuil il faut être au moins deux, mais par manque de temps tu fais quoi ?  Tu le laisses au lit. La régularité des pansements aussi : par manque de temps parfois ils ne sont pas faits pendant deux jours. T’as limite des patients qui se dégradent… On est là pour les soigner, mais tu te demandes parfois pourquoi il est à l’hôpital et comment il va en ressortir.

Et personnellement, tu arrives à mettre cela de côté ? Est-ce que ça empiète dans ta vie personnelle ?

E : Evidemment, tu t’attaches aux patients. On dit que la sympathie n’a pas sa place à l’hôpital, mais on est humain, on s’attache. Je ne dis pas qu’il y a des chouchous ou quoi, mais quand même, il y en a certains avec qui ça passe mieux que d’autres, donc oui l’hôpital tu y penses toujours.

L’hôpital a traversé des cycles de lutte importants ces dernières années, mais pourtant au début du mouvement contre la réforme des retraites c’est plutôt des secteurs comme la SNCF, l’Éducation Nationale ou la RATP qui sont les plus visibles…

E : Dans le monde hospitalier, la mobilisation est beaucoup plus difficile qu’ailleurs : si on n’y arrive pas, c’est à cause du service minimum obligatoire. Tu es gréviste, mais tu es assigné, tu es obligé de travailler. Et à cause du sous-effectif et de l’augmentation de l’activité, en fait tu es toujours assigné ! C’est aussi un métier où tu sais particulièrement que ton absence mets ta collègue ou ton patient dans la merde. Sur les nombreuses fois où j’ai été gréviste, il n’y en a qu’une seule où j’ai été non assignée, j’étais contente. Et en ce qui concerne les intérimaires, perdre un jour, c’est beaucoup plus difficile pour elles.

Est-ce que tu peux nous faire une petite généalogie de la mobilisation ces derniers mois ?

E : C’est d’abord parti chez les urgentistes, qui sont en première ligne évidemment. Ils ont dénoncé le doublement de l’activité par deux sans augmentation conséquente de l’effectif. Pour parler d’une expérience personnelle, ma mère a eu l’appendicite récemment. Elle est partie aux urgences de l’hôpital Lariboisière et elle a fini au service de chirurgie orthopédique… par manque de place en chirurgie digestive. À l’hôpital Debré, des enfants sont mis en gynéco parce qu’il n’y a que 12 lits en pédiatrie. Bien sûr, c’est lié à la démographie, mais rien n’est fait pour s’y adapter.
Mais dans les urgences, encore plus que nous, le métier implique une difficulté à trouver des formes de grève efficaces et tenables. Pourtant ce sont eux qui ont lancé l’alerte, puis en septembre dernier les médecins ont commencé une grève de la fonction administrative : ils ont arrêtés de coder, c’est-à-dire de reporter le nombre de soins faits (vis-à-vis de ce fameux T2A). Ça leur bouffe beaucoup de temps, environ deux heures par jours, en plus de leur taf de soin. Donc là concrètement, ils font les soins, mais ils ne le rapportent pas. C’est un geste politique assez fort, qui n’est pas assumé par tout le monde car ça peut aussi les mettre en difficulté.

Et chez les infirmières, il se passe quoi ?

E : Au niveau des formes de mobilisation, il y a plusieurs choses : on essaye de se faire entendre dans l’hôpital, en faisant des affichages sauvages, etc. On a également recours aux rapports Osiris, qui sont des rapports de dysfonctionnements et des réclamations, qu’on fait et qu’on envoie à la direction. On essaye de les submerger avec ce genre de trucs et ça les énerve beaucoup. Notamment, quand c’est particulièrement tendu, les délégués syndicaux ramènent toutes ces fiches Osiris en même temps à la direction. Ce système permet de les faire chier un peu mais aussi de nous protéger nous. Parce que quand un patient chute ou autre, que par manque d’effectif et de temps tu n’as pas pu venir tout de suite et que tu tombes sur une famille procédurière, alors tu es protégé : tu leur dis que tu as bien signalé que ce jour-là tu étais seule pour je ne sais combien de patients, que tu n’avais pas le temps, et que la direction le savait mais n’a pas réagi. Mais quoi qu’il en soit, ce n’est pas la direction qui s’en prend plein la gueule, ce sont nous, les infirmières et les aides-soignantes. Récemment, on a aussi sorti tout le matériel défectueux de l’hôpital dans la rue et on a bloqué la rue avec ! Les gendarmes sont carrément venus et ont mis en garde-à-vue des délégués syndicaux.

Quand tu dis « nous » c’est qui ? Qui se mobilise ? Est-ce que le mouvement est majoritairement impulsé par les syndicats ?

E : Les syndicats fonctionnent aussi comme relai : comme on doit être créatif dans les actions, lorsque tu as une bête d’idée, tu vas en parler aux délégués en qui tu as confiance. Sinon, si tu es isolé, tu peux rapidement te retrouver dans la merde, la direction ne t’épargnera pas. Donc mieux vaut connaître tes droits. Moi, avec une pote, on avait fait de l’affichage sauvage, mais en mode hardcore, ça avait choqué les familles. Le lendemain, plein de familles sont venues nous voir pour savoir ce qui se passait. Pourquoi il y avait tous ces messages « SOS » partout dans l’hôpital. On a pu leur expliquer notre ras-le-bol, la souffrance au travail. Parce que même si la plupart ont une idée de ce qui se passe, ce n’est pas le cas pour tout le monde et c’est important de leur parler.

