Silvia Federici, Morgane Merteuil, Maud Simonet, Morgane Kuehni - Travail gratuit et grèves féministes

Le 14 ­juin 2019, pres­que trente ans après la pre­­mière grève des femmes, des cen­tai­nes de mil­liers de per­son­nes ont manifesté dans toute la Suisse à l’issue de la deuxième grève fémi­niste. L’invi­si­bi­li­sa­tion du tra­vail fourni par les femmes demeure l’une des rai­sons de leur colère. 

En ce 25 novembre, journée internationale de lutte contre les violences sexistes, paraît chez Entremonde la retranscription de la table ronde réunissant Silvia Federici, Morgane Kuehni, Morgane Merteuil et Maud Simonet : Travail gratuit et grèves féministes. Voici la postface de ce recueil, dans laquelle Charlène Calderaro, doctorante du Centre en Études de Genre (CEG) de l’Université de Lausanne, revient sur ces enjeux, et ce faisant sur la perspective marxiste telle qu’elle s’est notamment développée à travers le courant Wages for housework, jusqu’à constituer aujourd’hui, à travers le concept de travail reproductif, le cadre essentiel permettant de renouveler les théories marxistes et féministes.

Au fil du recueil, les autri­ces pen­sent en effet le tra­vail repro­duc­tif comme para­digme des formes de tra­vail gra­tuit, essen­tiel­le­ment fémi­nin, tel que les stages, le béné­vo­lat et les mesu­res d’inser­tion sociale ou pour donner à voir le conti­nuum entre les assi­­gna­tions faites aux femmes hété­ro­sexuel­les et le tra­vail du sexe.

Ils disent que c’est de l’amour. Nous disons que c’est du travail gratuit. Ils appellent ça de la frigidité. Nous appelons ça de l’absentéisme. Chaque fausse couche est un accident de travail.

Silvia Federici, Wages for Housework, Bristol, Power of Women Collective, Falling Wall Press, 1975.

Qui, chez les féministes, se souvient du débat du salaire au travail ménager qui s’est tenu dans le mouvement des femmes durant presque toute la décennie 70 ? Probablement quelques militantes aux cheveux blancs. Et encore !

Louise Toupin, « Le salaire au travail ménager, 1972-1977 : retour sur un courant féministe évanoui » in Recherches féministes, vol. 29, n° 1, p. 179-198, 2016.

La conférence de Silvia Federici et la table ronde sur le travail gratuit qui ont eu lieu à Lausanne en 2019 et sur lesquels est revenu cet ouvrage sont non seulement l’occasion de rouvrir un chapitre de l’histoire féministe laissé dans l’oubli – celui de la lutte pour un salaire au travail ménager – mais aussi de réinscrire la problématique du travail gratuit au cœur de la théorie féministe marxiste du travail reproductif. Défini comme l’ensemble des tâches et activités quotidiennes nécessaires au maintien de la vie et à la capacité au travail, le travail reproductif constitue l’objet central de l’analyse féministe marxiste, dès ses prémisses dans les années 1920 jusqu’aujourd’hui, en passant par le grand débat sur le travail domestique des années 1970. Après s’être attaquées à l’analyse du travail domestique des femmes, les théoriciennes féministes marxistes ont fourni une analyse du travail reproductif et de care dans son ensemble, secteur dont les reconfigurations récentes les ont conduites à élaborer une théorie de la reproduction sociale1.

