« S’ils veulent mourir ça les regarde, mais qu’ils n’embarquent pas tout le monde avec eux »

Entretien avec un ouvrier de la logistique

En tant qu’infrastructure fondamentale du capitalisme avancé, la logistique occupe un rôle central dans la crise sanitaire en cours. Ce secteur est d’abord important pour comprendre ce que sont les économies de la circulation, sur lesquelles repose la propagation du virus à grande échelle. Mais ce qu’il révèle aussi, c’est notre dépendance à l’égard des réseaux de stockage et de transport, qui continuent de tourner malgré les risques encourus.

Dans les entrepôts, ces contradictions qui ressurgissent actuellement s’expriment de façon très nette : entre des directions qui veulent produire à tout prix et des ouvriers qui se battent pour préserver leur santé, celle de leurs familles et la nôtre. Dans la plateforme du groupe Geodis à Gennevilliers, cette bataille soulève des enjeux de vie et de mort. Comme le raconte Nouman1, ouvrier et syndicaliste CGT, c’est dans un rapport renouvelé par la gravité du contexte que s’obtient la préservation des corps.

En ce moment l’entrepôt continue de tourner : comment ça se passe le travail en période de crise sanitaire ? Il y a des mesures mises en place pour vous protéger ? Vous avez déjà eu des cas de Covid-19 ?

Jusqu’au 17 mars à 23H30, la direction n’a rien fait, mais absolument rien. Enfin si, ils ont juste proposé un point de distribution de gel hydroalcoolique. Mais un seul…pour 300 personnes ! Au bout de 3 heures il n’y avait plus de gel et rien n’était prévu pour réapprovisionner. Ce qui montre bien deux choses : d’abord que les gens étaient inquiets, les salariés ont vite pris les choses au sérieux ; et en parallèle ça montre qu’au contraire la direction n’est pas du tout à la hauteur, ils ne calculent rien, ou alors trop tard.

Le trop tard a donc eu lieu le 17 mars à 23H30. Un cariste a fait plusieurs malaises respiratoires dans l’entrepôt, sur le quai. Il n’arrêtait pas de tousser et avait du mal à respirer. Il a vomi plusieurs fois. C’était super flippant. On a appelé les urgences et le Samu est venu le chercher immédiatement. À l’hôpital il a été testé positif au Covid-19 et il est resté une semaine, en mauvais état. Maintenant ça va mieux, mais franchement on a cru qu’il allait crever. Le gars il a 6 enfants à la maison2.

Immédiatement après le malaise, avec les élus CGT on a prévenu tout le monde dans l’entrepôt mais aussi au-delà. On a envoyé des courriers à la direction régionale et nationale, au PDG, avec copies à la CARSAT et à l’Inspection du Travail. Pour les forcer à réagir.

Le lendemain, la direction a enfin renouvelé le stock de gel. Ils n’avaient pas vraiment le choix, vu que tout le monde était super flippé. Mais ce n’est pas suffisant, un point de gel pour tout le monde. Déjà il faudrait des flacons pour chaque personne, pour que chacun puisse se protéger et protéger les autres en mêmes temps. Mais il faudrait aussi des gants pour tout le monde. Et surtout, il faudrait désinfecter toutes les zones de contacts et dans un entrepôt il y en énormément : tous les scanners qu’on utilise, les douchettes, tous les engins de manutention, c’est des outils qui passent sans arrêt d’une main à l’autre.

Mais c’était sûr que ça allait arriver. On est nombreux dans l’entrepôt et il y a plein de points de contacts avec l’extérieur. Il y a de grandes chances que le gars ait chopé le virus sur le site, avec les camions qui viennent de partout. On a des chauffeurs qui viennent tous les jours de l’Oise où il y avait pas mal de cas, mais aussi du Nord, ou de plein d’autres pays d’Europe. Et même après la fermeture des frontières avec l’Italie, les circuits logistiques ont continué de tourner. Les boites faisaient passer les camions par le Luxembourg ou la Suisse. Alors qu’on sait que le virus peut rester plusieurs jours sur une surface, les colis continuaient de sortir des camions et dans les entrepôts personne n’était protégé.

Dans de nombreux cas on voit que les syndicalistes de base ont réagi bien avant les directions d’entreprises. C’était le cas chez vous aussi ? À partir de quand vous avez commencé à sentir le risque ?

Dès le 11 mars on a eu des suspicions de cas dans l’entrepôt, mais c’était mis sous le tapis. Il y a deux ouvriers qui ont été renvoyé chez eux, un salarié et un intérimaire, avec des signaux assez clairs, la toux et des poussées de fièvre. Mais la direction n’a rien communiqué là-dessous. Ils ne voulaient surtout pas risquer des droits de retrait ou la fermeture du site. Nous on a eu l’information directement par les personnes malades.

