Tous fous pour le climat ?

Ce texte est la traduction d’un article paru en mars 2019 sur le site italien Infoaut.

Depuis quelques temps déjà, les rendez-vous se multiplient pour protester contre les conditions climatiques catastrophiques laissées par l’humanité aux nouvelles générations. Des groupes de jeunes ont commencé à se retrouver tous les vendredis après-midi dans beaucoup de villes du monde sous le slogan Fridays4Future pour sensibiliser le monde des adultes et de la politique institutionnelle contre un futur déjà écrit. Ces événements nous imposent de raisonner avec l’émergence d’une nouvelle composition politique, propre à l’époque que l’on vit. Comme tous les phénomènes sociaux imprévus, ils portent en soi de grandes ambiguïtés ; mais nous sommes prêts à parier que les mouvements vont devoir s’affronter à l’impossibilité systémique de fournir des réponses adéquates à leurs demandes de réformes. Ces mouvements fourniront peut-être le vivier d’une nouvelle classe politique réformiste de plus en plus hors-sol ; les plus confus vont émerger comme représentants du nouveau capitalisme vert ; mais la plupart de ces révoltés se frotteront tout de même aux limites matérielles, politico-économico-écologiques, opposées par cette société à un véritable changement de paradigme dont on perçoit de plus en plus le besoin. Ce qui se cache derrière les mots indignés de Greta1 n’est pas encore clair, mais le ton et l’intensité de ces mots nous disent déjà quelque chose des temps qui courent.

Le temps qui reste

Le changement climatique est aujourd’hui l’exemple le plus macroscopique des contradictions qui traversent le mode de production capitaliste. À ce niveau, au sens littéral du terme, la déconnexion entre les nécessités reproductives du capital et les nécessités des êtres vivant sur terre, est évidente. Si la crise de 2008 avait déjà montré l’incapacité totale des institutions capitalistes internationales à gérer les aspects les plus macroscopiques de la dérégulation financière – en proposant des solutions qui creusaient encore plus les racines de la crise, en reportant tous les soucis à la prochaine grande bulle (sauvetage in extremis des banques, injections massives de liquidités, régulation manquée du shadow banking et de l’off trade etc.) – la sottise avec laquelle les États nationaux sont en train de se rapporter au climate change est la représentation la plus claire d’une « attitude de l’autruche » à cause de laquelle les dimensions globales, épocales, systémiques et géologiques de la catastrophe en cours sont rationalisées par des solutions de petite échelle et l’oubli de toute puissance collective.

Pour saisir la (dé)mesure du défi en jeu, il suffit de considérer l’accélération avec laquelle les prévisions du temps qui reste se réduisent à chaque fois qu’un nouveau bulletin scientifique sur l’état de la terre est publié. La non-durabilité du système, fixée il y a quelques années à un siècle environ, a été rapidement réduite à la moitié du siècle en cours, pour arriver enfin à la dernière sonnette d’alarme où l’on apprend que les années qui nous restent pour agir et éviter l’apocalypse ne sont plus que douze. Douze ! Avec un simple exercice d’enchaînement logique où l’on rajoute à cette frise chronologique deux autres variables – l’augmentation exponentielle de la population humaine, avec une croissante pression écologique, et l’alternance de politiques étatiques suspendues entre temporisation et déni explicite d’une crise quelconque – on réalise rapidement l’impossibilité totale de rejoindre un objectif décrit par les scientifiques comme minimal, sans la certitude que cela puisse suffire à contenir des effets cumulatifs soudains.

Rajoutons à tout cela un autre aspect à tenir en considération : le changement climatique s’insère dans la prolifération d’autres crises écologiques à des échelles réduites, qui résonnent toutes ensemble jusqu’à déterminer une seule grande crise écologique de durabilité de la biosphère qu’il faudrait identifier comme la crise historique d’une civilisation (capitaliste). Le lien entre le sur-réchauffement de l’atmosphère, la pollution des eaux, l’extinction de nombreuses espèces vivantes (la sixième extinction de masse) et la destruction conséquente de la chaîne alimentaire, met en évidence la dimension systémico-biologique avec laquelle il faut regarder la catastrophe en cours, avec la certitude que chaque aspect mineur de ces mini-crises peut aggraver encore plus le cours des événements.