Si la grève féministe du 8 mars 2020 qui a eu lieu un dimanche a été l’occasion en Suisse comme ailleurs de remettre au goût du jour la problématique du travail reproductif, gratuit et/ou non reconnu, c’est, avec elle, la pensée féministe marxiste qui fait l’objet d’un regain d’intérêt. Dans le monde francophone tout au moins, les traductions françaises des ouvrages de Silvia Federici ; Point zéro : propagation de la révolution. Salaire ménager, reproduction sociale combat féministe en 2012 et Caliban et la Sorcière en 2014 ont contribué à renouveler l’attention portée aux écrits des féministes marxistes, à la fois dans la théorie et dans les mouvements féministes. À l’ère de l’ubérisation et de la multiplication des moyens de captation de la valeur, dans un contexte de division internationale du travail, revisiter les théories féministes marxistes du travail s’avère particulièrement fructueux. Comme le montre Maud Simonet dans son ouvrage Travail gratuit : la nouvelle exploitation ? (2018), l’analyse féministe marxiste du travail domestique apporte un éclairage précieux pour saisir les enjeux posés par les nouvelles formes de travail gratuit, des stages non rémunérés que l’autrice aborde dans cet ouvrage avec la lutte des CUTE, au workfare2 et en passant par le digital labor. C’est, plus largement, la contribution majeure de cet ouvrage : les apports de la pensée féministe marxiste du travail sont précieux et d’actualité pour penser ce qui se passe bien au-delà de la sphère domestique.

Des premières critiques féministes de Marx au mouvement pour un salaire au travail ménager

Le premier pas franchi par les féministes socialistes dès les années 1920 a consisté à mettre en avant le caractère « socialement nécessaire »3 du travail domestique réalisé par les femmes. Ce faisant, Alexandra Kollontaï, aux côtés de Clara Zetkin ou encore Rosa Luxembourg, réunies au sein de l’Internationale des femmes socialiste, pose les jalons d’une critique fondamentale de la théorie de la valeur-travail de Marx :

La ménagère peut passer toute la journée, du matin au soir, à nettoyer sa maison, elle peut laver et repasser le linge quotidiennement, faire tout son possible pour garder ses vêtements en bon état et à préparer tous les plats qu’elle veut et que ses ressources lui permettent de préparer, elle terminera quand même la journée sans avoir créé aucune valeur. Malgré son industrie, elle n’aura rien fait qui puisse être considéré comme une marchandise4.

La question de la valeur est centrale dans la critique que les féministes marxistes opposent à Marx : c’est d’abord l’invisibilité du travail domestique dans sa théorie de la valeur-travail qu’elles critiquent, et, par-là même, son caractère non productif. Situé en dehors du marché capitaliste, le travail domestique est en effet appréhendé par Marx comme ne produisant aucune valeur réelle :

Une chose peut être une valeur d’usage sans être une valeur. Il suffit pour cela qu’elle soit utile à l’homme sans qu’elle provienne de son travail. […] Une chose peut être utile et produit du travail humain, sans être marchandise. Quiconque, par son produit, satisfait ses propres besoins ne crée qu’une valeur d’usage personnelle5.

Pour aborder la problématique du travail domestique, il faut en effet revenir à la distinction que Marx opère entre valeur d’usage et valeur d’échange, travail abstrait et travail concret, ces couples notionnels à la base de sa théorie de la valeur et du travail. Il distingue, comme Smith et Ricardo avant lui, la valeur d’usage et la valeur d’échange d’une marchandise ; la première étant l’utilité d’un bien, la seconde étant la quantité de travail moyen nécessaire à sa production. Les valeurs se manifestant à travers les échanges sur le marché, c’est là – et là seulement – qu’intervient le travail comme outil de mesure de la valeur : celle-ci est déterminée par la quantité de travail moyen nécessaire à la production uniquement dans le cadre de marchandises susceptibles d’être échangées sur le marché. À cette distinction se greffe le « double caractère » du travail chez Marx, faisant référence au « travail abstrait » et au « travail concret » ; le travail abstrait est celui qui produit de la valeur d’échange, tandis que le travail concret est le travail produisant de la valeur d’usage. C’est donc à travers l’abstraction – via l’acquisition d’une valeur d’échange – que le travail concret gagne de la valeur, et qu’il devient alors un « travail abstrait ». La question prévisible est donc, quid des marchandises – ou biens ou services dirait-on aujourd’hui – produites dans le cadre de la sphère domestique, hors du marché, et plus largement, quid du travail domestique concret, essentiellement réalisé par les femmes ?

