Seul le peuple sauve le peuple

Pour une autodéfense sanitaire !

À l’heure où nous écrivons ces lignes, la troisième semaine de confinement débute et les mesures restrictives se renforcent. Nous ne pouvons nous contenter d’attendre passivement ni le jour d’après, ni de nouvelles interventions institutionnelles, nous ne pouvons nous en remettre à ceux qui sont les premiers responsables de la situation dramatique que nous avons devant les yeux, nous ne pouvons faire confiance à ceux qui, depuis de trop nombreuses années, ont géré les hôpitaux comme des entreprises qu’il s’agit de rentabiliser afin de maximiser les profits. Non, ce dont l’État est capable, c’est tout au plus de gérer le désastre. Il nous faut, dans cette situation comme dans d’autres, apprendre à compter sur nos propres forces.

La volonté du gouvernement de maintenir l’activité productive dans des secteurs « non-essentiels » rappelle une évidence trop souvent dissimulée : notre société, la société capitaliste, repose en premier lieu sur celles et ceux qui assurent – car on les y a assignés – concrètement les tâches matérielles ou immatérielles nécessaires à la satisfaction de nos besoins vitaux. Les cadres et autres gestionnaires formés au new management ne sont là que pour encadrer, discipliner, faire respecter la norme dominante de la rentabilité économique.

Centrale par définition, la question du soin, de la continuité de nos vies dans leur dimension biologique, et du lien indéfectible entre cette biologie et les conditions sociales qui la travaillent, est aujourd’hui sur le devant de la scène : d’une part les États sont dépassés par l’ampleur de l’épidémie (sa virulence aussi bien que son expansion), d’autre part ils se saisissent de la crise pour expérimenter, à grande échelle, de nouvelles méthodes de gouvernement des populations. Le paradoxe tient au fait que les économies réalisées sur les hôpitaux ne permettent pas aux États d’endiguer la crise, tout en leur donnant l’occasion de mettre en oeuvre toute une nouvelle technologie du contrôle social.

Pour autant, dans de nombreuses villes en France comme en Europe, des solidarités se développent et se renforcent, à l’échelle du quartier, de la rue, du bâtiment. Des tâches qui relevaient auparavant d’une gestion confinée, privatisée dans l’espace de la famille nucléaire, et dont l’assignation à certaines catégories était naturalisée, font désormais l’objet d’une organisation explicitement collective. Vice-versa, des lieux qui sont depuis trop longtemps tenus pour de purs espaces de passage, où les interactions sociales ne sont structurées que par l’économie et la consommation, deviennent des espaces où la vie est remise au centre, rappelant que la domination provoque des résistances et que « la vie comme objet politique a été en quelque sorte prise au mot et retournée contre le système qui entreprenait de la contrôler1 ».

Néanmoins, en tant que militants révolutionnaires issus du cycle de mouvements des dernières années – du printemps de lutte contre la Loi Travail à l’insurrection des Gilets Jaunes – nous savions que ce désastre était prévisible. Des soignants se mobilisent depuis de longs mois pour dénoncer le manque de lits et de moyens. Des ouvriers décèdent chaque année au travail par manque de protections. Des personnes âgées meurent dans des conditions d’isolement et d’indignité absolue. Tout ce qui apparaît aujourd’hui dans une lumière aveuglante existait déjà, hier, dans l’obscurité médiatique : c’est la vie de celles et ceux que la bourgeoisie et les médias dominants maintiennent dans l’inexistence. L’inexistence d’une organisation sociale définie par l’intérêt privé, le profit et la concurrence, et au sein de laquelle une partie de plus en plus grande de la population, celle sans qui la vie elle-même ne peut être maintenue, compte pour rien.

Partant de ce constat, il apparaît de manière indéniable désormais que ces questions sont les nôtres. Qu’elles ont toujours été les nôtres : l’épidémie de VIH/sida à la fin des années 1980 et dans les années 1990 nous a déjà appris à quel point l’État pouvait se désintéresser de certaines vies, y compris lorsqu’elles sont, massivement, menacées. Ce faisant, cette histoire nous a aussi appris la possibilité d’une approche qui parte non des institutions étatiques, mais des besoins de celles et ceux en première ligne, et à quel point ces besoins, d’ordinaire considérés comme marginaux, se révèlent vite d’eux-mêmes antagoniques avec les intérêts de l’État2.

