Slavoj Žižek : Occupy Gotham

Hollywood et le spectre du pouvoir populaire

Alors que l’actualité cinématographique est marquée par la sortie de Tenet, le dernier film de Christopher Nolan, et qu’une rétrospective lui est dédiée en ce moment à la Filmothèque du Quartier Latin (jusqu’au 10 octobre), nous avons traduit un texte du philosophe slovène Slavoj Žižek consacré au troisième volet de la trilogie Batman de Nolan, The Dark Knight Rises. Dans cet article, Žižek, se livrant en particulier à une interprétation originale de la figure de Bane (l’adversaire de Batman), tente de montrer en quoi le film – polarisé par cet événement improbable qui en constitue le centre, « la République populaire de Gotham City, une dictature du prolétariat à Manhattan » – se révèle bien plus ambigu que les lectures unilatéralement conservatrices dont il est souvent l’objet.

[Le texte contient des spoilers sur le scénario des trois volets de la trilogie Batman]

The Dark Knight Rises montre que les superproductions hollywoodiennes sont des indicateurs précis des problématiques idéologiques de nos sociétés. Voici l’histoire. Huit ans après les événements de The Dark Knight, le précédent épisode de la série Batman réalisée par Christopher Nolan, la loi et l’ordre règnent à Gotham City. Grâce aux pouvoirs extraordinaires accordés par le Dent Act, le commissaire Gordon a pratiquement éradiqué la criminalité violente et organisée. Il se sent néanmoins coupable de la dissimulation des crimes de Harvey Dent et prévoit de passer aux aveux lors d’un événement public – mais il décide finalement que la ville n’est pas encore prête à entendre la vérité.

N’étant plus actif en tant que Batman, Bruce Wayne vit isolé dans son manoir. Son entreprise s’effondre après qu’il ait investi dans un projet écologique conçu pour exploiter l’énergie de fusion, avant d’y mettre un terme en apprenant que le noyau pouvait être transformé afin de devenir une arme nucléaire. La belle Miranda Tate, membre du conseil d’administration de Wayne Enterprises, encourage Wayne à réintégrer la société et à poursuivre ses bonnes œuvres philanthropiques.

C’est là qu’entre en scène le premier méchant du film. Bane, un leader terroriste qui était membre de la Ligue des Ombres, s’empare d’une copie du discours du commissaire. Après que les machinations financières de Bane aient amené l’entreprise de Wayne au bord de la faillite, Wayne confie le contrôle de son entreprise à Miranda et a également une brève histoire d’amour avec elle. Lorsqu’il apprend que Bane a mis la main sur son noyau de fusion, Wayne revient en tant que Batman et affronte Bane. Neutralisant Batman en combat rapproché, Bane l’enferme dans une prison dont il est presque impossible de s’échapper. Alors que Wayne se remet de ses blessures et s’entraîne pour redevenir Batman, Bane réussit à faire de Gotham City une ville-État isolée. Il attire d’abord la plupart des forces de police de Gotham sous terre et les y piège ; puis il déclenche des explosions qui détruisent les ponts reliant Gotham au continent et annonce que toute tentative de quitter la ville entraînera la détonation du noyau de fusion de Wayne, qui a été transformé en bombe.

Nous arrivons maintenant au moment crucial du film : la prise de contrôle de Bane s’accompagne d’une vaste offensive politico-idéologique. Il expose publiquement la dissimulation de la mort de Dent et libère les prisonniers enfermés en vertu de la loi Dent. Condamnant les riches et les puissants, il promet de restaurer le pouvoir du peuple, appelant les citoyens à « reprendre en mains [leur] ville ». Bane se révèle, comme l’a dit le critique Tyler O’Neil, être « l’occupant ultime de Wall Street, appelant les 99 % à se rassembler et à renverser les élites de la société ». Ce qui suit est l’idée que le film se fait du pouvoir populaire – des procès-spectacles sommaires et des exécutions de riches, les rues livrées au crime et à la vilenie.