C’est donc à partir de cette critique de la théorie marxiste que les féministes marxistes s’organisent, « avec et contre Marx », pour faire reconnaître le travail domestique comme un travail, dans la théorie comme dans l’action. La campagne pour un salaire au travail ménager, Wages for Housework, débute dès la création du Collectif Féministe International6 fondé en Italie en 1972. Elle se tiendra dans plusieurs grandes villes jusqu’en 1977 voire parfois plus tard pour certains comités. Le collectif international mène ses actions en établissant des comités locaux à l’échelle transnationale, entre autres en Italie, en Angleterre, aux États-Unis ou encore en Suisse, dans un contexte où le paysage féministe majoritaire défendait d’autres priorités. Aux États-Unis, l’Organisation Nationale des Femmes (National Organisation for Women, NOW) est fondée en 1966 après le constat d’échec de la reconnaissance juridique de l’égalité professionnelle entre les sexes. Elle a été principalement créée à ses débuts pour faire pression sur les employeurs et le gouvernement dans le but d’obtenir l’égalité professionnelle entre les sexes. En France, Le Mouvement de Libération des Femmes (MLF) né dans les années 1970 se concentre alors sur les droits reproductifs et sexuels (contraceptifs) dans le sillage du Planning Familial, bien que différentes tendances existent au sein du mouvement. Plus généralement, les droits reproductifs et l’égalité professionnelle sont des préoccupations féministes de premier plan lors de ladite deuxième vague, ce qui ne doit pas mener à laisser dans l’oubli l’héritage historique, intellectuel et militant de la grande campagne internationale qu’a été celle pour un salaire au travail ménager.

L’Insoumise : l’épisode genevois de la campagne pour un salaire au travail ménager

Rouvrir ce chapitre de l’histoire est aussi l’occasion de rappeler l’épisode genevois de la campagne internationale, lors duquel les militantes pour un salaire au travail ménager se sont réunies au sein du collectif l’Insoumise de Genève. C’est d’ailleurs aux Insoumises genevoises que l’on doit la première traduction française du texte Wages for Housework paru en 1975 sous la plume de Silvia Federici. L’ouvrage collectif qu’elles éditent en 1977, Le foyer de l’insurrection. Textes pour le salaire sur le travail ménager, rassemble et traduit un ensemble de textes issus des luttes pour le salaire ménager. L’ouvrage collectif publié à Genève concluait que « continuer de propager l’image de la “femme travailleuse” opposée à celle de la “ménagère”, c’est continuer de propager une des plus graves erreurs du mouvement ouvrier : celle de ne pas avoir impliqué toute la famille dans la lutte »7. Les Insoumises de Genève de poursuivre :

Contrairement à une partie du mouvement féministe, nous n’avons pas peur de ces propositions gouvernementales, catholiques, sociales-démocrates et réformistes. Nous n’avons pas peur d’être « renvoyées à nos casseroles » : les avions-nous jamais quittées ? Et qui faisait le ménage avant la crise ? Ce ne sont pas les quelques miettes que l’État nous allouerait qui vont nous empêcher de lutter. Au contraire, quand on goûte à ce gâteau-là, on y prend goût et on en veut toujours plus !

