S. Bologna et G. Daghini - Mai 68 en France - [Bonnes feuilles]

Les éditions Entremonde viennent de publier Mai 68 en France, court volume écrit par Sergio Bologna et Giairo Daghini au coeur de l’explosion insurrectionnelle dont ils ont été les témoins directs. Nous en proposons ici la préface, rédigée par le collectif de traduction (Julien Allavena, Davide Gallo Lassere, Matteo Polleri), qui s’intéresse à la « méthode opéraïste » dont témoigne ce livre. L’enquête menée par les auteurs, à partir d’un « point de vue partiel et partial » assumé, leur permet ainsi d’articuler l’analyse de la grande restructuration économique enclenchée à la fin des années 1960 avec celle des nouvelles dynamiques de lutte, cristallisées par le printemps 68, qui ont mis en crise les institutions traditionnelles du mouvement ouvrier.

Mai 68 représente une césure majeure dans la préhistoire de notre présent. Toute généalogie vouée à comprendre le hic et nunc ne peut faire l’impasse de ce que cette date symbolise. Mai 68, c’est-à-dire les luttes sociales et politiques de la fin des années 1960 et même des années 1970, a en effet marqué un point de non-retour. Et cela sur plusieurs niveaux.

Tout d’abord, l’écroulement de la période keynésienne-fordiste. Ensuite, le débordement du mouvement ouvrier traditionnel. Et enfin, le dépassement du marxisme classique. À cet égard, la méthode opéraïste – dont cet ouvrage fournit un aperçu synthétique saisissant – constitue un outil théorique et politique original pour lire et comprendre un tel tournant. Procédons par ordre. Entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, les sociétés capitalistes occidentales ont traversé une forte crise. La concurrence internationale, l’épuisement du modèle technologique et organisationnel tayloriste, la saturation du marché des biens de consommation de masse et la rigidité des investissements dans les grandes usines ont déterminé la nécessité de reconfigurer le régime économico-politique dominant à cette époque. Une telle modification générale, toutefois, a non seulement été impulsée par ces facteurs objectifs, mais aussi par la montée de tensions politiques, tant en ce qui concerne les conflits dans le Sud du monde que les luttes au sein du Nord. La crise du « compromis fordiste » n’est en effet pas simplement réductible aux contradictions structurelles du capitalisme des pays du « centre » du système-monde : les antagonismes qui en forment l’origine et la causalité qui la détermine se sont déployés à l’échelle globale. Par-delà les révolutions anticoloniales dont l’importance ne saurait être sous-estimée, la combativité ouvrière, centrée sur l’exigence d’augmentations salariales et d’améliorations des conditions de travail, a pesé de manière décisive sur le partage de la plus-value, tandis que les protestations de vastes strates de la jeunesse ont joué un rôle crucial dans la reconfiguration des institutions chargées de garantir la reproduction sociale, en bouleversant de fond en comble le système de valeurs et les modes de vie hégémoniques. La jonction entre mutation des équilibres internationaux, revendications économiques et désirs de changer sa propre existence a ainsi catalysé la dynamique de la transformation en cours, ouvrant grand les portes d’une autre phase du processus d’accumulation.

Cette modification d’ensemble des rapports sociaux et des styles de vie a largement contribué, entre autres choses, à décomposer les organisations historiques du mouvement ouvrier, prises dans des conflits économiques, politiques et culturels qu’elles ne pouvaient ni maîtriser ni chevaucher. Si, d’un côté, les partis communistes et les syndicats de masse n’étaient plus à la hauteur de l’antagonisme social qui s’exprimait dans la rue et les usines, de l’autre, la discipline et l’esprit de hiérarchie qu’ils incarnaient s’inscrivaient de plus en plus en-deçà des exigences de liberté et d’autodétermination que manifestaient les ouvriers et les étudiants en lutte. Cet écart fondamental, entre une « forme-parti » et une « forme-syndicat » toujours plus en décalage par rapport aux niveaux et à la pluralité des pratiques offensives et affirmatives de relations sociales et interpersonnelles autres, a impliqué l’essoufflement des organisations censées représenter celles et ceux qui sont dominés et exploités par le capital et son État. Les partis et les syndicats ouvriers constituaient non seulement un outil de moins en moins adapté aux luttes salariales, mais ils n’offraient pas non plus de moyens de combattre le sexisme et le racisme structurels ou de contrer l’autorité et le commandement capitalistes – au contraire : ils y contribuaient.

