Rester barbare. Pour une esthétique décoloniale.

Les lutteurs, Henri Gaudier Brzeska, 1914

Rester barbare est un dialogue avec ce qui compose une bande, une ligne, plutôt qu’un panthéon. Louisa Yousfi rassemble autour d’elle les partisans d’un imaginaire de combat. Son programme consiste à bâtir une politique à partir d’une esthétique et pour cela, de bien s’entourer. Comme en son temps, Gyorg Lukacs avec les auteurs des Problèmes du réalisme.

Le point commun des membres de cette lignée est d’empêcher leur intégration dans l’empire, colonial, blanc, en produisant des mots, des images et des sons, qui permettent de sentir et de rendre visible une Histoire irrésolue. Pour en donner une vue d’ensemble, nous pouvons classer en trois catégories les figures invoquées par Louisa Yousfi. La littérature : Kateb Yacine, Toni Morrison, Chester Himes, Ralph Ellison. L’évènement : le 11 septembre, Mekhi Meklat AKA Marcelin Deschamps. Le rap : Booba, PNL (Sefyu et Tandem dans une moindre mesure).

La littérature et l’évènement regorgent de personnages et de situations qui défont le récit que l’empire se raconte et où il aimerait que tiennent tous ses sujets. Pour cela, les actes de violence des personnages vont bien au-delà de l’auto-défense. À chaque fois ils tendent des embuscades et frappent avec un coup d’avance, parfois sans qu’aucune morale ne les freinent en cours de route. Que le barbare surgisse derrière la langue châtiée, par le meurtre, les coups, l’imposture ou l’attentat, il ne laisse pas d’autres choix que de se faire voir et entendre, sans qu’on y soit préparé.

Jusque dans la crasse et dans l’horreur, Louisa Yousfi rend visible ce qui s’impose comme une subjectivité. Partout où celle-ci se donne à nouveau le droit de cité et quel qu’en soit le prix. Les conditions sont ainsi créées pour qu’une autre partie de l’histoire apparaisse et devienne un récit plus complet dont chacun peut être un habitant à part entière.

Booba et PNL jouent un tout autre rôle. Personnages voyants, revenants du futur des ruines de l’empire, ils ont chanté l’épopée de leur propre trajectoire. Errance, combat, ascension, insatisfaction, nostalgie, nouvel âge. Ce rap fabrique un récit d’autant plus épais que les héros avancent mal à l’aise dans le temps. Ils remportent des victoires, gravissent les échelons, tout en allant et venant sans arrêt vers le passé. Un récit contrarié où le destin n’est pas résolu et où l’indiscernable perdure.

Plus qu’ailleurs dans le livre, ces dernières figures excèdent l’histoire des marges de l’empire racontée par son centre, en lui opposant une forme totalisante qui permet de faire le tour de l’individu dans le temps. Un récit qui sculpte le temps et son vertige devant ce qu’on ne peut soigner et la tâche qui reste à accomplir. Une totalisation sans clôture.

Dans ces chapitres, Louisa Yousfi se penche davantage sur la forme. Elle saisit à merveille la faculté du rap « à composer des combinaisons inédites, à produire des œuvres d’une hétérogénéité aberrante. N’obéissant à aucun solfège ni répertoire, [il est] pure puissance d’expérimentation par le bas, en même temps que puissance “d’incorporation” ».

Il n’est pas anodin que Kateb Yacine, Toni Morrison, Chester Himes ou Ralph Ellison (ce dernier est partie intégrante du chapitre sur le 11 septembre) ne bénéficient pas de l’approche qui consiste, pour le rap, à mettre en lumière une singularité du langage et de la place qu’il est le seul à savoir occuper.

Il est même frappant que de ce côté de l’ouvrage se tiennent un poète (Kateb Yacine) à l’écriture excessivement fleurie et à la métaphore lourde, ou une romancière et un romancier (Toni Morrison et Chester Himes) qui ont tendance à figer le récit au service de la parabole. Ces figures trouvent leur place principalement pour servir la démonstration et en tirer la matière d’une politique authentiquement décoloniale mais sont assez peu mis en valeur pour leur vigueur formelle. C’était sans doute inévitable.

Au contraire, dans les chapitres consacrés au rap, émergent les contours d’une vraie esthétique et de sa politique. C’est là qu’apparaît avec force la combinaison d’une expérience de militante et de critique capable de saisir l’extrême contemporanéité des mots et de leur scansion particulière dans une Histoire qui est en jeu. Louisa Yousfi montre qu’en ce moment même, des voix vivent autour de nous sans s’éteindre à la fin de la démonstration. Des voix qui nous hantent parce qu’elles sont tout autant situées et tenues qu’elles se perdent en route. Ce qu’elles disent compte presque moins que lorsqu’elles divaguent, se suspendent et font penser à ce qui restent à accomplir.

La lecture de Rester barbare conforte l’idée que, lorsque militer devient, aussi, un certain art de sentir, cela ne se limite plus à combattre pour une cause ou résister à une oppression. C’est aussi apprendre à aimer son temps. Son chaos. C’est se donner les moyens d’acquérir de la force, de la ruse, du courage, de la tendresse. Encore faut-il accepter de se salir les mains. Et pour cela il est fortement déconseillé d’écouter du « rap conscient ».

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