Quelques mois plus tard, alors que Gotham City continue de souffrir de la terreur populaire, Wayne s’échappe de prison, fait son retour en tant que Batman et enrôle ses amis pour l’aider à libérer la ville et désactiver la bombe avant qu’elle n’explose. Batman affronte et soumet Bane, mais Miranda intervient et poignarde Batman. Elle se révèle être Talia al-Ghul, fille de Ra’s al-Ghul, l’ancien chef de la Ligue des Ombres (les méchants dans Batman Begins). Après avoir annoncé son plan pour achever l’oeuvre de son père – la destruction de Gotham City – Talia s’échappe.

Dans le chaos qui s’ensuit, le commissaire Gordon coupe la fonction de détonation à distance de la bombe, tandis qu’une cambrioleuse féline bienveillante, Selina Kyle, tue Bane, libérant Batman pour qu’il poursuive Talia. Il tente de la forcer à ramener la bombe dans la chambre de fusion où elle peut être stabilisée, mais Talia inonde la chambre. Cette dernière meurt, persuadée que la bombe ne peut être arrêtée, lorsque son camion sort de la route et s’écrase. À l’aide d’un hélicoptère spécial, Batman transporte la bombe au-delà des limites de la ville, où elle explose au-dessus de l’océan, le tuant aussi vraisemblablement. Batman est désormais célébré comme un héros dont le sacrifice a sauvé Gotham City. Wayne est présumé mort au cours des émeutes. Alors que son héritage est en train d’être divisé, son majordome, Alfred, aperçoit Wayne et Selina en vie, ensemble dans un café à Florence. Blake, un jeune et honnête policier qui connaissait l’identité de Batman, hérite de la Batcave. Le premier indice des fondements idéologiques de cette fin est fourni par Alfred qui, lors de l’apparente inhumation de Wayne, lit les dernières lignes de A Tale of Two Cities de Dickens : « Ce que je fais est une bien, bien meilleure chose qu’aucune que j’ai jamais faite. Le repos vers lequel je m’en vais est bien, bien meilleur qu’aucun repos que j’ai jamais connu. » Certains critiques ont pris cela comme une indication selon laquelle, pour reprendre les mots de O’Neil, le film « s’élève au niveau le plus noble de l’art occidental… Le film fait appel au coeur de la tradition américaine – l’idéal du noble sacrifice pour le peuple ordinaire… Figure christique ultime, Batman se sacrifie pour sauver les autres. »

Vue sous cet angle, l’histoire est un pas en arrière de Dickens au Calvaire du Christ. Mais l’idée du sacrifice de Batman comme répétition de la mort du Christ n’est-elle pas compromise par la dernière scène du film (Wayne avec Selina dans le café à Florence) ? La contrepartie religieuse de cette fin n’est-elle pas plutôt l’idée blasphématoire bien connue selon laquelle le Christ a survécu à sa crucifixion et vécu une longue vie paisible en Inde ou, comme le disent certaines sources, au Tibet ? La seule façon de racheter cette scène finale serait de la lire comme une rêverie ou une hallucination d’Alfred.

Un autre trait dickensien du film est la plainte dépolitisée sur le fossé entre les riches et les pauvres. Au début du film, Selina chuchote à Wayne alors qu’ils dansent ensemble lors d’un gala bourgeois exclusif : « Une tempête arrive, M. Wayne. Vous et vos amis feriez mieux de fermer les écoutilles. Parce que quand elle frappera, vous vous demanderez tous comment vous avez pu penser que vous pouviez vivre aussi grassement et laisser si peu pour le reste d’entre nous ». Nolan, comme tout bon libéral (liberal), est « inquiet » de la disparité sociale et a d’ailleurs déclaré que cette inquiétude imprègne le film : « La notion d’équité économique s’insinue dans le film… Je n’ai pas l’impression qu’il y ait une perspective de gauche ou de droite dans le film. Ce qu’il y a, c’est juste une évaluation honnête ou une exploration honnête du monde dans lequel nous vivons – des choses qui nous inquiètent ».