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Finalement, l’enjeu pour vous c’est de sensibiliser les proches ? Vous avez davantage intérêt à aller vers les gens extérieurs que vers la direction ?

E : C’est ça : on a besoin d’eux pour faire passer le message et mettre la pression. Régulièrement, on leur demande d’écrire des lettres à la direction, pour leur expliquer ce qui ne va pas, ce que subissent les membres de leur famille. Et d’une certaine manière, la direction les écoute plus qu’elle ne nous écoute nous.

Et est-ce que vous organisez également des manifestations ?

E : Les manifestations, ça reste un problème avec le service minimum. Les médecins n’ont pas ce problème, donc c’est eux qu’on voit le plus en manif. Il y a quand même eu le 14 novembre : ce jour-là, c’était quelque chose ! Bon, moi ce jour-là j’étais assignée, j’avais trop la haine, comme si j’étais punie, trop le seum. Là, les cadres et les médecins, tout le monde avait fait la manif ! On ne parle pas des autres métiers, mais il y avait aussi les gens du service radio, les psychologues, les assistants sociaux. Parce qu’on parle du sous-effectif dans nos professions, mais pour eux c’est pareil. Les kinés par exemple, avant ils étaient un par service, maintenant c’est souvent un pour trois services ! Ce 14 novembre, tous les personnels de l’hôpital ont manifesté.
Ça c’était le jeudi, et le mercredi d’après, le gouvernement fait ses annonces à la télé, en parlant du nouveau plan hôpital, avec juste cette histoire de prime. Mais rien sur la question des effectifs. Buzyn a même dit que le problème était davantage un problème de gestion et d’administration que de manque de moyens. Alors que c’est clairement un manque de moyens, elle ne le reconnaît pas. Et nous on demande aussi à ce que le métier d’infirmière soit revalorisé, parce qu’on touche moins que le salaire moyen, on est parmi les soignant les moins bien payés du monde ! Il faut quand même bien dire que cette manif les a fait bouger, mais après ils ont noyé le poisson. 

À t’entendre, tu sembles reconnaître que le travail des syndicats reste efficace à l’hôpital, et que contrairement à certains secteurs dans lesquels les travailleurs ne se reconnaissent plus dans ces structures, ça continue à avoir toute son importance et sa pertinence à l’hôpital ?

E : Pour être honnête, avant de me syndiquer, je me suis mobilisée avec les gilets jaunes. J’avais donc beaucoup d’appréhension par rapport aux syndicats, je ne voulais pas me syndiquer. Mais à l’hôpital, ça aide vraiment. Dans mon hôpital en tous cas, ils sont super à l’écoute, ils répondent tout de suite à tes appels quand tu as un problème. Et ça, les infirmières elles le savent, et elle appellent souvent. Donc forcément, après avoir bénéficié de leur aide sur des cas précis, je me suis syndiquée à la CGT. Mais parce qu’ils aident tout le monde, syndiqués et non syndiqués ! Moi j’ai choisi la CGT par affinité avec les délégués de mon hôpital, mais aussi parce que chez nous la CGT est plus dans l’affrontement que SUD, qui est plus sur de la communication.

Et au-delà de ça, est ce que vous avez des moments de rencontre, de délibération commune, à l’hôpital et entre hôpitaux ?

E : Bien sûr, on fait des AG avant les manifs ou avant les actions. Et ça, c’est intersyndical. Ensuite il y a le collectif inter-hôpital qui a été créé en octobre 2019 qui regroupe tout le personnel hospitalier au niveau national, et qui se réunit avant chaque grosse manif ou grosse action, par exemple le 14. Et c’est hors syndicats. C’est venu à la suite du collectif inter-urgences créé au printemps dernier.

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Tu parlais des gilets jaunes dans ton histoire personnelle, mais au niveau de l’hôpital quel effet ça a eu ? Est-ce que le fait de pouvoir se mobiliser le samedi par exemple permettait de contourner le problème de l’assignation tout en trouvant des manières offensives de se faire entendre ?

E : Moi déjà je bosse un samedi sur deux. Mais au-delà de ça, je ne pense pas qu’il faut opposer si radicalement la dynamique syndicale et celle des gilets jaunes : dans les gilets jaunes, il y avait aussi des fonctionnaires et des syndiqués.