C’était en réaction aux vifs débats provoqués par la revendication du salaire au travail ménager que les Insoumises de Genève écrivaient ces lignes. Très mal reçue par une grande partie du mouvement féministe, la demande des militantes du Collectif Féministe International comportait aux yeux des autres franges du mouvement un risque d’une réassignation des femmes à la sphère domestique, au moment où leur accès à la sphère dite productive se généralisait. La dimension stratégique et le travail de théorisation derrière cette revendication étaient restés incompris pour beaucoup. Elles écrivent pourtant dans un contexte où « une grande partie des femmes sont salariées ou l’ont été [et où] la plupart des femmes savent donc ce que ça veut dire de faire deux travaux »8 : ladite double journée de travail était déjà la réalité de nombreuses femmes en Suisse dans les années 1970. Leurs revendications étaient portées non seulement en tant que travailleuses au foyer, mais aussi en tant que travailleuses à l’usine, lieu qui a été en partie investi des luttes pour un salaire un travail ménager, ne serait-ce que parce que toutes les travailleuses étaient également des travailleuses au foyer. L’usine comme lieu de travail constituait également un espace où les femmes se retrouvaient et pouvaient discuter de leur sort, d’abord concernant les problématiques qu’elles rencontraient en tant qu’ouvrières à l’usine, mais aussi en tant que travailleuses à la maison. « Unies à l’usine, isolées au ménage »9 ; l’expression utilisée par les Insoumises de Genève faisait suite à leurs nombreux échanges avec des femmes ouvrières en lutte dans les usines du Jura ou encore de St-Julien. Elles posaient alors la question : « Est-ce qu’on peut tenir tête au patron, et, quand on rentre à la maison, être de nouveau l’esclave, “la ménagère” ? »10. Les luttes des femmes ouvrières, qui luttaient pour le maintien de leur place de travail menacé par les fermetures d’usines et pour garder leur salaire – qui était davantage un salaire d’appoint audit salaire familial – constituaient une occasion de mettre en avant leur condition de travailleuse au foyer non payée. Les Insoumises tentaient de convaincre les femmes en lutte au sens large – dans les usines comme dans les rangs féministes y compris au sein du MLF suisse11 – du bien-fondé de la revendication d’un salaire pour le travail ménager, ou plutôt, contre le travail ménager.

Silvia Federici exposait en 1975 la perspective politique et le potentiel révolutionnaire de la revendication du salaire au travail ménager dans Wages for Housework : être reconnu·e comme un·e travailleur·se·, c’est pouvoir « marchander et lutter autour de ce salaire, se battre contre la quantité de salaire (toujours trop basse) qu’on détient, et contre la quantité de travail (toujours trop grande) qu’on fournit »12. Ensuite, revendiquer un salaire au travail ménager, c’est dénaturaliser le travail ménager, construit socialement en une activité naturellement féminine, voire en un besoin, et jamais comme un travail non payé :

C’est précisément en demandant un salaire pour notre travail que notre “nature” féminine cessera et que notre lutte pourra commencer, car exiger un salaire pour le travail ménager signifie refuser ce travail comme l’expression de notre nature, et par conséquent, refuser le rôle féminin que le capital a inventé pour nous13.

Dans son ouvrage Le Salaire au travail ménager : Chronique d’une lutte féministe internationale14, Louise Toupin revient sur ce mouvement et sur les controverses et incompréhensions qu’il a suscités parmi les féministes de la deuxième vague. Elle note que malgré les vives discussions auxquelles il a donné lieu, en s’inscrivant dans le grand débat sur le travail domestique des années 1970, il demeure à la marge de l’historiographie féministe. Si l’apport pionnier de ce mouvement des années 1970 à la théorie féministe du travail semble en grande partie oublié15, les apports des féministes marxistes sont plus que jamais d’actualité. Leurs écrits ont, depuis lors, permis d’englober les évolutions plus récentes du travail reproductif et de care au-delà de la seule sphère domestique. Elles fournissent donc non seulement un cadre d’analyse précieux pour l’étude des nouvelles formes de travail gratuit, mais aussi pour le travail reproductif et de care payé – ou sous-payé –, dans le cadre domestique (y compris chez autrui) et en dehors.

Au-delà de la sphère domestique : le secteur du travail reproductif et de care (sous)payé