La composition de classe écologiste : un bloc social qui manque

Les scientifiques et les activistes les plus attentifs signalent depuis un certain temps l’émergence d’une nouvelle droite globale qui est en train de se souder à un bloc social énorme capable d’intégrer le négationnisme climatique et l’égoïsme social à des politiques d’exclusion alignées sur la question de la race et du genre. Le mur de Trump à la frontière avec le Mexique pour repousser los migrantes résonne avec la nouvelle politique énergétique à l’assaut du pétrole de la mer Arctique, les percements, le fracking et l’autonomie énergétique complète. D’une manière analogue, dans l’autre hémisphère, Bolsonaro lance une nouvelle campagne de déforestation massive du poumon vert de la planète, en poussant jusqu’au bout la militarisation d’un pays où les hiérarchies de classe sont depuis toujours garanties par les bataillons de la mort. Derrière la façade négationniste – une idéologie effective qui mélange des croyances naïves, des tromperies et des mensonges explicites voués à la domination – le capitalisme extractiviste connaît trop bien la séquence politico-environnementale de sa dynamique interne : expropriation des terres communes → extraction effrénée des matières premières → destruction de l’habitat humain (« terres mortes ») → migrations de masse → militarisation des frontières et inclusion sélective. Il tisse ainsi un modèle de gouvernance globale qui se rattache aux slogans des anciennes époques de décadence – « après nous, le désastre » – en élevant des murs de barbelés et des gardes armées pour tenir hors du périmètre de sécurité l’excédent d’êtres humains que lui-même produit. Il fait encore plus, quand il intervient directement dans les désastres qu’il provoque : de nouvelles branches d’entreprises sont ouvertes pour sauver in extremis le peu qu’il reste et créer des safe zones de marchandises de luxe pour la consommation de la nouvelle élite globale. Entre profiteurs et victimes conscientes, le capitalisme extractiviste arrive quand même toujours à parler à un bloc social hétérogène et interclassiste, en revendant l’American dream fondé sur l’idée d’une frontière infinie, du droit au bonheur, de la sur-consommation, de la liberté individuelle défendue par les armes et la suspicion pour toute forme de collectivisme.

Quelles bases sociales pour le mouvement écologiste ?

Pour répondre à cette question nous reprenons un texte des années 1980 rédigé par le collectif états-unien Midnight Notes, parmi les plus originaux, et néanmoins oublié, de cette décennie.

Le mouvement anti-nucléaire des années 1970 – qui est politiquement la racine effective du mouvement écologiste contemporain – avait une composition de classe limitée. Il se fondait sur les populations rurales qui habitaient les alentours des centrales nucléaires et sur un « facteur ajouté » : une force de travail intellectuelle installée dans les zones rurales (…) On a donc suggéré que si le mouvement anti-nucléaire n’était pas allé au-delà de sa composition de classe limitée, en se fondant avec le prolétariat urbain et industriel, l’industrie nucléaire n’aurait jamais été défaite.2

Le problème est ici bien posé d’un point de vue de classe, ou anticapitaliste, si on préfère ce terme : dans les limites de cette société, toute sorte d’aménagement « vert » se décharge sur le prolétariat, vaste et stratifié, qui n’arrivera pas à tenir la cadence des mises à jour imposées par le marché de l’innovation technologique green-washed. Qu’il s’agisse d’un Euro 6, d’un moteur électrique hybride, ou des zones interdites aux pollueurs, ces derniers occuperont toujours les marches les plus basses de l’échelle sociale. Du point de vue du Capital, toute limite qui s’oppose à ses projets – les luttes, l’épuisement des réserves de matières premières, l’obsolescence des machines – doit être dépassée par un réaménagement de ses facteurs productifs : l’énergie, le travail, la reproduction, les machines. Entre autres, l’énergie et la machine représentent les armes les plus fiables dans les mains des patrons parce qu’elles sont elles-mêmes produites par le travail et, au moins pour l’instant, elles ont besoin de ce dernier pour fonctionner correctement, en tant que produits d’une vaste coopération sociale dirigée par les patrons eux-mêmes. Parier sur une nouvelle forme d’énergie et développer de nouvelles machines sont des réponses historiques aux crises affrontées par le Capital, en déchargeant les coûts de cette nouvelle ré-organisation sur sa contre-partie historique : le prolétariat.

