Richard Seymour - Rhapsodie féodale

L’interview donnée par Harry et Meghan n’était pas seulement l’occasion de glaner quelques bons gossips ou de découvrir le conservatisme des héros de la série The Crown. C’est aussi l’occasion, aux yeux de Richard Seymour, de rappeler que la monarchie anglaise n’est pas une anomalie irrationnelle à l’heure du règne du capital, mais un puissant dispositif impérial de gouvernement. S’insurgeant contre la déférence, jusqu’au sein de la gauche anglaise, pour la couronne, il voit dans le message raciste adressé par la « firme » Windsor à Meghan Markle un message adressé à tout le bas peuple, un rappel à l’ordre et à ce qu’il doit être.

Je rêve d’une époque où la rhapsodie féodale des souverains, de leurs proches (cf. « la lignée ») et de leurs transactions immobilières (cf. « le mariage »), cessera d’être un élément quotidien de la vie publique britannique. J’aspire au jour où les courbettes sentimentales et serviles pour Ces Majestés émotionnellement infirmes et globalement corrompues seront enterrées dans un défilé funèbre de boîtes drapées de l’Union Jack. Mais aspirer à un État capitaliste entièrement rationalisé, à la réparation de ce que la révolution bourgeoise britannique n’a pas réussi à accomplir, c’est convoiter un mirage.

Il est théoriquement possible que la Grande-Bretagne soit débarrassée de sa monarchie, mais à moins d’une convulsion sociale équivalente à la révolution ou proche de celle-ci, cela reste extrêmement improbable. L’État capitaliste britannique se définit historiquement par ses succès en tant qu’État impérialiste. Il a été le premier empire capitaliste du monde, et c’est en tant qu’État impérialiste qu’il a le plus étroitement embrassé le principe monarchique – dans la victoire contre la France républicaine, par exemple, et dans ses conquêtes coloniales, des guerres de l’opium jusqu’au Raj, en passant par les Mandats. C’est en tant qu’impératrice de l’Inde que Victoria a réinventé une monarchie auparavant délabrée et menacée face à une démocratie de masse en plein essor. C’est grâce à la richesse des colonies que la famille royale britannique, elle-même toujours famille d’entrepreneurs capitalistes très prospère et pas seulement de rentiers, a retrouvé son exubérance et sa vitalité perdues.

Même si notre monarchie « boîte à biscuits » (biscuit tin comme Will Self l’a appelée) ne surfe plus sur une vague de succès colonial, elle reste au sommet d’une matrice impériale dont le « rôle dans les affaires du monde » (comme diraient nos euphémistes professionnels) repose largement sur le capital culturel accumulé et incarné par le Commonwealth. La maison Windsor s’est également ancrée comme puissance nationale. Elle a assidûment courtisé une base populaire, ce qui l’oblige inévitablement à agir comme un partenaire silencieux dans la lutte des classes – une source de légitimité pour la bourgeoisie, à cause de son apparent (mais seulement apparent) éloignement vis-à-vis de la routine quotidienne de l’accumulation du capital. Et le capitalisme britannique n’a pas perdu de son utilité pour ces touristes des basses terres allemandes1. On peut aisément le vérifier : aucune force politique pro-capitaliste significative au Royaume-Uni ne s’intéresse au républicanisme. Les modernisateurs bourgeois de la cour de Blair, malgré leur radicalisme constitutionnel initial, n’ont jamais voulu contester le pouvoir monarchique, et encore moins ses résidus au Parlement qui garantissaient à Downing Street2 des pouvoirs exécutifs si puissants. On dit que Blair, qui s’est mis à genoux devant les riches, était sincère dans l’adoration sentimentale et éblouie qu’il vouait aux rois. Même le Parti national écossais, à l’avant-garde du libéralisme constitutionnel pour une rupture avec Westminster, insiste sur le fait qu’une Écosse indépendante voudrait conserver « Queenie » comme cheffe d’État.