Bien que les spectateurs sachent que Wayne est méga-riche, ils oublient souvent d’où vient sa richesse : fabrication d’armes plus spéculation boursière, c’est d’ailleurs pourquoi les jeux de Bane à la bourse peuvent détruire son empire. Marchand d’armes et spéculateur – voilà le secret qui se cache sous le masque de Batman. Comment le film aborde-t-il ce sujet ? En ressuscitant le thème dickensien archétypal d’un bon capitaliste qui finance des orphelinats (Wayne) contre un mauvais capitaliste cupide (Stryver, comme dans Dickens). Comme l’a dit le frère de Nolan, Jonathan, qui a co-écrit le scénario : « A Tale of Two Cities, pour moi, était le portrait le plus… déchirant d’une civilisation reconnaissable et racontable qui s’était complètement effondrée. Lorsque vous regardez la Terreur à Paris, en France à cette époque, il est difficile d’imaginer que les choses aient pu aller aussi mal, jusqu’à un tel point ». Les scènes du soulèvement populiste vengeur dans le film (une foule assoiffée du sang des riches qui les ont négligés et exploités) évoquent la description dickensienne du règne de la terreur, de sorte que bien que le film n’ait rien à voir avec la politique, il suit le roman de Dickens en présentant « honnêtement » les révolutionnaires comme des fanatiques possédés.

Le bon terroriste

Une chose intéressante à propos de Bane est que la source de sa dureté révolutionnaire est l’amour inconditionnel. Dans une scène touchante, il raconte à Wayne comment, dans un acte d’amour au milieu de terribles souffrances, il a sauvé l’enfant Talia, sans se soucier des conséquences et payant un prix terrible pour cela (Bane a été battu à mort alors qu’il la défendait).

Un autre critique, R. M. Karthick, situe The Dark Knight Rises dans une longue tradition allant du Christ à Che Guevara, qui prône la violence comme une « œuvre d’amour », ainsi que le fait le Che dans son journal :

Permettez-moi de dire, au risque de paraître ridicule, que le vrai révolutionnaire est guidé par de grands sentiments d’amour. Il est impossible d’imaginer un authentique révolutionnaire sans cette qualité.

Ce que nous observons ici n’est pas tant la « christification du Che » mais plutôt une « cheisation » du Christ – le Christ dont les paroles « scandaleuses » de Luc (« Si quelqu’un vient à moi, et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, et ses soeurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple ») vont dans le même sens que celles du Che : « Il faut s’endurcir, sans jamais se départir de sa tendresse ». L’affirmation selon laquelle « le vrai révolutionnaire est guidé par de grands sentiments d’amour » doit être lue conjointement avec la description beaucoup plus problématique, par Guevara, des révolutionnaires comme « machines à tuer » :

La haine est un élément de la lutte ; une haine implacable de l’ennemi qui nous pousse à dépasser les limites naturelles de l’homme et nous transforme en machines à tuer, efficaces, violentes, sélectives et froides. Nos soldats doivent être ainsi ; un peuple sans haine ne peut vaincre un ennemi brutal.

Guevara paraphrase ici les déclarations du Christ sur l’unité de l’amour et de l’épée – dans les deux cas, le paradoxe sous-jacent est que ce qui rend l’amour angélique, ce qui l’élève au-dessus de la simple sentimentalité, c’est sa cruauté, son lien avec la violence. Et c’est ce lien qui place l’amour au-delà des limites naturelles de l’homme, le transformant ainsi en un instinct inconditionnel. C’est pourquoi, pour revenir à The Dark Knight Rises, le seul amour authentique dépeint dans le film est celui de Bane, le terroriste, en contraste flagrant avec celui de Batman.

La figure de Ra’s, le père de Talia, mérite également un examen plus approfondi. Ra’s a un mélange de traits arabes et orientaux et il est un agent de la terreur vertueuse, luttant pour corriger une civilisation occidentale corrompue. Il est incarné par Liam Neeson, un acteur dont le personnage à l’écran rayonne généralement de bonté et de sagesse – il est Zeus dans Le Choc des Titans et joue également Qui-Gon Jinn dans La Menace Fantôme, le premier épisode de la série Star Wars. Qui-Gon est un chevalier Jedi, le mentor d’Obi-Wan Kenobi ainsi que celui qui découvre Anakin Skywalker, croyant qu’Anakin est l’élu qui va rétablir l’équilibre de l’univers, et ignorant les avertissements de Yoda sur la nature instable d’Anakin. À la fin de La menace fantôme, Qui-Gon est tué par l’assassin Dark Maul.