Le travail gratuit existe au-delà du travail domestique et reproductif, comme l’a montré la lutte des CUTE au Canada, et le travail reproductif existe au-delà du cadre domestique, comme l’a montré la lutte des employé·e·s de la société de nettoyage ONET, en Suisse comme en France16. De plus en plus privatisé, le secteur du travail reproductif et de care intègre le marché des services : il acquiert donc en partie une valeur d’échange et sort de la gratuité. Un tel constat peut mener à l’hypothèse qu’il devient alors un travail « reconnu » puisque payé et producteur de valeur au sens de la comptabilité nationale et économique officielle. Néanmoins, ce que montrent les conditions de travail et les luttes des employé·e·s de prestataires de services comme ONET et de nombreux autres, employant parmi les plus précaires, avec un grand nombre de personnes migrantes et/ou sans papiers en Suisse, ou de personnes issues de l’immigration postcoloniale en France, c’est que ce travail traditionnellement féminin n’est pas davantage reconnu lorsqu’il est payé. Il sort certes de la gratuité, mais comporte son lot de pénibilité, renforcé par les demandes de flexibilité croissante, les baisses de salaires et les violations des conventions collectives de travail. Cette privatisation croissante du travail de care s’inscrit également dans des rapports Nord/Sud marqués par des flux migratoires du Sud global vers le Nord global, et participe de la nouvelle division internationale du travail, expression que Silvia Federici emploie à son tour pour évoquer plus spécifiquement la « restructuration mondiale du travail reproductif »17. Les personnes migrantes du Sud vers le Nord qui intègrent ce secteur représentent une main-d’œuvre bon-marché, dans un contexte européen caractérisé par une population vieillissante et par une dégradation des services publics de care. Ces facteurs entraînent une demande croissante dans le secteur du care qui est de plus en plus privatisé, et, au demeurant, essentiel au maintien de la vie. Comme l’a montré Sara Farris, ces reconfigurations du domaine du care sont aussi marquées par un contexte dans lequel les politiques d’intégration professionnelle incitent les femmes migrantes – davantage que les hommes migrants, qui font plus l’objet de campagnes racistes et anti-immigration – à intégrer ces secteurs dans lesquels la demande est forte18.

Depuis les écrits des années 1970 qui mettaient au centre la question du travail domestique des femmes, un long chemin a été parcouru, marqué par ces évolutions globales du secteur reproductif. La prise en compte de celles-ci a invité à repenser les liens entre patriarcat, racisme et capitalisme, et à élaborer une théorie de la reproduction sociale qui met l’accent sur les processus sociaux – de genre, de classe et racialisés – par lesquels est reproduite la force de travail19. Les aspects raciaux de cette division du travail avaient déjà été mis en avant par les féministes marxistes noires dès la fin des années 1940, notamment lorsque Claudia Jones évoquait les « employées de maison » qui recevaient déjà un bas salaire pour le travail domestique qu’elles effectuaient chez les familles blanches de classe moyenne et supérieure, qu’elles cumulaient avec le travail domestique dans leur propre foyer, non payé20.

Il ne s’agit donc non plus du seul travail domestique gratuit, mais du travail reproductif dans son ensemble ; gratuit et rémunéré, dans la sphère domestique et au-delà. Il s’agit de penser l’ensemble de la sphère de la reproduction sociale, qui se compose alors de tous les secteurs et activités nécessaires au maintien de la vie et au maintien de la capacité au travail – autrement dit les activités qui permettent de rendre le/la travailleur·se apte au travail jour après jour.

Le travail du sexe : un enjeu féministe

Cette journée du 25 mai 2019 a aussi été l’occasion, dans le contexte de la préparation de la grève féministe du 14 juin en Suisse, de rappeler l’importance du travail du sexe comme enjeu fondamentalement féministe. Morgane Merteuil nous a exposé les enjeux stratégiques en faveur d’une inclusion des travailleur·se·s du sexe et de leurs problématiques au sein du mouvement féministe, à l’aune d’une analyse féministe marxiste qu’elle déploie à la suite de Silvia Federici. En réinscrivant la question du travail du sexe dans la continuité du travail reproductif réalisé par les femmes, Morgane Merteuil affirme « la nécessité, notamment pour la gauche et le féminisme, de soutenir ces luttes au nom du processus révolutionnaire auquel elles nous invitent »21.