La monarchie a toujours la fonction de garante d’une caste au sein de la classe dirigeante, caste à laquelle tout bon bourgeois souhaite être admis – donnez un OBE3 à un ancien chef d’entreprise et il considérera qu’il a vraiment vécu. La monarchie continue d’accorder des distinctions sociales, et plus encore, elle maintient et perpétue la croyance superstitieuse en la distinction, en un « honneur » dû au mérite ou un « honneur » par droit de naissance. Les systèmes de classement de la monarchie structurent toujours les hiérarchies au sein de l’État, notamment la police, la marine, l’armée de l’air et l’armée de terre. La monarchie est toujours la grande marraine de la « britannicité », ce mythe d’une culture nationale étendue dans le temps et organiquement homogène, invoqué par tout législateur en quête d’un mandat autoritaire. Elle promeut le discours martial et nous incite à croire que la classe dirigeante britannique et les autorités étatiques, notamment les forces armées, s’attachent à des « valeurs » autres que celles du calcul égoïste. Ses festivités suprémacistes modèrent encore notre expérience du capitalisme, suggérant qu’au-delà de l’expérience quotidienne du conflit et de la confrontation, une unité plus essentielle et plus éternelle réside dans la politique britannique. Elles suscitent encore la soumission, malgré la sécularité politique qui caractérise notre époque. Du fait de cette sécularisation, la maison Windsor est susceptible de décliner, mais ce processus est, si je puis dire, terriblement long. Plus long que de raison. Et la capacité d’adaptation de la monarchie, sa résilience face aux vents dominants de la weltanschauung, suggère qu’elle s’est incorporée avec succès au tissu du capitalisme britannique, en particulier de l’État britannique, de sorte qu’un républicain cohérent se doit avant tout d’être socialiste.

Et pourtant, on sent que même un grand nombre d’anciens socialistes, sans parler des libéraux, ne peuvent imaginer l’Angleterre sans sa « difforme première famille ». Au cours de la dernière décennie, comme dans les années 1980, une offensive de la classe dirigeante s’est accompagnée de la promesse de noces royales spectacularisées. Un prince aîné dégarni – qui avait déjà cherché à prouver son aptitude à régner sur les frontières de l’Afghanistan – a épousé une employée dans le prêt-à-porter. Cela n’a pas rendu les coupes budgétaires plus tolérables, pas plus que les noces de 1981 n’ont sauvé Thatcher du marasme dans lequel elle se trouvait alors. Le message était plus subtil. Souvenez-vous de la jouissance qu’ont éprouvée tant de gauchistes et de libéraux lors de la cérémonie olympique de Danny Boyle, avec Sa Majesté en compagnie de James Bond (un mercenaire fictif de l’État impérial). Pourquoi pensez-vous que le moment d’apothéose patriotique de cette année-là est considéré avec une nostalgie aussi vive par les opposants au nationalisme du Brexit ? Quoi de plus révélateur du conservatisme fondamental, de l’attachement nostalgique et de la sentimentalité coloniale mal dégrossie de nos savants gauchistes, que leur déférence ironique mais sincère envers le royalisme ? Le message de la Firme4 à Meghan Markle, préoccupée par la couleur de peau de son bébé, s’adresse implicitement à nous tous. Oui, le capitalisme est en crise. Oui, l’idéologie dominante est en crise. Oui, les conditions de survie de la civilisation sont peut-être en train de se désintégrer autour de nous. Oui, des millions de personnes sont mortes de ce qui sera sans doute le premier d’une série de fléaux. Oui, la démocratie grandissante et les forces du néo-fascisme se rencontreront probablement dans un bain de sang. Oui, le faucon tournoie dans la gyre toujours plus large5, les Quatre Cavaliers sont lâchés et la terre se meurt. Mais malgré tout, dit le message, la Maison est éternelle. Elle n’est pas affectée par le temps. Elle se reproduit, par la naissance (la lignée) et par le mariage (la propriété), chacun engendrant une prolifération de bannières impériales, tandis que les médias propagent le patriotisme sur les chaînes principales. C’est là notre image de l’éternel. Tant que le capitalisme britannique perdurera, tant que l’État-impérial subsistera, tant que le « Butcher Apron »6 flottera, « Britannia » et ses bouchers personnifiés vivront.

Richard Seymour

  1. La famille Windsor se nommait jusqu’en 1917 la maison de Saxe-Cobourg-Gotha et était originaire de l’actuelle Allemagne. Elle a changé de nom pour une consonance plus anglaise en raison du sentiment anti-allemand lors de la Première guerre mondiale.
  2. L’adresse des bureaux du Premier ministre anglais.
  3. Ordre de l’empire britannique – distinction honorifique décernée par la royauté.
  4. C’est ainsi que Meghan Markle nomme l’institution au service de la famille royale.
  5. Citation d’un poème de Yeats, The Second Coming (1920).
  6. Le « tablier du boucher » – expression péjorative pour désigner le drapeau de l’Union Jack. NdT.
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