À quelques jours de la grève générale du 5 décembre contre la réforme des retraites, qui s’annonce comme une importante journée de lutte, nous avons rencontré Damien, agent de circulation à la SNCF et syndicaliste CGT. L’occasion de revenir à la fois sur les précédentes mobilisations contre les restructurations du rail et la contestation à venir contre la réforme des retraites, tout en évoquant les dynamiques de revendication locale, l’impact des gilets jaunes et les transformations du cadre des manifestations depuis 2016 et l’apparition du cortège de tête. D’une discussion stratégique, l’entretien permet de déconstruire certains stéréotypes répandus au sein de la gauche extra-parlementaire et d’introduire des pistes de réflexion pour articuler différemment les interventions à venir et ainsi contraindre le gouvernement Macron à faire marche arrière.
ACTA : Est-ce que tu pourrais m’expliquer les raisons qui t’ont amené à prendre position contre la réforme des retraites ?
– Déjà par rapport au système des retraites, le premier élément est que c’est une attaque contre l’ensemble de la population. C’est pas spécifique contre les cheminots ou autre. Après, j’ai une particularité, c’est que je suis cheminot, mais que je suis contractuel. En fait, je suis au régime général. C’est absolument pas quelque chose de corporatiste, et même pour l’ensemble des collègues cheminots ce n’est pas du tout ça. C’est vraiment que l’on voit que l’ensemble de la population est attaquée une nouvelle fois (parce que ce n’est pas la première) et que la réponse est indispensable.
Ça fait plusieurs semaines qu’on se prépare à une grève reconductible qui peut durer deux, trois, voire quatre semaines, sans aucun problème.
On se rend compte qu’aujourd’hui déjà c’est la galère pour les gens qui partent à la retraite et que c’est compliqué de vivre, sauf pour ceux qui ont des salaires à 4000 ou 5000 balles par mois. Mais ceux qui ont des salaires entre le SMIC et 2000 balles par mois, il ne leur reste pas grand-chose une fois à la retraite. Quand on sait qu’il va y avoir une perte de minimum 100 ou 200 balles par mois, c’est juste pas possible de vivre derrière avec ça. Il y a en plus toute l’arnaque du système par point, mais à la rigueur c’est des aspects techniques. C’est pas tellement ça qui fait la mobilisation. C’est juste qu’à un moment, il y a une attaque supplémentaire contre le monde du travail, c’est-à-dire l’ensemble de la population, et que c’est pas l’attaque de trop car on s’était déjà mobilisé auparavant, mais c’est une attaque qui mérite une réponse largement plus élevée et plus importante que les mobilisations précédentes. Du coup, il n’y a pas eu de réflexion particulière. C’était évident qu’il allait falloir se battre, que la bagarre ça serait pas une journée à droite à gauche, des grèves par-ci par-là, et qu’il va falloir rentrer dans un conflit qui est dur et que clairement ça fait plusieurs semaines qu’on se prépare à une grève reconductible qui peut durer deux, trois, voire quatre semaines, sans aucun problème.
ACTA : Avec les récentes grèves qui ont eu lieu à la SNCF, comment t’expliques que vous arrivez toujours à être aussi mobilisés alors qu’il y a quand même eu une succession de défaites ?
– Il y a eu clairement des défaites, malgré des belles mobilisations. Après, on pourrait discuter des formes qu’elles ont prises, avec l’histoire de la grève deux jours sur cinq. Chacun peut avoir son avis là-dessus, mais le fait est qu’au bout du bout on n’a pas réussi à faire plier le gouvernement et la direction de la SNCF. Au début, on aurait pu craindre qu’effectivement cette succession de mobilisations aurait démobilisé. En cumulé, c’est presque une grève reconductible chaque année depuis je sais pas combien de temps. C’est compliqué, mais encore une fois quand on voit l’attaque et quand on voit en plus dans quel contexte se passe l’attaque au niveau de la SNCF – c’est-à-dire qu’au premier janvier il n’y a plus de recrutement au statut… Alors le recrutement au statut, ce n’est pas juste un recrutement au statut. Il permet un certain nombre de garanties, notamment une assez importante et qui fait bien chier les patrons jusqu’à présent, c’était qu’un cheminot au statut ne pouvait pas être licencié pour motif économique. C’est-à-dire que demain quand ils vont privatiser, parce qu’ils sont en train de privatiser le rail français pour le donner aux actionnaires, s’ils ne peuvent pas licencier pour motif économique ça va les faire chier. Les actionnaires veulent pouvoir jouer sur la masse salariale et jeter les gens quand ils en ont envie, ils veulent pouvoir vendre à quelqu’un qui va pas forcément reprendre les salariés, etc.