Si des mesures de grande échelle sont à n’en pas douter nécessaires, et même vitales, il nous faut de toute urgence approfondir un niveau d’organisation populaire autonome en capacité de donner corps au mot d’ordre d’autodéfense sanitaire. C’est-à-dire : entamer un travail de solidarité immédiate, pour et avec les populations les plus touchées par la crise, qui sont aussi celles dont l’État se désintéresse structurellement. Ce faisant, il s’agit aussi de sortir la question du soin de l’espace privé au sein duquel elle est confinée depuis des siècles et déterminée par une hiérarchie genrée et racialisée, pour en faire le prisme central à travers lequel repenser notre organisation collective, notre reproduction sociale.

Notre tâche dans cette séquence n’est pas de remplacer les associations humanitaires, mais d’orienter dans un même sens des pratiques dispersées, déjà existantes et qui se démultiplient depuis l’annonce du confinement. Bref de leur donner une trajectoire politique et antagonique. Une trajectoire qui assume la rupture avec l’ordre capitaliste existant comme perspective stratégique et l’auto-organisation populaire sur une base territoriale comme élément de genèse d’un contre-pouvoir effectif. Les solidarités dont nous parlons s’organisent à l’échelle la plus locale, en même temps qu’elles dépassent le simple cadre national, ouvrant à des connexions à l’échelle européenne avec un certain nombre d’autres réalités métropolitaines en prise avec les mêmes problématiques et les mêmes défis. Ces solidarités permettent également d’initier une dynamique de liaison avec certains secteurs dits subalternes, comme par exemple les caissières et caissiers, les infirmiers et les infirmières. Seuls ces échanges permettront une intervention qui permette tout à la fois et en même temps de mener une action qui réponde aux besoins de notre classe : à ses besoins propres, plutôt qu’à ceux qui ne sont que subordonnés à sa reproduction en tant que maillon essentiel du capitalisme. La solidarité dont nous parlons n’est pas un vain principe supposé transcender les antagonismes, mais ce qui doit au contraire nous permettre de renforcer notre capacité offensive.

L’autodéfense sanitaire est donc tout sauf un concept flou et obscur : c’est un mot d’ordre qui part d’une réalité matérielle effective, c’est-à-dire d’un ensemble de pratiques quotidiennes, telles qu’elles sont par exemple soutenues par des brigades de solidarité populaire réparties partout en Europe – courses pour les personnes âgées, préparation et distribution de nourriture ou de matériel de protection pour les travailleurs, ouverture d’espaces pour que les SDF ne se retrouvent pas isolés et sans défense, mise en place de programmes de soutien scolaire pour les jeunes issus des classes populaires…

L’autodéfense sanitaire est un moyen de reconsidérer que la défense de nos communautés ne peut s’assurer que par la mise en place, par le bas, de dispositifs d’entraide, d’une attention particulière aux personnes en situation de grande précarité, à celles et ceux qui subissent l’isolement et la répression.

Cette autodéfense sanitaire ne doit donc pas constituer une perspective de lutte réduite au seul temps de l’urgence épidémique, et doit encore moins se penser comme une lutte sectorielle. Il ne s’agit pas de compenser un système de sécurité sociale qui ne manquerait que de financements, mais bien de remettre en cause le principe de rationalisation en vertu duquel les causes politiques et sociales de ce qui se passe dans nos corps sont envisagées et traitées séparément des effets qu’elles génèrent. Notre autodéfense « sanitaire » est donc bien une autodéfense populaire, en ce qu’elle constitue l’opportunité de repenser notre rapport aux modalités de reproduction sociale dans leur ensemble, soit à l’organisation qui nous permet, jour après jour, de produire et reproduire nos vies, et de nous interroger sur les formes de vies que nous voulons produire ensemble.

Nos résistances sont vitales !

  1. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, I : La volonté de savoir, Gallimard, 2018, page 191.
  2. Pour une mise en perspective éclairante de l’épidémie actuelle avec celle du VIH/sida : https://medium.com/@GbrlGirard/covid-19-quelques-le%C3%A7ons-de-la-lutte-contre-le-vih-sida-1a25a25ba76b
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