C’est cette inscription du travail du sexe dans la continuité du travail reproductif gratuit – auquel sont assignées les femmes en raison de leur « nature » féminine – qui amène Morgane Merteuil à inscrire la lutte des travailleuses du sexe dans la continuité des luttes féministes. Dans cet ouvrage, elle invite les féministes à s’approprier les luttes des travailleuses du sexe en expliquant pourquoi il est important qu’elles le fassent : si les féministes doivent inclure les travailleuses du sexe et leurs luttes dans leur mouvement, ce n’est pas seulement parce que ces dernières sont vulnérables – et rendues davantage vulnérables par les politiques néoabolitionnistes – mais c’est d’abord parce que ces premières ont tout intérêt à le faire. Dénaturaliser le travail du sexe, c’est dénaturaliser le travail reproductif, et déstigmatiser le travail du sexe, c’est agir contre le stigmate de la putain qui menace toutes les femmes et leurs sexualités.

Si l’enjeu est fondamentalement féministe, c’est aussi parce que les régimes abolitionnistes inspirés du modèle suédois – caractérisé par la pénalisation des clients dans le but de faire diminuer la demande – sont mis en place par une partie des féministes elles-mêmes. Les féministes institutionnelles embrassent, dans la majorité des pays occidentaux où elles sont en poste, le paradigme abolitionniste et jouent un rôle central dans la mise à l’agenda de ces politiques publiques, qui ont pour effet une détérioration des conditions de vie et de travail des travailleur·se·s du sexe22.

Les mots de Morgane Merteuil lors de cette journée du 25 mai 2019 sont loin d’être restés lettre morte, puisqu’un collectif consacré à la question du travail du sexe a vu le jour au sein du mouvement féministe lausannois, issu d’affinités militantes nées à l’occasion de la grève féministe de 2019.

Cette journée du 25 mai, publiée à travers le présent ouvrage, a été l’occasion de (re)mettre l’accent sur le travail gratuit et non reconnu, et plus largement sur la sphère de la reproduction sociale, réunissant toutes ces activités dont on ne peut se passer. Il le fait dans un contexte marqué par une crise sanitaire23, qui fait apparaître on ne peut plus brutalement la nécessité de remettre au centre ces questions liées au travail gratuit, reproductif et de soin, dans les rangs féministes et plus largement. Il le fait dans un contexte qui a vu les appels au bénévolat pulluler, de même que les initiatives solidaires : des réseaux de voisinages qui se mobilisent pour faire les courses aux plus vulnérables aux couturières qui s’organisent en réseaux pour créer des masques. Si ces initiatives, émanant de la base, ont eu pour premiers objectifs de venir en aide aux plus vulnérables, elles ont vite été encouragées par des appels à bénévolat de la part des États, d’institutions publiques ou encore de grandes enseignes24. Les couturières qui s’étaient organisées par elles-mêmes et selon les besoins de leur entourage et des travailleur·se·s vulnérables, ont été sommées de produire davantage de masques, notamment pour les municipalités françaises en vue du déconfinement25, toujours gratuitement. Refusant que leur élan spontané et solidaire tourne à l’exploitation, elles s’organisent contre le travail gratuit auquel elles sont enjointes26, rappelant que « si les femmes* s’arrêtent, les masques tombent ! »27