L’industrie nucléaire, pour prendre un exemple comparable, a toujours représenté pour le Capital un refuge politique davantage qu’économique, parce que la méga-machine sociale qui doit être élevée pour la soutenir suppose une finalisation bien précise de la fiscalité, des niveaux élevés de secret proches du monde militaire, la mise en place de dispositifs de sécurité qui impliquent de tout déléguer à la police et aux forces militaires. Là où on pense épargner de l’énergie, on livre la société toute entière à ce qu’on appelait, et ce n’est pas par hasard, « l’énergie patronne ».

Ce genre d’analyses doit être mené sur chaque forme d’énergie. L’exploitation du pétrole se fonde sur une politique de guerre incessante pour redéfinir constamment, selon les équilibres géopolitiques, les trajets de son transport, les coûts de son alimentation et la discipline de ses travailleurs. S’il est certain que la transition vers des formes plus vertes et durables d’énergie porte en soi un réaménagement ultérieur de ces pouvoirs, au-delà des impacts plus réduits, cela va quand même servir à redéfinir des hiérarchies, consolider de nouvelles richesses et une remise au travail de la société.

C’est pour cela que le mouvement des Gilets Jaunes est si important et révélateur. Parce qu’à partir du refus d’une éco-taxe imposée d’en haut il a su répondre qu’« il ne nous revient pas de payer les coûts de la transition énergétique », pour attaquer ensuite les autres nœuds de la reproduction sociale.

Tous fous pour le climat ?

La grève de la Nature (combinée avec le travail) et les limites du Capital

L’écologie politique a eu le mérite de remettre au centre de l’attention le rapport d’échange perpétuel et de détermination réciproque entre l’espèce humaine et les différents habitats dans lesquels elle s’est développée, en l’insérant dans une perspective historique de long terme. On découvre ainsi que les modifications de l’habitat et du climat ne sont pas une nouvelle donnée dans l’histoire du capitalisme, mais que celles-ci ont accompagné sa naissance tout au long du xvie siècle, quand des éco-systèmes entiers aux Caraïbes et dans les zones internes de l’Amérique latine ont étés détruits et re-configurés pour mettre en place la première grande usine moderne : la plantation en mono-culture de la canne à sucre. Cela a été possible grâce à la combinaison de la force, des capitaux européens et la soumission esclavagiste de millions d’Africains pour plusieurs générations. James W. Moore a bien décrit cette articulation sociale, historique et environnementale par les concepts de « Nature, travail et argent à bon marché »3. La nature bon marché a produit de la nourriture bon marché (les révolutions agricoles), alors que derrière le travail bon marché il y a une assistance bon marché (le travail de reproduction qui n’a jamais été payé par le capitalisme) ; les vies bon marché (les humains réduits à des objets) sont à mi-chemin entre nature et travail.

Ces considérations étaient déjà présentes dans les formulations de Marx, dans le célèbre chapitre XXIV du Capital sur « l’accumulation originaire », trop souvent oublié par le marxisme des épigones. Si la vérité du rapport de capital réside dans l’extraction de la plus-value (c’est-à-dire du plus-travail qui n’est pas rémunéré), la condition historique de départ réside dans l’énorme et violent processus d’accumulation de matières premières et de travail qui n’est pas rémunéré du tout. Des contributions successives ont souligné à quel point cette accumulation n’était pas du tout uniquement originaire, mais qu’elle se reproduit constamment : le capitalisme ne s’est pas limité à une seule grande accumulation primitive, il a toujours reproduit les conditions de cette accumulation, ainsi que les différents régimes politiques de règlementation du travail (l’esclavage, le servage, le colonialisme…etc.), dans l’articulation structurelle entre développement et sous-développement.

Un autre concept fondamental mis en avant par Moore et d’autres écologistes politiques est celui de frontière. Qu’est-ce donc que cette frontière ? Comme son nom l’indique, il s’agit d’une limite, une barrière, une ligne de division entre un dedans et un dehors. Ce dedans et ce dehors sont respectivement la Société et la Nature, une opposition sur laquelle s’est fondée la modernité capitaliste. Il s’agit d’une frontière mobile, qui se déplace toujours à l’avant, dans un processus perpétuel d’appropriation, de clôture et d’exploitation intensive de la Nature. Le concept de frontière déploie sur le terrain de l’opposition Société/Nature le concept marxien de subsomption : ce qu’était pour Marx l’inclusion par la subordination du travail au capital, est dans l’écologie politique la subordination de la Nature à la Société. L’écart par rapport au marxisme vulgaire –  et non pas à Marx, écologiste ante litteram qui parlait de « rotation organique » entre les humains et la nature et qui dénonçait la rupture violente de cette rotation opérée par le capitalisme – c’est de ne pas penser la Nature comme une matière morte, donnée, gratuite (dé-valorisée) et surtout inépuisable. Penser la nature comme quelque chose de disponible et prêt à l’usage, signifie la traiter comme une extériorité chosifiée. Comme l’écrit encore Moore, « la nature ne pouvait pas être rendue bon marché jusqu’à ce qu’elle ne soit rendue externe »4. Ce n’est donc pas par hasard que dans le règne de la Nature la modernité occidentale et capitaliste a intégré au fur et à mesure les femmes et les esclaves, leur assignant différentes positions hiérarchiques selon les conjonctures et les régimes.