Dans la trilogie Batman, Ra’s est le professeur du jeune Wayne. Dans Batman Begins, il le retrouve dans une prison du Bhoutan. Se présentant sous le nom d’Henri Ducard, il offre au garçon un « chemin ». Après la libération de Wayne, celui-ci monte jusqu’à la maison de la Ligue des Ombres où Ra’s l’attend. À la fin d’une longue et douloureuse période d’entraînement, Ra’s explique que Wayne doit faire ce qui est nécessaire pour combattre le mal, et que la Ligue a formé Wayne pour le diriger dans sa mission de destruction de Gotham City, que la Ligue estime être devenue désespérément corrompue.

Ra’s n’est donc pas une simple incarnation du mal. Il représente la combinaison de la vertu et de la terreur, la discipline égalitaire combattant un empire corrompu, et appartient donc à une lignée qui s’étend, dans la fiction récente, de Paul Atreides dans Dune de Frank Herbert à Leonidas dans 300 de Frank Miller. Il est crucial que Wayne ait été un disciple de Ra’s : Wayne a été transformé en Batman par son mentor.

À ce stade, deux objections de bon sens s’imposent. La première est qu’il y a eu des massacres monstrueux et de la violence dans les révolutions réelles, de l’ascension de Staline au régime des Khmers rouges, de sorte que le film ne fait clairement pas que s’engager dans l’imagination réactionnaire. La deuxième objection est que le mouvement Occupy Wall Street (OWS) n’était en réalité pas violent – son but n’était certainement pas un nouveau règne de la terreur. Dans la mesure où la révolte de Bane est censée extrapoler la tendance immanente d’OWS, le film déforme de manière absurde ses objectifs et ses stratégies. Les manifestations anticapitalistes en cours sont à l’opposé de Bane : il représente l’image miroir de la terreur d’État, un fondamentalisme meurtrier qui règne par la peur, et non le dépassement du pouvoir de l’État par l’auto-organisation populaire. Ce que les deux objections partagent, cependant, c’est le rejet de la figure de Bane.

La réponse à ces deux objections comporte plusieurs parties. Premièrement, il convient de préciser la nature de la violence. La meilleure réponse à l’affirmation selon laquelle la réaction violente des masses à l’oppression serait pire que l’oppression initiale est celle fournie par Mark Twain dans son roman A Connecticut Yankee in King Arthur’s Court :

Il y avait deux « règnes de la terreur », si nous voulons bien nous en souvenir et les considérer ; l’un s’est déroulé dans une passion ardente, l’autre avec un sang froid sans cœur ; l’un a duré quelques mois, l’autre a duré mille ans… Nos frissons sont tous pour les « horreurs » de la Terreur mineure, la Terreur momentanée, pour ainsi dire. Mais quelle est l’horreur de la mort rapide à la hache, comparée à la mort de la faim, du froid, de l’insulte, de la cruauté et du chagrin qui durent toute la vie ?… Un cimetière municipal pourrait contenir les cercueils remplis de cette brève Terreur que nous avons tous appris avec autant de diligence à pleurer ; mais toute la France pourrait difficilement contenir les cercueils remplis de cette Terreur plus ancienne et réelle, cette Terreur indiciblement amère et terrible, dont personne n’a appris à voir l’immensité comme elle le mérite.

Ensuite, il convient de démystifier le problème de la violence, en rejetant les affirmations simplistes selon lesquelles le communisme du XXème siècle a eu recours à une violence meurtrière trop extrême. Nous devrions faire attention à ne pas retomber dans ce piège. En tant que fait, c’est terriblement véridique. Pourtant, une telle focalisation directe sur la violence obscurcit la question sous-jacente : qu’est-ce qui n’allait pas avec le projet communiste en tant que tel ? Quelle était la faiblesse intrinsèque de ce projet qui a poussé les communistes vers une violence sans retenue ? Il ne suffit pas de dire que les communistes ont négligé le « problème de la violence » ; c’est un échec socio-politique plus profond qui les a poussés à la violence. Ce n’est donc pas seulement le film de Nolan qui est incapable d’imaginer un pouvoir populaire authentique. Les « vrais » mouvements radicaux-émancipateurs n’ont pas pu le faire non plus ; ils sont restés pris dans les coordonnées de l’ancienne société, dans laquelle le « pouvoir du peuple » réel était bien souvent une horreur violente de ce type.