Il n’était pas question d’attendre que ça devienne plus grave encore. Alors on a pris les mesures nous-mêmes. On voyait déjà ce qui se passait en Chine, ou en Italie, c’était sûr que ça allait arriver ici. Et on regardait aussi ce qui se passait dans l’Est de la France. Comme à PSA Mulhouse où très vite les syndicats ont alerté en demandant la fermeture des usines. Dans d’autres secteurs aussi, les camarades commençaient déjà à se poser des questions, comme dans le commerce ou le gardiennage. On voyait bien que ça prenait des proportions importantes, que le risque allait vite devenir réel.

Donc a fait avec nos propres moyens. Le 16 mars, on a commencé à distribuer nous-mêmes des masques FFP2 dans l’entrepôt. On a tous fouillé dans nos stocks persos et en fait on en avait pas mal déjà. Avec toutes les manifs, depuis les Gilets Jaunes surtout, et aussi depuis que les CRS sont intervenus sur l’entrepôt l’année dernière, on est équipés. Même dans le local syndical, on avait un petit stock. À nous tous, on a réuni 160 masques et on les a distribués dans l’entrepôt. Surtout aux intérimaires qui sont aux postes les plus exposés, comme le chargement et le déchargement. On a distribué du gel aussi, toujours par nos propres moyens, et des gants en nitrile. Au début la direction se foutait de notre gueule. Mais quand ils ont vu qu’on distribuait des masques, ils ont pété un câble. Ils n’étaient même pas capables de trouver des masques et c’est la CGT qui faisait la distribution.

Finalement, on s’est retrouvé à gérer la direction sanitaire de l’entrepôt. On a fait le boulot à leur place. Ça les a tellement saoulés qu’ils ont raconté n’importe quoi pour nous calomnier, genre ils ont voulu faire croire qu’on avait récupérer ça dans les poubelles des hôpitaux. Ça parait absurde, mais c’est toujours comme ça ici, ce n’est pas la première fois qu’ils nous traitent comme ça3. Avec le virus, c’est juste un peu plus choquant.

Maintenant qu’il y a clairement eu un cas de Covid, est-ce que la direction change d’attitude ? C’est réaliste de vouloir faire appliquer les mesures de protection dans un entrepôt comme le vôtre ?

Quand le Samu a débarqué dans l’entrepôt, là ils ont fini par prendre les choses au sérieux. Ils se sont mis à distribuer des masques et un peu plus de gel. Et encore, ce n’est même pas obligatoire, c’est au choix. Nous on surveille ça, mais de toute façon c’est loin d’être suffisant. Il faudrait tout désinfecter et le refaire sans arrêt. Par exemple il y a des postes, comme les conducteurs de chaîne, où les gars travaillent sur des pupitres et ça change tout le temps de gars, c’est ingérable. Il faudrait qu’une seule personne tienne le poste ou alors tu crées une équipe pour désinfecter en permanence. Mais là tu touches à l’organisation du travail et ça il n’en est pas question, c’est intouchable pour eux. C’est là que tu finis par comprendre qu’ils s’en foutent au final. Ils veulent juste se débrouiller pour maintenir la production.

Les élus ont aussi appelé à un débrayage de deux heures qui a été bien suivi. Et on les a tellement harcelés, en appelant sans arrêt la Carsat4 aussi, que le 24 mars ils ont fini par proposer des mesures de chômage partiel pour tout le monde. Enfin pour les salariés, parce que pour les intérimaires c’est la merde de toute façon. Mais pour l’instant ce n’est pas vraiment mis en place. Il n’y a rien de concret, pas d’explications claires, pas d’informations, donc les ouvriers ont peur de demander ça. Faut que ce soit massif, et collectif si on veut que ça marche. Depuis quelques jours, la direction parle de faire des rotations de 15 jours, mais franchement je ne vois pas trop ce que ça changerait, c’est ingérable au niveau de la transmission du virus.

« S’ils veulent mourir ça les regarde, mais qu’ils n’embarquent pas tout le monde avec eux »

Finalement vos patrons reprennent les contradictions du discours gouvernemental : « protégez-vous mais continuez de produire ». Mais est-ce qu’il y a des produits essentiels qui passent par chez vous ? Ce serait envisageable de fermer l’entrepôt ?