Or, « le problème essentiel du capitalisme est que la demande de natures bon marché de la part du capital croît plus rapidement que sa capacité à pouvoir les assurer »5. Voici le scénario actuel. La frontière a toujours représenté un espace déterritorialisé où le capital pouvait puiser presque gratuitement dans son processus continu d’appropriation et de valorisation. Mais une fois que nous arrivons au bout du monde, que les habitats sont perturbés et les ressources épuisées, il ne demeure plus que l’option intensive au sein des espaces déjà appropriés. Cela implique l’approfondissement d’un capitalisme dur extractif (forages extrêmes, fractures, négligence dans la destruction environnante et émissions de CO2) qui produit des « terres mortes »6. Le monde de l’écologie capitaliste (il n’y en a pas d’autres pour l’instant) semble avoir atteint ses limites. Après les grèves ouvrières, l’insubordination des mouvements anticoloniaux et le refus des femmes de fournir des repas et des soins gratuits (grève des cuisines et des chambres), la nature commence aussi à montrer sa propre rigidité. Ces phénomènes doivent être lus comme une série d’accumulations dans un goulet d’étranglement. La logique du Capital exige des espaces lisses et une circulation fluide. Tout comme elle a historiquement produit un travail abstrait, elle a également produit une nature abstraite. Et tout comme le travail vivant a appris à s’opposer à sa réduction à un travail abstrait, dans la perspective de l’écologie politique nous devons apprendre à voir les rigidités/limites que les différentes natures situées imposent au Capital comme une grève de la nature. Bien sûr, non pas une nature anthropisée, avec un visage d’homme, comme un récit digne de Walt Disney nous l’a enseigné, mais un environnement qui se co-reproduit avec le travail vivant.

À l’exception de la macro-dimension du réchauffement climatique, l’autre grande limite actuellement identifiée par l’écologie politique est l’incapacité du système-écologie-monde capitaliste à fournir une nourriture bon marché pour assurer la reproduction de la main-d’œuvre mondiale. Comme nous l’avons déjà vu, ce sont les aliments bon marché qui ont permis et continuent de permettre la disponibilité d’une main-d’œuvre bon marché (grâce aux produits de base). L’énergie bon marché est le troisième facteur à côté (ou en amont) de la nourriture et de la main-d’œuvre. Sa disponibilité bon marché est aujourd’hui garantie par les politiques économiques et énergétiques du capitalisme extractif ou du capitalisme fossile7(qui ont derrière elles, on l’a vu, les guerres imposées aux populations du Moyen-Orient et le nouvel assaut de la droite climato-négationniste contre les dernières barrières biologiques de la planète). Chacune de ces pratiques porte une empreinte écologique très élevée qui contribue directement à l’augmentation des émissions de CO2, de méthane et de gaz naturel. À un niveau plus profond, tous ces approvisionnements énergétiques bon marché ont maintenant un impact direct sur la capacité capitaliste à produire des aliments bon marché. De ce point de vue, les crises et les guerres de ces dernières années ont des racines beaucoup plus inquiétantes. Les effets de la crise de 2008 ont entraîné une flambée des prix des matières premières alimentaires, dont le montant a été déterminé par la logique perverse des contrats à terme des denrées alimentaires négociés sur les bourses de Londres et du monde occidental. Des historiens et des journalistes avisés reconnaissent les causes écologiques dans la généalogie de la guerre civile syrienne : imposition par l’État de monocultures pour s’adapter au marché mondial, sécheresse et destruction des cultures avec pour conséquence l’urbanisation massive d’un nouveau prolétariat qui allait grossir les rangs du recrutement des différentes entreprises djihadistes (ce scénario se retrouve également dans de nombreux assemblages écologico-sociaux en Afrique subsaharienne).

