Sophie Lewis : le virus et la famille

Ce que le confinement nous dit du foyer nucléaire

Le respect des mesures de « distanciation sociale » et de « confinement » s’est imposé dans la plupart des pays comme principal moyen de lutter contre l’épidémie de Covid-19. Sophie Lewis interroge ici les présupposés d’une telle stratégie, et notamment l’idée d’un « chez soi » comme espace où l’on pourrait, toutes et tous, être à l’abri. Parce que l’espace privé tel que l’habite la famille nucléaire est marqué par des rapports de domination, de propriété, et de violences qui participent du bon fonctionnement du capitalisme, il semble bien peu à même de nous protéger de ses tragiques effets. En révélant ces carences, l’épidémie nous impose ainsi de (re)mettre l’abolition de la famille à l’ordre du jour. 

À l’heure où j’écris ces lignes, l’humanité est bel et bien entrée dans l’ère du Corona. Dans l’espoir d’ « aplatir la courbe » de la pandémie, de larges franges de la société ont adopté des pratiques visant à ralentir la contagion (qu’elles soient obligatoires, volontaires ou semi-volontaires, selon les directives locales) communément désignées comme l’application des principes de « distanciation sociale » et de « confinement ». Les médias sont inondés de chroniques, qui adoptent le ton naturellement anxieux, choqué et désespéré de celles et ceux témoignant de leurs pertes de revenus ou de leurs craintes pour la santé de leurs proches. Mais nombre d’entre elles sont au contraire marquées par l’humour, l’excitation et la joie d’être en arrêt de travail, avec la créativité débordante de celles et ceux qui doivent à l’improviste rester à la maison (par exemple : jouer au morpion avec son poisson rouge, faire le DJ avec les plaques de sa cuisinière, ou s’accrocher à sa barre de douche pour simuler un trajet en métro). Certes, on a entendu des discours éco-fascistes et des appels à un contrôle plus autoritaire de l’État, mais les initiatives d’entraide ont également proliféré : courses quotidiennes et approvisionnement en désinfectant pour les personnes immunodéprimées, gardes d’enfants et distribution de kits d’injection pour les travailleuses du sexe et les toxicomanes, exonération des franchises1, moratoires sur les expulsions, grèves des loyers et autres efforts pour fournir un abri aux sans domicile fixe. Ce dernier point en particulier met en évidence ce qui constitue, de manière à la fois implicite et incontestable, le cœur de la réponse prescrite face à l’épidémie : le foyer privé. 

Il semble en effet que le foyer nucléaire soit le lieu où nous sommes naturellement tou·te·s supposé·e·s nous retirer pour éviter la propagation de la crise sanitaire. « Rester chez soi » est censé nous conserver en bonne santé d’une manière ou d’une autre. Cette solution pose cependant plusieurs problèmes, que toute personne encline à réfléchir de manière critique (ne serait-ce qu’un instant) pourrait résoudre : des problèmes que l’on peut formuler en termes de mystification du couple, de romantisation des liens de parenté et d’assainissement de l’espace fondamentalement dangereux qu’est la propriété privée. Comment un espace aussi déterminé par les inégalités de pouvoir – qu’elles concernent le travail domestique (le travail reproductif étant sexué), la dette locative et hypothécaire, la propriété foncière et l’acte de propriété, ou encore la parentalité patriarcale et (souvent) l’institution du mariage – pourrait-il être bon pour la santé ? C’est pourtant bien dans ces mêmes foyers ordinaires que, comme tout le monde le sait secrètement, la majorité des violences terrestres se produisent : l’OMS définit ainsi la violence domestique comme « le cas de violation des droits humains qui est le plus répandu mais le moins signalé ». Les personnes queer et féminisées, et notamment les personnes très âgées et très jeunes, n’y sont pas en sécurité : leur épanouissement dans le foyer capitaliste est l’exception, et non la règle. En regardant de plus près, il semble donc que les deux mots d’ordre de « distanciation sociale » et de « confinement » soient particulièrement remarquables tant pour ce qu’ils ne disent pas (c’est-à-dire ce qu’ils présument et naturalisent) que pour ce qu’ils produisent. Où s’agit-il de s’abriter, ou plutôt : chez qui ? À distance de qui faut-il se tenir, ou plutôt à distance de qui ne faut-il pas se tenir ?