De toute façon c’est clair que l’État veut continuer de faire tourner les entrepôts. Et la direction de Geodis s’appuie là-dessus. De toute façon, c’est une boite qui est main dans la main avec l’État, on est une filiale privatisée de la SNCF, la « pépite de la SNCF » comme ils disent, parce qu’on génère beaucoup de profit5. Le gouvernement, ils proposent des trucs pour les commerces, les PME, mais les gros mastodontes comme Geodis, il faut que ça tourne, c’est ça leur ligne. Et pourtant, chez nous, il n’y a pas de produits essentiels, pas d’alimentaire. On fait un peu de pharma, mais à petite dose et pas forcément des trucs importants. On fait surtout de la logistique pour l’industrie, des pièces détachées, pour des boites comme Oscaro par exemple, où là aussi il y a beaucoup de problèmes6. Dans toutes les plateformes c’est la même merde. Mais il y en a plein qui pourrait s’arrêter ! Pourquoi on prend tous ces risques ?

En fait il faut être clair, c’est impossible de protéger les gens dans l’entrepôt. Rien que les limites de distance c’est infaisable : les postes sont trop rapprochés et il y a des colis lourds qu’il faut porter à deux. Et il y a beaucoup trop de manutention pour pouvoir nettoyer les surfaces. Même les masques ou le gel, en ce moment on sait très bien que la priorité c’est pour le personnel soignant. Et les soignants, ils nous disent bien que la règle à appliquer c’est de rester chez nous. Mais avec toutes ces mesures que force à faire appliquer par la direction, on veut surtout montrer la contradiction. C’est impossible de garantir la sécurité des ouvriers dans l’entrepôt. Si on veut éviter de contracter le virus, il faut arrêter la production. Avec maintien du salaire, à 100%. Mais pour être honnête, même au chômage partiel, donc avec 84% du net, c’est toujours mieux que des morts.

« S’ils veulent mourir ça les regarde, mais qu’ils n’embarquent pas tout le monde avec eux »

On voit bien que malgré les discours sur l’« unité nationale », dans les boites ça se joue au rapport de force. Est-ce que la crise crée des conditions particulières de ce point de vue, des opportunités à saisir pour faire basculer le rapport de force et enfin protéger les ouvriers ?

Pour l’instant, on les a tellement saoulés qu’ils sont obligés de reculer un peu. D’abord ils ont été obligés de réduire les volumes dans l’entrepôt. On a arrêté de recevoir les matières dangereuses et les animaux vivants. À force de désorganiser la production, pour notre sécurité, la direction a fini par supprimer des trucs. On continue quand même de recevoir tout le transit d’Amazon, de Zara ou de pleins de boites comme ça qui font passer leur camelote chez nous. Mais depuis le 26 mars, on tourne à seulement 15% du flux. Et si ça revient, on a clairement menacé de tout bloquer. Ça plus l’inspection du travail, ça les met sous pression.

Le problème, c’est que maintenant ils détournent la production, comme quand on fait grève. Les colis sont transférés dans l’entrepôt de Bonneuil-en-France, qui est énorme. Et là-bas il n’y pas de réaction syndicale suffisante. Les délégués de FO, ont même refusé les propositions de chômage partiel. Ils sont inconscients. Ils ne se rendent pas compte que les gens vont tomber comme des mouches, qu’il va y avoir beaucoup de dégâts, comme en Italie7.

Les patrons aussi ils sont inconscients et ils continuent de faire n’importe quoi. En ce moment c’est comme si le droit était suspendu. Par exemple ils ont annulé deux réunions importantes, qui sont pourtant des obligations légales. Une sur le droit de retrait et une autre sur les conditions du chômage partiel. Par contre, le 19 mars, ils ont maintenu une réunion pour me licencier. Et pas par téléphone, sur le site ! On voit bien les réunions essentielles pour eux. En plus ils me reprochent que des éléments absurdes : marcher sur le tapis roulant (alors qu’on dénonce ça depuis des années), marcher avec un gobelet à la main (ça se passe de commentaire) et sans gilet fluo (alors que les gilets sont crades et qu’ils ne veulent pas les remplacer).

« S’ils veulent mourir ça les regarde, mais qu’ils n’embarquent pas tout le monde avec eux »

Dans cette bataille qui est en cours, il est vraiment question de vie ou de mort. Est-ce que ça change les réactions dans chaque camp, chez les ouvriers et chez l’encadrement ? Comment évolue la conflictualité ?

L’encadrement est clairement sous pression, dans une zone d’inconfort extrême. S’ils continuent de faire tomber les sanctions, c’est parce qu’on les rend dingues et qu’ils savent très bien qu’ils sont coincés sur la gestion du Covid-19. Quand on parle de droit de retrait, avec le dépôt d’une DGI8, normalement ça doit déclencher immédiatement une enquête sur le « danger imminent ». Et l’obligation légale ce n’est pas de diminuer les risques, c’est de les éliminer ! Donc pour nous c’est l’artillerie lourde.