Tous fous pour le climat ?

Les machines ne nous sauveront pas (parce que nous ne devons pas souhaiter d’autres accélérations)

Le déni de la catastrophe actuelle a aussi sa rive gauche. L’incapacité à saisir la dimension historique et systémique dans laquelle nous sommes contraints confirme la gauche dans sa tradition productiviste et technophile selon laquelle pour chaque problème existe une solution technique disponible ou en voie d’être découverte. Cette conviction, qui assume parfois les traits d’une orthodoxie qui ne peut être remise en cause, où la science prend la place de la religion, est l’une des plus difficiles à éradiquer du sens commun, profondément inculquée dans les manières de sentir et de penser des humains reconfigurés par la modernité (et post-modernité) capitaliste. Elle est basée sur deux refoulements, l’un historique et l’autre scientifique.

D’un point de vue historique, ce récit supprime le corps-à-corps continu qui a opposé le travail vivant à sa subsomption dans le capital mort (les machines), la dimension constitutive qu’il a toujours représentée dans cette lutte. Une histoire linéaire présente le degré actuel de développement comme le résultat inévitable de l’ingéniosité et de la recherche humaine. Bref, on oublie que non seulement l’innovation technologique est avant tout une réorganisation de facteurs (nature et travail) pour faciliter le contrôle et augmenter la productivité, mais que les mêmes bénéfices redistributifs ont été obtenus au prix de dures luttes, en plus de devenir de nouveaux biens qui font accumuler au propriétaire un nouveau capital, reproduisant et étendant sa base sociale.

L’aspect le plus scientifique, en revanche, concerne l’ignorance généralisée des processus de transformation qui permettent à un bien ou à un service de nous parvenir sous la forme dans laquelle nous les connaissons et les consommons. Si le scientifique avertit que « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », cela se fait au prix d’une consommation continue : des environnements, des ressources et des efforts humains. L’idée prévaut plutôt que les choses que nous consommons, même si nous les reconnaissons comme étant le résultat du travail, n’ont aucun effet. C’est une croyance strictement religieuse, qui reconnaît la science et son application massive comme miraculeuse. Ainsi, les effets et les coûts du cycle global des biens disparaissent. Quelques exemples : les technologies de l’information sont désormais responsables de 2% des émissions mondiales ; le cycle numérique, avec son consumérisme induit qui impose des dispositifs changeants à un rythme de plus en plus rapide par obsolescence programmée, est basé sur l’imposition d’un état de guerre permanent et un régime esclavagiste à la population du Congo et d’autres pays de l’ancien tiers monde.

On dira : « Quoi de neuf ? » Le capitalisme a toujours prospéré grâce aux vols et aux massacres, mais cela ne nous a jamais empêché d’en attendre les fruits pour tous à partir des points les plus élevés de son développement. C’est vrai ! Mais aujourd’hui cette affirmation ne peut pas ignorer la finitude des ressources et la capacité d’auto-régénération d’une planète en surchauffe. Il ne s’agit pas ici de proposer des échappatoires primitivistes ou des solutions luddistes – bien qu’il soit important de reconnaître non seulement la contribution fondamentale du luddisme aux luttes originelles de la classe ouvrière, mais aussi sa reproduction continue, comme sabotage, dans les innombrables phases et contextes des cycles de lutte – il s’agit plutôt de comprendre que la technologie ne constitue pas en elle-même la solution mais doit être remise en question politiquement non seulement dans ses effets et son évolution mais dès sa genèse, où en fonction d’intérêts partiels se développent les usages et les fonctions spécifiques.

Si l’on veut trouver une solution à ce qui est sans aucun doute le plus grand défi auquel l’homme en tant qu’espèce a dû faire face – espèce hautement divisée entre des parties opposées – la réponse à ce défi, complètement inédit, doit imaginer une réorganisation radicale des relations sociales et repenser, au niveau de la civilisation entière, le rapport organique entre les espèces et le milieu qui les entoure, que nous devons considérer comme notre extension métabolique et non comme une simple enveloppe à écraser, qui servira de décharge. Penser un environnement/nature que nous coproduisons et qui contribue à nous reproduire. Il est évident que ces changements présupposent un dépassement de l’ordre politique, social, économique, technique et écologique nommé capitalisme. Si ce dépassement n’est pas à l’ordre du jour aujourd’hui, il s’agit de lutter dans cette direction, en prenant en compte les enjeux et en évitant les illusions et les nouvelles chimères.