Du coup, c’est toute cette attaque et toute cette remise en cause du mode de fonctionnement du chemin de fer en France depuis des lustres, qui vient donner une motivation supplémentaire. Parce que là il y a l’attaque contre les retraites et dans la foulée il y a aussi la mise en œuvre de la modification de la SNCF. Tout ça en même temps, ça fait déjà une bonne base de contestation et de ras le bol dans la boîte. En plus, viennent s’ajouter à ça des gros problèmes de sécurité. Parce que voilà on a vu les conducteurs se plaindre de l’absence des contrôleurs, car contrôler les billets ça n’est qu’une petite partie de leur boulot et justement parce qu’une grosse partie de leur boulot c’est d’assurer la sécurité des voyageurs. Lorsqu’on retire les contrôleurs, on retire la personne qui est censée veiller à la sécurité des voyageurs à bord du train. Typiquement, quand il y a eu l’accident la dernière fois à un passage à niveau, on s’est retrouvé avec un conducteur qui a dû protéger le train en lui même pour éviter qu’un autre train ne vienne dessus, évitant un carton qui aurait fait de cet accident une catastrophe. La conséquence, c’est qu’il n’y avait plus personne dans le train pour aider les voyageurs à descendre du train. Quand on est à quai, c’est facile de descendre du train, mais, quand on est en-dehors de tout quai, c’est des fois quatre-vingt centimètres, un mètre, un mètre vingt. Il y avait des personnes âgées et des femmes enceintes à bord du train, elles ont dû se démerder. Les gens étaient livrés à eux-mêmes. Plus encore d’autres modifications réglementaires, sans rentrer dans les détails, qui vont, au nom de la régularité des trains, mettre en péril réellement la sécurité des voyageurs.
En gros, la SNCF fait du risque calculé, un peu comme les assurances. On se dit : quelle est la probabilité que ça arrive vraiment ? Sauf que moi, mon métier est d’assurer la sécurité des circulations. Mon métier ce n’est pas de savoir quel est le risque que ça arrive. C’est comment je fais pour être certain que ça n’arrive pas. Toutes ces modifications là viennent s’empiler les unes sur les autres. Après, il y a aussi d’autres choses. On a pas eu d’augmentation de salaire depuis cinq ans, mais ça c’est la même merde que tout le monde vit dans les autres boîtes, pas plus pas moins. Tout ça créé un terreau qui fait que la mobilisation est clairement en train de prendre à la SNCF.
ACTA : Ce qui me permet d’enchaîner sur la question suivante. De quelle manière s’organise la grève sur ton lieu de travail et de manière plus générale à la SNCF ? Quelles sont les dynamiques à l’œuvre ?
– Alors, je bosse à la SNCF depuis deux ans et avant j’étais dans une boîte de télécoms du secteur privé. Contrairement à ce que l’on peut voir ailleurs où il faut une grosse préparation pour que les gens se mobilisent, à la SNCF, il y a encore cette culture de dire : ok les gars, il y a ça, ça et ça, là maintenant ça ne va plus. Est-ce qu’on est tous d’accord ? Oui, on l’est. C’est parti, on y va. Du coup, il y a des discussions depuis plusieurs semaines et depuis la première grève sur une journée, qui a pas si mal marché pour le peu de travail qui avait été fait en amont. Par contre, il y a eu la grève à la RATP qui elle a très très bien marché. Pour le coup, ils s’étaient donnés les moyens de faire le boulot pour avant. Ils ont bien tourné et mobilisé tout le monde. À la SNCF, la préparation pour la grève du 5 a réellement commencé il y a peut-être quinze jours. Ça passe par des tournées, en allant voir les collègues pour discuter avec eux, leur filer un tract, même si ça c’est plus pour prétexter la discussion et ils le lisent quand ils ont le temps après.