Le principal problème de l’injonction à rester chez soi est que tout le monde n’a pas accès à un domicile privé. Comme l’énonce le collectif d’Oakland Moms 4 Housing (Mamans pour le logement) : « Comment #ResterChezSoi quand on n’a pas de chez soi ? » Il s’avère qu’au moins deux solutions existent : le partage et l’occupation.  Dans un sain mépris des directives, des voisin·e·s relativement immunisé·e·s ont, dans de nombreuses villes, volontairement ouvert leurs maisons aux personnes exposées et malades, estimant que le devoir de solidarité de voisinage avec les personnes sans abri était plus urgent que la nécessité de lutter contre la contagion. Pendant ce temps, en s’installant dans des logements vacants (« confinement en cours », peut-on ainsi lire sur la pancarte d’une mère), Moms 4 Housing ouvre également la voie pour une lutte contre la gentrification en Californie, en mettant en pratique l’idée qu’un logement confortable est un droit humain fondamental. Hélas, au-delà des personnes sans domicile, « rester à la maison » ne peut constituer une réponse à la pandémie pour de nombreuses catégories de la population, même si elles le voulaient : par exemple, les personnes entassées dans des prisons, des centres de rétention, des camps de réfugiés ou des dortoirs d’usine, celles coincées dans des maisons de retraite surpeuplées, ou encore celles retenues contre leur gré dans des établissements médicaux et/ou psychiatriques. Si le COVID-19 se révèle incompatible avec ces institutions, dans le sens où une réponse humaine à la pandémie n’est pas envisageable dans des espaces aussi peu démocratiques, il aura démontré par la même occasion qu’elles sont incompatibles avec la dignité humaine. À Los Angeles, les agents municipaux ont fourni des roulottes individuelles et des cabines temporaires d’isolement aux sans-abris. Mais une solution bien plus évidente serait d’ouvrir tous les hôtels et les villas privées afin d’en faire des logements (non commerciaux) aérés, lumineux et hygiéniques pour tou·te·s. De libérer tous les prisonnier·e·s et détenu·e·s dès maintenant, de transformer les établissements de soins en spacieux villages autogérés, et de libérer tou·te·s les travailleur·se·s en continuant à leur verser un salaire entier, afin qu’ils et elles puissent enfin quitter leurs dortoirs, emménager avec leurs ami·e·s et s’adonner à la paresse pendant la prochaine décennie au moins.

Par ailleurs, parmi celles et ceux d’entre nous qui ont un foyer privé, beaucoup ne s’y trouvent pas en sécurité, et l’impossibilité de le quitter ne fait que renforcer la menace. Le confinement, c’est le rêve des agresseurs : une situation qui donne un pouvoir quasi illimité à ceux qui ont le dessus dans le foyer. C’est pourquoi, dès le début de l’épidémie en Chine, les ONG de défense des droits des femmes ont publié des guides de survie face aux violences conjugales liées au coronavirus. Dans tout le pays, les cas de violence domestique auraient triplé selon les autorités policières ; le 21 mars 2020, le Guardian rapportait les paroles de la fondatrice d’une association chinoise œuvrant pour les femmes : « Selon nos statistiques, 90 % des violences sont liées à l’épidémie de Covid-19 ». Alors le virus est en train de se propager à travers toute l’Amérique, nous ferions bien d’en tenir compte. La directrice du numéro national d’écoute et de lutte contre les violences conjugales aux États-Unis l’a déjà constaté : « Les auteurs de violence menacent leurs victimes de les jeter à la rue pour qu’elles tombent malades… Nous avons entendu parler de certains chantages aux ressources financières ou à l’aide médicale. » En bref, la pandémie n’est certainement pas le moment de négliger la question de l’abolition de la famille. Selon la théoricienne féministe et mère de famille Madeline Lane-McKinley, « les foyers sont les cocottes-minutes du capitalisme. Cette crise va entraîner une forte augmentation des tâches domestiques – nettoyage, cuisine, soins, mais aussi des abus sur les enfants, agressions, viols par un partenaire intime, torture psychologique, etc. ». Ce n’est donc pas le moment d’adhérer à l’idéologie des « valeurs familiales » : la pandémie est plutôt l’occasion idéale d’approvisionner, d’évacuer et, d’une manière générale, de donner de la force, à celles et ceux qui ont survécu – et se sont échapé·e·s – du foyer nucléaire.

Enfin, même lorsque le foyer nucléaire privé ne représente pas de menace directe, qu’elle soit physique ou mentale – lorsqu’il n’y a pas de violence conjugale, ni de viol d’enfants, ni de violence envers les homosexuel·le·s – la famille privée, en tant que mode de reproduction sociale est franchement lamentable. Elle nous produit comme être genrés, nationaux, racialisés.  Elle nous conditionne pour le travail productif. Elle nous fait croire que nous sommes des « individus ». Elle minimise les coûts pour le capital, tout en maximisant le travail humain vital (à travers des milliards de petites boîtes, chacune équipée – de manière absurde – de sa propre cuisine, de sa micro-crèche et de sa buanderie). Elle nous trompe, en faisant passer les sources d’amour et d’attention dont nous disposons pour les seules possibles.

Nous méritons mieux que la famille. Et cette période de coronavirus est un excellent moment pour s’entraîner à l’abolir. Pour le dire avec les mots toujours pertinents d’Anne Boyer : « Nous devons désormais apprendre à faire le bien pour le bien de l’autre, même étranger. Notre vie doit désormais être la preuve quotidienne que nous considérons que les vies des malades du cancer, des personnes âgées, handicapées, de celles et ceux qui vivent dans des conditions impensables, dans des espaces surpeuplés et dangereux, ont de la valeur ». Nous ne savons pas encore si nous serons capables d’arracher quelque chose de mieux que le capitalisme des décombres de cette Peste et de la Dépression qui vient. Mais je ne peux qu’affirmer avec une certaine certitude qu’en 2020, la dialectique des familles contre la famille, des vrais foyers contre le foyer, devrait s’intensifier.

Cet article est d’abord paru sur Patreon (plateforme sur laquelle vous pouvez soutenir l’autrice) et sur OpenDemocracy.

  1. La franchise est la part qui reste à payer par l’assuré dans un contrat de mutuelle santé.
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