Enfin, il n’est que trop simpliste de prétendre qu’il n’y a pas de potentiel de violence dans OWS et les mouvements similaires – il y a une violence à l’œuvre dans tout processus d’émancipation authentique. Le problème avec The Dark Knight Rises est qu’il a traduit à tort cette violence en terreur meurtrière. Faisons ici un bref détour par le roman Seeing de José Saramago, qui raconte l’histoire d’événements étranges dans la capitale sans nom d’un pays démocratique non identifié. À l’aube du jour des élections, sous une pluie torrentielle, le taux de participation est dangereusement bas. Mais le temps change en milieu d’après-midi et la population se dirige en masse vers les bureaux de vote. Le soulagement du gouvernement est cependant de courte durée : le décompte montre que plus de 70 % des bulletins de vote déposés dans la capitale ont été laissés blancs. Déconcerté, le gouvernement donne à la population une chance de s’amender une semaine plus tard lors d’une nouvelle élection.

Les résultats sont pires : 83 % des bulletins de vote sont vierges. Les deux principaux partis politiques – le parti au pouvoir de la droite et son principal adversaire, le parti du milieu – sont en proie à la panique, tandis que le parti marginalisé de la gauche produit une analyse affirmant que les bulletins blancs sont en réalité un vote pour son programme progressiste. Ne sachant pas comment répondre à une contestation bénigne mais certain qu’une conspiration antidémocratique est en cours, le gouvernement qualifie rapidement le mouvement de « terrorisme pur et simple » et décrète l’état d’urgence.

Les citoyens sont saisis au hasard et disparaissent dans des lieux d’interrogatoire secrets ; la police et le siège du gouvernement sont retirés de la capitale ; toutes les entrées de la ville sont scellées, ainsi que les sorties. La ville continue de fonctionner presque normalement, les habitants parant chacun des coups du gouvernement à l’unisson et avec un niveau gandhien de résistance non-violente. L’abstention des électeurs est un cas de « violence divine » authentiquement radicale qui provoque des réactions de panique chez ceux qui sont au pouvoir.

Revenons à Nolan. La trilogie des films de Batman suit une logique interne. Dans Batman Begins, le héros reste à l’intérieur des contraintes de l’ordre libéral : le système peut être défendu avec des méthodes moralement acceptables. The Dark Knight est, en fait, une nouvelle version de deux classiques du western de John Ford, Fort Apache et The Man Who Shot Liberty Valance, qui montrent comment, pour civiliser le Far West, il faut « imprimer la légende » et ignorer la vérité. Ils montrent, en bref, comment notre civilisation doit être fondée sur le mensonge – il faut enfreindre les règles pour défendre le système.

Dans Batman Begins, le héros est simplement le justicier urbain classique qui punit les criminels quand la police ne le peut pas. Le problème est que la police, l’organisme officiel chargé de l’application de la loi, réagit de manière ambivalente à l’aide de Batman. Ils le considèrent comme une menace pour leur monopole sur le pouvoir et donc comme une preuve de leur inefficacité. Or, sa transgression est ici purement formelle : elle consiste à agir au nom de la loi sans être légitimé à le faire. Dans ses actes, il ne viole jamais la loi. The Dark Knight modifie ces coordonnées. Le véritable rival de Batman n’est pas son adversaire ostensible, le Joker, mais Harvey Dent, le « chevalier blanc », le nouveau procureur agressif, une sorte de justicier officiel dont la lutte fanatique contre le crime conduit à la mort d’innocents et finit par le détruire. C’est comme si Dent était la réponse de l’ordre juridique à la menace posée par Batman : contre le vigilantisme de Batman, le système génère ses propres excès illégaux chez un justicier beaucoup plus violent que Batman.