On ne fait pas ça pour faire un coup, c’est parce qu’on est vraiment inquiets. On a des salariés âgés, fragiles, qui ont déjà plein de problèmes de santé à cause du boulot ou des conditions de vie, comme du diabète ou des pathologies cardiaques. Et on a de plus en plus de collègues qui se plaignent de symptômes. Au début, ils prenaient des arrêts maladies pour rester chez eux, pour se confiner. Mais là, ça tient plus, il faut des solutions solides et collectives. Il faut les pousser à fermer. Il y a une grosse inquiétude chez les gens, et pas seulement pour eux-mêmes. Ils ont peur de ramener le virus chez eux. On a plein de salariés qui vivent avec des parents âgés, c’est un risque énorme.

La direction, de leur côté, ils essaient de nous culpabiliser. Par exemple, le 20 mars, le directeur des ressources humaines et le responsable de la prévention sont descendus sur les quais pour trier des colis eux-mêmes. Et ils faisaient ça sans masques, sans gants, sans respecter les consignes de sécurité et même sans les EPI de base ! Le matin, ils distribuent des masques et juste après ils se mettent en scène, à faire les braves. C’est criminel comme attitude, ils envoient les salariés à la mort. Juste à côté il y avait trois salariés âgés ! Le message c’est clairement : « allez donc bosser bande de feignants, regardez, moi je le fais ». C’était trois jours seulement après l’évacuation du collègue. Ils sont totalement irresponsables. S’ils veulent mourir ça les regarde, mais qu’ils n’embarquent pas tout le monde avec eux.

Mise à jour, 2 avril 2019 

Mardi 1 avril, la direction de l’entrepôt a dû céder à la pression et la plateforme tourne désormais au ralenti. Des mesures de chômage partiel ont été proposées pour une majorité de salariés. Les précaires restent dans l’incertitude et sont renvoyés vers les agences d’intérim.

Quatre procédures de « Danger Grave et Imminent » étaient en cours, ce qui faisaient peser sur la direction une crainte de responsabilité en cas de contamination dans l’entrepôt. De plus, de nombreux salariés refusaient de reprendre le travail, se mettant en arrêt maladie par exemple. Ce qui démontre bien qu’un rapport de force nourrit peut actuellement pousser les grands groupes à fermer leurs sites, y compris les plus stratégiques.

En attendant, la direction de Geodis Gennevilliers poursuit la répression et en renouvelle les formes. Le 2 avril, un nouveau délégué syndical a été menacé de licenciement. On lui reproche d’avoir toussé sur le directeur adjoint, alors qu’il présente des symptômes de contamination. Des modes de mise en accusation qui rappellent ceux observés actuellement dans les quartiers populaires.

La direction nationale, quant à elle, continue de fanfaronner sur la livraison en urgence des masques, soulignant qu’elle se fait « dans le respect des règles sanitaires, évidemment… ».

« S’ils veulent mourir ça les regarde, mais qu’ils n’embarquent pas tout le monde avec eux »
  1. Prénom collectif, utilisé par les militants de la CGT Geodis Calberson IDF, filiale SNCF.
  2. voir vidéos ici et .
  3. Pour une description plus détaillée du fonctionnement de l’entrepôt et du cynisme patronal qui y règne : http://www.platenqmil.com/blog/2018/04/18/geodis-cest-degueulasse
  4. Caisse d’Assurance Retraite et de la Santé au Travail : organisme de la Sécurité Sociale qui a remplacé les Caisses Régionales d’Assurance Maladie (CRAM), chargé du conseil et contrôle de la sécurité sanitaire en entreprise.
  5. C’est aussi sur Geodis que l’État s’appuie pour les livraisons de masques commandés en urgence. Avec des retards conséquents, des volumes insuffisants et des ratés dans les livraisons : https://www.ville-rail-transports.com/lettre-confidentielle/rates-dans-la-livraison-de-masques-geodis-sexplique/
  6. En utilisant la grève et le droit de retrait, les salariés des entrepôts Oscaro (vente de pièces automobiles au particuliers) d’Argenteuil et de Cergy-Pontoise sont parvenus à ralentir la production sur les sites : http://www.leparisien.fr/automobile/les-salaries-d-oscaro-en-greve-a-cause-du-manque-de-protection-dans-les-entrepots-27-03-2020-8289552.php
  7. En Lombardie, il semble désormais assez clair que l’intensité et la vitesse de propagation du virus sont liées à la densité du tissu industriel et urbain, et au fait que les usines aient continué à tourner.
  8. La procédure et le droit d’alerte pour DGI – Danger Grave et Imminent – permet aux représentants du personnel de signaler à l’employeur une situation de danger.
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