L’idée est vraiment de placer la grève sous le contrôle des AG et des cheminots.
Au niveau de l’organisation syndicale, en tout cas à la CGT, mais là où je suis il y a que la CGT, on a commencé à passer la vitesse supérieure depuis une semaine. Là on a commencé à caler, en fixant le déroulement de la journée du 5 décembre. On fait une AG, qui aura lieu à telle heure, ce qui nous a permis de dire aux gens que le 5 il y a grève et AG à telle heure, à tel endroit, puis le 6, il y a encore AG à telle heure, à tel endroit, le 7, il y a une manifestation sur Paris, le dimanche, on va vous laisser tranquille, le lundi, il y a AG à tel endroit. Après, on prévoit pas non plus sur un mois, parce que le but c’est qu’à un moment l’AG prenne ses responsabilités et prenne les décisions. On sait bien qu’il faut donner un cadre pour les deux-trois premiers jours et c’est normal, sinon on va se retrouver comme des cons le premier jour. Rien que pour réserver une salle, si personne ne le fait, il n’y a pas d’AG. En gros, la préparation concrète a lieu sur les deux-trois premiers jours, histoire de lancer la machine, puis après les AG vont décider et c’est d’ailleurs le sens du préavis de grève qui va être déposé. C’est un préavis de grève reconductible par tranche de 24h pour permettre aux AG de décider si c’est reconduit le lendemain ou pas. L’idée est vraiment de placer la grève sous le contrôle des AG et des cheminots.
ACTA : Fait assez rare, du moins qui ne s’est pas produit depuis quelque temps, dans plusieurs secteurs, tels que la SNCF ou la RATP, l’ensemble des centrales syndicales appellent à la grève. Quelles sont les lignes stratégiques et les oppositions qui peuvent subsister au-delà de cette apparente unité ?
– Alors, quelles sont les différentes stratégies, je vais avoir dû mal à parler clairement de ce que les autres peuvent faire. En tout cas, les craintes qui existent chez l’ensemble des cheminots, l’ensemble des salariés de la RATP et de la SNCF, c’est qu’il y en ait un certain nombre qui bombent un peu le torse avant, en appelant à la grève reconductible, et au final se débinent au bout de deux jours. Là on sait que la CFDT appelle contre l’avis de certaines fédérations. Alors, est-ce que c’est réellement parce qu’ils se radicalisent vis-à-vis de la ligne confédérale de la CFDT ou est-ce que c’est une manœuvre pour essayer de pas perdre la face ? J’en sais rien et j’ai envie de dire qu’on va le savoir assez vite. S’ils nous lâchent tous au bout de deux jours, on le saura.
Après, je pense qu’il y a des différences d’approche, heureusement ou malheureusement, parce qu’il y a différentes organisations syndicales avec des tendances politiques différentes. On peut dire qu’il y a la CGT et SUD d’un côté et l’UNSA et la CFDT de l’autre. Il y a FO qui chez les cheminots est un peu entre les deux et essaye d’exister. Clairement, il y a deux organisations qui sont dans l’accompagnement et que je vais qualifier plus volontiers de partenaires sociaux que d’organisations syndicales, même si ça n’engage que moi, et après il y a deux organisations syndicales qui essayent de combattre réellement avec des différences d’approche et de sensibilité, sur des sujets qui ne sont pas toujours les mêmes, mais globalement j’ai pas l’impression qu’il y ait des différences antagoniques. En gros, on sait que c’est peut-être pas toujours de la même manière, mais ce dont on ne veut pas, on est d’accord. Ce que l’on veut, on est d’accord sur les grandes lignes. Et quand il faut y aller, on sait qu’on se retrouve. Il y a une unité de façade de l’ensemble des organisations syndicales, après il y a quand même deux démarches qui je pense sont fondamentalement différentes.