De ce point de vue, le marxisme, qui depuis la fin du XIXe siècle au moins avait élaboré les coordonnés intellectuelles et politiques du mouvement ouvrier, a été contraint de sensiblement se renouveler. Si, depuis les années 1920, plusieurs penseurs et courants hétérodoxes avaient déjà enrichi la tradition marxiste, ce n’est qu’entre les années 1960 et les années 1970 que les armes de la critique connaissent une mise à jour retentissante. L’émergence de nouvelles subjectivités et la multiplicité des expériences qu’elles introduisent dans l’arène politique démontrent une fois pour toutes que non seulement le salariat n’épuise pas les relations du « travail dépendant », mais aussi que les figures de la contestation ne peuvent plus être réduites aux acteurs du travail tout court. Ce qui ne signifie pas, bien évidemment, qu’il soit nécessaire de séparer les discriminations de genre, de race et de génération de la question du travail ou des intérêts de classe ; mais qu’il faille articuler entre elles exploitation et domination, en complexifiant les analyses des formes d’assujettissement à l’ordre existant. C’est en ce sens que les critiques de l’idéologie et de la vie quotidienne ont pu rencontrer celles de l’économie politique, en se renforçant réciproquement.

Or, si Mai 68 est une synecdoque qui rend compte de tout cet ensemble d’évolutions socio-économiques, politico-culturelles et anthropologiques, l’opéraïsme est une forme de marxisme autonome qui s’est précisément formé au sein de cette phase de bousculement, se transformant avec elle. Il s’est en effet caractérisé par son attention à la dialectique « structures » / « conjoncture », par sa prise de distance vis-à-vis des institutions partidaires et syndicales de masse et par sa valorisation des mouvements subjectifs. Auto-organiser les luttes à partir des comportements d’insubordination et d’une pensée de la singularité historique : voilà la méthode opéraïste, que cet essai illustre en l’ancrant dans la réalité du Mai 68 français. Sergio Bologna et Giairo Daghini y affrontent en effet les événements qui se sont déroulés (notamment) à Paris entre début mai et fin juin 1968, à travers un point de vue partiel et partial.

Dès les premiers affrontements de rue et les premières grèves, les deux auteurs se rendent à Paris pour appliquer à chaud la méthode de l’« enquête militante » que leurs camarades étaient en train de développer dans la même période en Italie. Ils démontrent que le « point de vue », tel qu’il est compris par les opéraïstes, et ce en dépit de la systématisation proposée par Tronti au début d’Ouvriers et capital, n’est pas seulement celui d’une classe ouvrière qui tend ontologiquement à sa rigidité politique. Le point de vue est surtout ici un processus de foisonnement des diverses perspectives des travailleurs et des militants autonomes, des foyers de lutte de l’usine et de ceux des facs, des combats dans le « social » et des conflits des « minorisés » de genre et de race. Autrement dit, un travail théorique et politique qui part « du bas » et qui se fonde sur le principe selon lequel c’est seulement si l’on pratique la tendance des luttes que l’on peut aussi examiner celle de la société capitaliste en général.

Loin de fournir une lecture « objective », la démarche de Bologna et Daghini consiste donc à jeter un regard politique sur la composition de classe à l’œuvre dans les grèves et les manifestations étudiantes, les formes d’organisation qui leur sont propres, les pratiques politiques en jeu, les alliances et les tensions entre les différents segments sociaux, les rapports de ceux-ci avec les institutions du monde ouvrier et celles de l’État bourgeois. Rédigé à chaud après leur retour en Italie, ce texte est paru au mois de juillet 1968 dans la revue Quaderni piacentini. Du « Cinquième Plan » aux élections présidentielles, en passant par la grève générale, les affrontements du Quartier latin et la défaite de la rue de Grenelle, l’analyse de Bologna et Daghini déploie avec clarté l’arsenal catégoriel typique de la méthode opéraïste, se focalisant sur les pointes les plus avancées du développement capitaliste comme de la lutte des classes. Trois niveaux d’analyse peuvent alors être mis en avant pour cerner quelle lecture des événements ouvrirait sur de possibles actualisations.