#noussommesencoredanslestemps (pour une politique de la conjoncture)

Sommes-nous foutu.es ?

Aucune prétention à un minimum d’honnêteté intellectuelle ne peut être réchauffée par le feu de consolations improbables. Difficile de répondre autrement qu’un « oui » résigné. Si nous sommes réalistes, sous ce ciel capitaliste, nous ne pouvons qu’être irrémédiablement pessimistes, catastrophistes en réalité. En même temps, nous devons éviter l’acceptation passive et nihiliste d’un jeu déjà perdu, de sorte qu’il ne reste plus qu’à naviguer sur un navire à la dérive, continuer à danser et à jouer sur le Titanic qui coule. Le contexte dans lequel se mesure l’action politique sur le climat est marqué, d’une part, par la prise de conscience lucide que « Il n’y a plus de temps », pour reprendre le titre du beau livre de Luca Mercalli ; d’autre part, par le slogan qui appelle à la manifestation du 23 mars et nous rappelle que « nous sommes encore dans les temps ». Paradoxalement, c’est dans cette fissure impossible, marquée par l’urgence, qu’il faut agir. Et c’est précisément ce sentiment d’urgence qui offre une opportunité historique aux militants anticapitalistes. Pour reprendre les mots de Naomi Klein, autrice trop souvent et à tort rejetée avec assez d’insistance, « une crise si grande et si globale change tout (…) beaucoup de choses qui nous ont été présentées comme inévitables, ne peuvent simplement pas continuer à exister. Et beaucoup de choses qui nous ont été présentées comme impossibles, au contraire, devront commencer à se produire dès maintenant »8.

Joel Winwright et Geoff Mann, deux géographes américains, dans un article intéressant paru en 2012, ont énuméré les cinq limites politiques avec lesquelles l’action politique révolutionnaire sur le climat est forcée de se confronter, décrivant ce que nous pourrions appeler une théorie politique de la situation économique :

1) Il n’existe aucune base légitime pour débattre du changement climatique en tant que tel. Le climat change et la modification anthropique de la composition chimique de l’atmosphère en est la cause principale.

2) L’humanité peut ou non avoir le temps d’inverser le cours de ces changements, qui auront cependant des conséquences fatales et terribles – en particulier pour les personnes relativement faibles et marginales (humaines et non humaines).

3) Les conditions politiques et écologiques dans lesquelles les énormes décisions sur le changement climatique sont sur le point d’être (et seront) prises sont fondamentalement empreintes de peur et d’incertitude ; il n’y a pas de décisions concrètes sur le climat, seulement diverses réactions à celui-ci.

4) Les élites transnationales qui dominent les États-nations du monde capitaliste veulent certainement modérer et s’adapter au changement climatique – ne serait-ce que pour stabiliser les conditions qui produisent leurs privilèges ; et pourtant, jusqu’à présent, elles ont totalement échoué à coordonner une réponse.

5) Compte tenu de la gravité potentielle du changement climatique, les élites tenteront de mieux coordonner leurs réactions, naviguant sur des mers d’incertitude et d’incrédulité9.

Dans ses réflexions à la recherche d’une « stratégie révolutionnaire dans un monde en surchauffe »10, l’historien de la vapeur et militant pour le climat, Andreas Malm, nous invite à nous placer dans la perspective de Lénine en 1917, qui, dénonçant la guerre impérialiste, a accueilli l’ouverture implicite, possible, de la guerre civile. Il énumère ensuite une série de mesures révolutionnaires à prendre (blocage de nouvelles centrales électriques, électricité produite à partir de sources renouvelables, transports publics, etc.) et rejette le purisme des milieux « révolutionnaires » euro-américains, leur obsession pour l’horizontalisme et la seule action directe, tout en rappelant que « la question du pouvoir » reste centrale dans toute révolution, si bien qu’il faudra encore un certain type de relation dialectique avec les institutions publiques (même en termes de pression uniquement) pour traduire les instances élaborées par en bas.