ACTA : D’ailleurs, c’est quoi le taux de syndicalisation à la SNCF ? On a tendance à en parler comme si l’ensemble des salariés étaient syndiqués.
– Alors, je ne saurais pas te donner de chiffres précis. Je sais que le taux de syndicalisation est plus élevé que dans le reste des entreprises. Après, on est pas sur des 60 ou 70 % de salariés syndiqués. C’est pas ça la réalité à la SNCF. Maintenant, au-delà du taux de syndicalisation, qui reste un indicateur, il y a aussi l’écoute que peuvent avoir un certain nombre de salariés vis-à-vis non pas des organisations syndicales, mais vis-à-vis des militants présents sur place. En tout cas, là où je bosse, je constate assez facilement qu’il n’y a pas un seul salarié qui me dit : tes trucs, je m’en fous. Quelques-uns sont syndiqués, d’autres non. Si on doit faire un ratio, la majorité ne l’est pas, mais il n’y en a pas un seul qui ne va pas prendre le temps d’écouter et au-delà de ça il n’y en pas beaucoup qui vont dire qu’ils ne sont pas d’accord avec nous. Pour la plupart, c’est parce qu’ils apprennent les choses au fur et à mesure. Quand on prend le temps de discuter, à la fin ils ne sont peut-être pas 100 % d’accord avec toi, mais de manière générale ils sont d’accord pour dire qu’on se fait niquer. Si tu leur expliques comment ça arrive, ils ne peuvent qu’être d’accord et que non, la situation n’est pas possible, qu’il faut faire quelque chose.
ACTA : T’as déjà commencé à y répondre un peu, mais je voulais savoir quelle est l’ambiance générale à la SNCF alors que la journée de grève du 5 décembre n’est plus qu’à quelques jours ?
– Oui, mais je peux préciser un peu. C’est assez compliqué. Il y a d’une part un gros ras le bol par rapport à tout ce que les cheminots prennent dans la gueule depuis des années, avec le bashing médiatique que l’on subit depuis plusieurs années et dont on est une des cibles favorites. Les salariés n’en peuvent plus. Et comme dans l’entreprise, la direction ne va jamais dans le bon sens vis-à-vis des salariés et des services rendus aux usagers non plus, de plus en plus de gars disent : maintenant ça suffit, il va falloir se battre ou alors à la première occasion je me barre. Et ça, avant, ça n’existait pas à la SNCF, il y a dix ou quinze ans. Des gars te disent qu’ils vont se barrer, alors qu’ils sont au statut, que l’on présente comme le saint Graal des privilèges, pour autant la réalité c’est qu’il y en a de plus en plus qui démissionnent. Simplement parce qu’ils sont en souffrance au travail. Malheureusement comme dans la majorité des boîtes ailleurs. Du coup, il y a à la fois cette colère et ce mal être au boulot, qui lui-même alimente la colère, mais peut aussi alimenter une certaine résignation si l’on revient sur les échecs successifs des mobilisations des années précédentes.
De plus en plus de gars disent : maintenant ça suffit, il va falloir se battre ou alors à la première occasion je me barre.
Après, il y a aussi tout un tas de luttes qui sont moins visibles, parce qu’elles ne sont pas nationales et d’ampleur, mais sortent victorieuses. En réalité, tous les jours, la direction de la SNCF cède sur tout un tas de revendications. Elle ne cède jamais sur tout et de manière totalement durable. Il faut toujours rester vigilant, mais pour autant il y a des luttes qui sont gagnantes. Et ça les cheminots le voient aussi, même s’il y a le coup de bambou des grosses mobilisations qui n’ont pas eu gain de cause.