Il y a donc une sorte de justice poétique lorsque Wayne envisage de révéler son identité en tant que Batman et que Dent se déclare à la surprise générale être lui-même Batman – il est plus Batman que Batman, actualisant ainsi la tentation d’enfreindre la loi à laquelle Wayne a pu résister. Lorsque, à la fin du film, Batman assume la responsabilité des crimes commis par Dent pour sauver la réputation du héros populaire qui incarne l’espoir des gens ordinaires, son acte est un geste d’échange symbolique : d’abord Dent prend sur lui l’identité de Batman, puis Wayne – le vrai Batman – prend sur lui les crimes de Dent.

The Dark Knight Rises pousse les choses encore plus loin. Bane n’est-il pas Dent poussé à l’extrême ? Dent conclut que le système est injuste, de sorte que pour combattre efficacement l’injustice il faut se retourner directement contre le système et le détruire. Dent perd les inhibitions qui lui restent et est prêt à utiliser toutes sortes de méthodes pour atteindre cet objectif. L’ascension d’un tel personnage change complètement la donne. Pour tous les personnages, y compris Batman, la morale est relativisée et devient une question de commodité, quelque chose qui est déterminé par les circonstances. C’est la guerre de classe ouverte – tout est permis pour défendre le système quand on a affaire non seulement à des gangsters fous, mais aussi à un soulèvement populaire.

Le film doit-il être rejeté par ceux qui sont engagés dans les luttes pour l’émancipation ? Les choses ne sont pas aussi simples. Il faut aborder le film comme on interprète un poème politique chinois. Les absences et les présences surprenantes comptent. Rappelez-vous la vieille histoire française d’une femme qui se plaint que le meilleur ami de son mari lui fait des avances sexuelles illicites. Il faut un certain temps avant que l’ami surpris ne comprenne : de cette manière tordue, elle l’invite à la séduire. C’est comme l’inconscient freudien qui ne connaît aucune négation ; ce qui compte, ce n’est pas un jugement négatif sur quelque chose mais que ce quelque chose soit mentionné en tant que tel. Dans The Dark Knight Rises, le pouvoir du peuple est présent, mis en scène comme un événement, dans un développement significatif par rapport aux habituels opposants à Batman (méga-capitalistes criminels, gangsters et terroristes).

Une étrange attraction

La perspective de voir le mouvement Occupy Wall Street prendre le pouvoir et instaurer une démocratie populaire sur l’île de Manhattan est si manifestement absurde, si totalement irréaliste, qu’on ne peut s’empêcher de se poser la question suivante : pourquoi une superproduction hollywoodienne en rêve-t-elle ? Pourquoi évoque-t-elle ce spectre ? Pourquoi fantasme-t-elle même sur l’explosion d’OWS en une prise de pouvoir violente ? La réponse évidente – elle le fait pour salir OWS en l’accusant d’abriter un potentiel terroriste ou totalitaire – ne suffit pas à expliquer l’étrange attrait exercé par la perspective du « pouvoir populaire ». Il n’est donc pas étonnant que le fonctionnement réel de ce pouvoir reste vide, absent ; aucun détail n’est donné sur la manière dont s’organise le pouvoir populaire ou sur les actions des personnes mobilisées. Bane dit aux gens qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent – il ne leur impose pas son propre ordre. C’est pourquoi une critique externe du film (prétendant que sa représentation d’OWS est une caricature ridicule) ne suffit pas. La critique doit être immanente ; elle doit repérer à l’intérieur du film une multitude de signes qui pointent vers l’événement authentique. (Rappelons, par exemple, que Bane n’est pas seulement un terroriste sanguinaire, mais une personne d’un amour profond, dotée d’esprit de sacrifice).

En bref, l’idéologie pure n’est pas possible. L’authenticité de Bane doit laisser des traces dans la texture du film. C’est pourquoi The Dark Knight Rises mérite une lecture attentive. L’événement – la « République populaire de Gotham City », une dictature du prolétariat à Manhattan – est immanent au film. Il est son centre absent.

Slavoj Žižek

Article initialement publié en anglais sur le site du New Statesman (23 août 2012)

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