En premier lieu, le regard des auteurs se concentre sur les « conditions préalables » à l’explosion de Mai 68. La révolte n’est ni un événement soudain et inattendu ni une dynamique scientifiquement prévisible et planifiable : elle s’inscrit dans une histoire de conflits et d’expérimentations organisationnelles diverses et variées, dans une mémoire des luttes dont il faut toujours faire l’archéologie. Si nous ne pouvons pas attendre ou prévoir – semblent nous dire les auteurs – autant essayer dans chaque moment de préparer les circonstances favorables et d’en étudier le mouvement de construction. L’insurrection ne vient pas : elle émerge dans des conjonctures qu’il faut savoir provoquer et entretenir.

Ensuite, malgré l’importance de l’étude des « tendances lourdes du mode de production », l’attention portée aux subjectivités en lutte n’est pas pour autant contaminée par une sorte d’« économisme subjectiviste » : elle s’ancre au contraire dans l’analyse des comportements politiques en cours de développement et dans leurs liens avec les conditions matérielles d’existence. La considération des grèves et de leurs revendications, mais aussi la focale sur les différentes strates de la classe et sur le mouvement des facs vers les usines et vice versa ; le dévoilement des tactiques de négociation au rabais des centrales syndicales, mais aussi l’analyse du changement de sensibilité et de stratégie de différentes formations de la gauche syndicale et politique ; la chronique des nuits de combat autour de la Sorbonne, mais aussi un fort intérêt pour les enjeux liés à la mort de l’université traditionnelle et à son intégration à la métropole productive. Bref : dans tous les commentaires proposés, détermination économique et subjectivations imprévues sont inextricablement liées.

Enfin, l’ouvrage nous apprend que l’enquête « par le bas», sur les luttes et à partir d’elles, ne peut se passer de l’enquête « vers le haut » : l’analyse des luttes se noue avec l’examen des stratégies réactives et s’en trouve ainsi renforcée. Les mouvements des institutions politiques et gouvernementales (nationales et internationales) occupent en ce sens une place centrale. L’analyse de la défaite du mai proposée par les auteurs ne se borne pas à la dialectique entre forces ouvrières et bloc patronal : l’action du gouvernement et des appareils répressifs étatiques, aussi bien que les équilibres internationaux et les stratégies des formations de la gauche communiste et socialiste, participent à la stabilisation réactionnaire et à la récupération capitaliste de certaines instances du mouvement.

Ces trois niveaux d’analyse mobilisés par les auteurs permettent d’orienter les lignes de lecture de la conjoncture 1968, tout en esquissant les traits d’une méthode à reprendre, critiquer et élargir. Si la phase actuelle ne ressemble en effet d’aucune façon à ce moment de puissant clivage survenu il y a cinquante ans, ces instruments conservent tout du moins une prégnance inattendue. Ils permettraient en effet d’aborder la série de questions suivantes. Sur le premier niveau : comment lire les tensions et les conflits qui traversent la France et l’Europe à la suite de la crise économique de 2008 ? Quelle est leur généalogie et à quel bagage d’expériences politiques et organisationnelles se référent-ils ? Sur le second : quelles subjectivités émergent dans cette phase et quels paris stratégiques pourraient se révéler pour elles les plus adéquats ? Et enfin : comment interpréter les dynamiques de restructuration économique et politique qui ont riposté aux mouvements de masse déclenchés à l’échelle globale à la suite de 2011 ?

Ces questions restent ouvertes – et la méthode mise en œuvre dans ce texte appelle de ce fait à être requalifiée et largement pratiquée. Pousser la grille de lecture des phénomènes d’antagonisme signifie en effet la forcer à chaque tournant de la transformation sociale, chercher à contaminer celle-ci avec les nouvelles expériences qui se forment dans ses sauts, pour en augmenter l’efficacité et en radicaliser la puissance.

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