On a quand même vu que la direction de la CGT par exemple ne s’est pas mouillée l’an dernier…

E : Oui mais ça, ce sont les centrales. Moi je parle à mon échelle et je sais que chez nous on a des revendications très proches de celles des gilets jaunes et que ça s’est mélangé. Quant aux grandes directions, c’est autre chose. C’est sûr, elles ne se sont pas mouillées l’an dernier. Il y a des revendications assez proches, mais des modes d’actions peut-être différents. Et ça a fait que les gilets jaunes en ont beaucoup voulu aux syndicats, ce que je comprends. Il n’y a qu’à regarder les services d’ordre dans les dernières manifs, il n’y a pas de solidarité, c’est chacun pour soi, syndicat par syndicat. Donc personnellement, pour avoir fait partie des gilets jaunes – et je ne suis pas la seule, parce qu’il y’avait beaucoup d’infirmière dans les gilets jaunes – je me demande, au niveau national, à quoi ils servent. Mais pour ce qui est de l’hôpital, là où je travaille en tout cas, ils sont utiles de ouf. Quand je parlais des gilets jaunes à mes collègues, elles étaient toutes unanimes pour les soutenir et si elles ne participaient pas, c’est aussi par peur de la répression, ce qui se comprend quand tu regardes ce qui se passe.

Et en ce moment, ça se passe comment vis-à-vis de la grève en cours ?

E : On essaye de soutenir du mieux qu’on peut la SNCF et la RATP sur les piquets ou dans les caisses de grève. Dans le service dans lequel je travaille, c’est difficile de se mobiliser mais on essaye de relayer et d’aider à notre échelle : en parler sur internet, partager des pots communs sur les réseaux sociaux… Il y’a quelques collègues présentes en manif bien sûr, on a un ou deux ballons souvent. De toutes façons la réforme des retraites, pour les soignant, c’est une catastrophes aussi. Nous les infirmières, on est en première ligne : c’est un métier avec beaucoup de femmes, or on sait bien que cette réforme va être encore plus dure pour nous. Par exemple, la pénibilité n’est pas prise en compte, alors que sur le terrain, on se casse le dos qu’on a des tendinites à répétition, et j’en fais partie. C’est un métier qui dégrade. Moi quand je rentre du taf, je suis KO, j’ai la flemme de faire à manger, je m’achète un grec et je m’allonge. Mais je pense aussi aux mamans, je me demande toujours : « Mais comment elles font ? » Je ne me sens presque pas légitime à me plaindre. Beaucoup se mettent en arrêt, mais il y a le jour de carence qui nous tombe dessus : à la base on n’en a qu’un et là ils discutent de le passer à trois, comme dans le privé5. Autour de moi je vois beaucoup de burn-out, de dépressions, de mi-temps thérapeutiques. Quand tu es submergé, que tu ne sais plus par où commencer, c’est horrible, tu ne vois pas le bout du tunnel.

Quels sont les symptômes qui reviennent le plus souvent sur les corps ?

E : Beaucoup de tendinites, de douleurs à l’épaule, aux cervicales. Dans mon service, 5 collègues sont en restriction : le médecin leur demande notamment de ne pas soulever de patients. Mais dans l’état où est le service, elles sont obligées de le faire, donc elles se dégradent doublement et les supérieurs n’en ont rien à foutre.

Pourquoi penses-tu qu’il faille lutter pour conserver ce qui nous reste de l’hôpital public ?

E : Tant que l’hôpital public existe, il y’aura toujours moyen de soigner les pauvres et les migrants. L’hôpital public reste un lieu de refuge pour ces gens-là. Chez nous, il reste quelque chose comme un lien d’humanité. Jamais de la vie, en étant sans-papier, tu vas être soigné dans un hôpital privé. Ce serait un cauchemar si l’hôpital public venait à disparaître. Mes collègues me disent toujours « si t’avais été là il y a 20 ans, tu aurais aimé ton métier ». Elles ont vu l’hôpital se dégrader, les lits fermer, les patients devenir de plus en plus lourds. Et moi, j’ai 24 ans, je ne me vois absolument pas continuer. Travailler 30 ans dans ces conditions, c’est difficile. Ce n’’est pas difficile, c’est vraiment impossible.

« Tu te crois à l’usine sauf que c’est des humains en face » : l’hôpital en crise vu par une infirmière
  1. Depuis le début des années 2000, l’hôpital est pointé du doigt par les gestionnaires de l’Etat qui y voient un poste de dépense à réduire. Pour 2020, le Projet de Loi de Financement de la Sécurité Sociale prévoit encore 800 millions d’euros d’économie.
  2. À l’hôpital, le principe de continuité de soins défini une responsabilité collective selon laquelle les soins sont assurés sur un temps, quelles que soient les circonstances organisationnelles ou sanitaires.
  3. Pour les fonctionnaires se mettre « en dispo » signifie cesser temporairement d’exercer son activité dans la fonction publique. Elle peut être accordée pour différents motifs et le fonctionnaire en disponibilité cesse de bénéficier de sa rémunération, de ses droits à avancement et de ses droits à la retraite. Les conditions de réintégration varient selon sa fonction publique d’appartenance.
  4. https://www.humanite.fr/la-loi-bachelot-privatise-lhosto
  5. Le jour de carence est le délai pendant lequel un salarié en arrêt maladie ne reçoit ni indemnité journalière ni salaire. Dans la fonction publique, il a été instauré par Fillon en 2011,  supprimé 2013, avant d’être remis en place par Macron en 2018.
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