  1. T. Bhattacharya (dir.), Social Reproduction Theory. Remapping Class, Recentering Oppression, Londres, Pluto Press, 2017.
  2. Inspiré du terme welfare (« bien-être », relatif à la prise en charge du bien-être par l’État et les institutions publiques), le workfare désigne le travail non rémunéré effectué en échange d’allocations sociales aux États-Unis. Il est question plus largement d’un bien-être social qui n’est plus accessible gratuitement grâce à l’État-providence mais en travaillant, souvent dans des activités d’intérêt général.
  3. Margaret Benston, en 1969, parle du travail domestique comme d’une « production socialement nécessaire », dans « Pour une économie politique de la libération des femmes » in Partisans, « Libération des Femmes : année zéro », n° 54-55, 1969, p. 23-31.
  4. A. Kollontaï, « Communism and the Family », Komunistka, n° 2, 1920, in Selected Writings of Alexandra Kollontaï, Londres, Allison & Busby, 1977.
  5. K. Marx, Le Capital (Livre I, section 1, chap. 1), Paris, Maurice Lachâtre, 1872, p. 15-16.
  6. Collettivo Internazionale Femminista ou International Feminist Collective.
  7. Le Foyer de la résurrection. Textes pour le salaire sur le travail ménager. Collectif l’Insoumise, Genève, 1977.
  8. Collectif l’Insoumise, « salaire contre le travail ménager », n° 2, novembre 1975, Genève.
  9. Ibid.
  10. Ibid.
  11. M. Budry, E. Ollagnier, Mais qu’est-ce qu’elles voulaient ? Histoire de vie du MLF à Genève, Lausanne, Éditions d’en bas, 1999.
  12. S. Federici, Wages for Housework, Power of Women Collective and Falling Wall Press, Bristol and London, 1975.
  13. Ibid.
  14. L. Toupin, Le Salaire au travail ménager : Chronique d’une lutte féministe internationale (1972-1977), Montréal, Les éditions du remue-ménage, 2014.
  15. L. Toupin, « Le salaire au travail ménager, 1972-1977 : retour sur un courant féministe évanoui », Recherches féministes, vol. 29, n° 1, p. 179-198, 2016.
  16. En février 2019, les employé·es de la société ONET, mandatée par la ville de Genève pour l’entretien des toilettes publiques, font grève pour dénoncer leurs conditions de travail (flexibilisation du temps de travail, baisse des salaires, équipements de protection insuffisant, etc.). Elles et ils mènent cette action un an après les employées d’ONET à Paris, qui ont aussi fait grève dès novembre 2017, pour s’opposer aux nouvelles obligations contractuelles que la société, mandatée par la SNCF, s’apprêtait à imposer à ses employé·es (notamment la clause de mobilité permettant d’envoyer l’employé·e d’une gare à l’autre sans son accord). Ces dernières ont obtenu un accord de fin de grève satisfaisant la plupart de leurs revendications, mais les salarié·e·s de Genève n’ont pas eu gain de cause.
  17. S. Federici, Revolution at Point Zero. Housework, Reproduction and Feminist Struggle, Oakland, PM Press, 2012, p. 66.
  18. S. Farris, In the Name of Women’s Rights. The Rise of Femonationalism. Durham, Duke University Press, 2017.
  19. S. Ferguson, Women and Work. Feminism, Labour and Social Reproduction, Londres, Pluto Press, 2019 ; K. Bezanson, M. Luxton, Social Reproduction : Feminist Political Economy Challenges Neoliberalism, Montreal, McGill-Queen’s University Press, 2006.
  20. C. Jones, « Femmes noires et communisme : mettre fin à une omission », Traduction du texte original de Claudia Jones « An End to the Neglect of the Problems of the Negro Woman ! » in Revue Période, 2014 (1949) [revue en ligne]. Voir aussi : A. Davis, Women, Race and Class, 1981, New York, Vintage books.
  21. M. Merteuil, « Le travail du sexe contre le travail », in F. Boggio Ewanjée-Epée, S. Magliani-Belkacem, M. Merteuil et F. Montferrand, Pour un féminisme de la totalité, Paris, Amsterdam, coll. Période, 2017.
  22. H. Le Bail, C. Giametta, N. Rassouw, « Que pensent les travailleur.se.s du sexe de la loi prostitution ? Enquête sur l’impact du 13 avril 2016 contre le “système prostitutionnel” » in Médecins du Monde, 2018.
  23. Liée à la pandémie de la Covid-19.
  24. « Déjà 13 000 bénévoles pour “Amigos”, le service de livraison des courses à domicile destiné aux personnes en difficulté » in Presseportal, 2 avril 2020.
  25. « La ville de Lille lance un appel aux bénévoles pour coudre des masques en tissu » in actu.fr, 16 avril 2020.
  26. « “Bas les masques”, les couturières ne veulent plus travailler gratuitement » in RTS, 6 mai 2020.
  27. « Nous voulons être cadrées, nous voulons être organisées, nous voulons être rémunérées », Entretien avec le collectif de couturières Bas Les Masques ! » in Acta Zone, 4 mai 2020.
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