La signification de ces réflexions a le seul défaut, qui ne peut être éliminé lorsque l’on évolue sur ces niveaux, de se limiter à des abstractions distantes, entre le normatif-prescriptif de ce qui doit être fait et les hauteurs du « politique ». Dans ces écrits, dont la facture académique est évidente, il manque la dimension concrète et totalement contradictoire de l’action dans des contextes où la rationalité de l’intérêt collectif se heurte à la myriade d’intérêts particuliers et au poids des identités des territoires et des sujets, des traditions politiques et des formes de vie à long terme qui prennent forme dans les conflits en cours. Ce n’est peut-être pas un hasard si aujourd’hui les représentations les plus réalistes du scénario d’un monde en surchauffe sont celles de la science-fiction post-catastrophe, littéraire et cinématographique. Pensons à des œuvres très différentes comme Caos Usa de Bruce Sterling ou La route de Cormac McCarthy, aux nombreux films qui, de 2022 : les survivants à la saga de Mad Max, imaginent ce que signifie vivre dans un monde toujours plus surpeuplé et où les ressources sont rares. Parmi les essais non spécialisés, l’auteur qui s’est rapproché le plus de la description du monde qui déjà pointe le bout de son nez est sans doute Mike Davis, avec ses « géographies de la peur » faites de fils barbelés et de communautés murées, de villes radioactives et de bidonvilles futuristes. Au-delà de son indéniable talent narratif, son mérite a toujours été d’aller voir comment vivent – et s’organisent – les communautés touchées par les catastrophes naturelles et humaines (mais à l’ère du changement climatique violent, la différence devient de plus en plus subtile).

Dans notre histoire récente, les exemples ne manquent pas. Qu’il s’agisse des personnes déplacées de L’Aquila ou de l’Émilie qui sont enfermées dans des camps commandés par la Protection civile ou des expériences vertueuses telles que les Brigades de solidarité active, une partie importante de la population italienne a déjà eu l’expérience de ce que signifie vivre dans un monde post-désastre. De même, les luttes pour la défense du territoire doivent être interprétées comme un antidote aux catastrophes futures ou, comme dans la plupart des cas, comme une résistance à la destruction déjà en cours. La volonté d’organiser une manifestation nationale pour faire entendre la voix des innombrables et dispersées batailles territoriales, en les reliant au jeu le plus important et stratégique du changement climatique, est un choix politique précieux et clairvoyant. Ce ne sera certainement pas la réponse aux défis d’aujourd’hui, mais c’est un début, et comme tout début, il porte en son sein de nouveaux mondes.

  1. L’opération de marketing sous-tendant le phénomène Greta paraît évidente (sans rien enlever à l’intérêt des développements ultérieurs du mouvement F4F). Les deux reconstructions les plus complètes : Isabelle Attard, « Le capitalisme vert utilise Greta Thunberg » (https://reporterre.net/Le-capitalisme-vert-utilise-Greta-Thunberg?fbclid=IwAR3Wwsh-qR6hBalUuyQ7OORZ4a3MlJT_dYkceE2FOR84qN-OXmF1T5qQ9lI) et « The Manufacturing of Greta Thunberg – for Consent : The Political Economy of the Non-Profit Industrial Complex » (http://www.theartofannihilation.com/the-manufacturing-of-greta-thunberg-for-consent-the-political-economy-of-the-non-profit-industrial-complex/)
  2. The New Enclosures, in Midnight Notes n. 10, 1990.
  3. Jason W. Moore, Raj Patel, Comment notre monde est devenu cheap; une histoire inquiète de l’humanité, Paris, Flammarion, 2018.
  4. James W. Moore, Ecologia-mondo e crisi del capitalismo. La fine della natura a buon mercato, Ombre Corte, p. 94.
  5. Ibidem. p.95
  6. Le concept de « terres mortes » et le concept d’« eaux mortes » qui en découle sont décrits par Saskia Sassen dans Expulsions. Brutalité et complexité de l’économie mondiale (Il Mulino, 2015).
  7. La catégorie du « capitalisme fossile » est avancée par Andreas Malm, Fossil Capital (Verso, 2018).
  8. Naomi Klein, Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique, Actes Sud.
  9. Joel Winwright-Geoff Mann, Climate Leviathan, dans Antipode, vol. 45, n. 1, 2012
  10. Andreas Malm, « Revolutionnary Strategy in a Sarming World. Lessons from the Russian to the Syrian Revolutions », in Socialist Register no. 53, « Rethinking Revolution », Merlin Press and Monthly Review Press, 2016-2017. (https://climateandcapitalism.com/2018/03/17/malm-revolutionary-strategy/)
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