ACTA : C’est pas la première fois que j’entends cette explication selon laquelle à l’échelle locale des luttes sont victorieuses, alors qu’à l’échelle nationale ça fait un moment qu’il y a pas eu une victoire contre des projets de loi …
– Depuis le CPE, qui est une demi-victoire. C’est une grande traversée. Pour le CPE, il y a eu un article de loi qui a été retiré, mais le travail en alternance de jeunes qui ont 14 ans est resté. Plein de choses sont restées et sont passées comme une lettre à la poste. Mais de manière générale, je pense qu’il y a une faiblesse de stratégie et de vision des centrales syndicales. À quoi c’est dû ? Je vais peut-être pas m’aventurer à une analyse comme ça parce que c’est extrêmement compliqué, mais le fait est que sur un certain nombre de sujets on ne s’y est pas pris de la bonne manière. Alors, est-ce qu’on s’y est pas pris de la bonne manière parce que ce n’est pas les bonnes décisions qui ont été prises ou parce qu’à un moment on aurait dû pousser plus fort et que ça n’a pas été fait, voire une combinaison de tout ça…je ne sais pas.
À un moment, si tu veux faire reculer le gouvernement, il faut soulever la question du mode de fonctionnement de la société et le remettre en cause.
Le fait est que ça fait plusieurs années que les mobilisations ne gagnent pas. Celle contre la Loi Travail n’était pas dégueulasse, même les retraites en 2010, mais ça ne suffit pas. À un moment, il manque le petit quelque chose qui fait que tu vas réellement bloquer et faire reculer. Je pense qu’une partie de ce qui manque c’est de ne pas se contenter de dire que le problème c’est le projet de loi X ou Y. À un moment, si tu veux faire reculer le gouvernement, il faut soulever la question du mode de fonctionnement de la société et le remettre en cause. Tant que tu restes sur des luttes parcellaires, t’as pas la perspective réelle et c’est plus compliqué de mobiliser au-delà d’un certain noyau de militants et de sympathisants qui ont l’habitude de se mobiliser. Après, dire que tu veux une lutte globale, ça ne se décrète pas non plus. Si quelqu’un avait la solution pour dire : maintenant, on fait comme ça et on y va, on l’aurait déjà fait. On est pris dans cet espèce de paradoxe qui est de dire qu’on arrive à mobiliser, mais est-ce que la manière est la bonne ?
ACTA : Et comment les patrons, enfin la direction de la SNCF, réagissent à la possibilité d’une grève reconductible ?
– Il faut le prendre à différents niveaux. Fait rare depuis un moment, les premiers niveaux d’encadrement vont être en grève. Alors pas en grève reconductible, mais ils le seront le 5 décembre. Éventuellement, les quelques jours suivant, ils peuvent poser des dates à droite à gauche. Ça faisait longtemps qu’on n’avait pas vu ça, même si ça ne sera sans doute pas partout en France, mais à un certain nombre d’endroits où ça va être le cas. C’est quand même assez notable.
Au-dessus, dès qu’on commence à parler des directeurs, quelque soit le périmètre, ils seront pas en grève. Pour l’instant, ils essayent pas de mettre la pression sur leurs encadrants. En tout cas, pas de manière vraiment flagrante. Par contre, ils essayent de sonder réellement pour savoir quel est le degré de mobilisation. On sait qu’ils sont déjà en train de se préparer, en tout cas pour l’Île-de-France et pour les RER, au plus petit scénario de circulation possible. En gros, ils vont essayer de le tenir et ils sont pas sûrs d’y arriver, c’est-à-dire que l’espace entre « pas du tout » et « ça » n’est pas énorme. En sachant que le pire ça signifie pas de train du tout et qu’eux ne l’envisagent pas totalement, parce qu’ils se disent qu’avec quelques cadres, qui ne font jamais le boulot, mis dans les trains et les postes, cela va leur permettre de faire rouler quelques trains. On pourrait reboucler avec les problèmes de sécurité qu’on a évoqués en amont, dans la mesure où faire rouler des trains avec du personnel qui n’a pas l’habitude de le faire ou qui ne l’a pas fait depuis tellement longtemps…ça peut poser un certain nombre de questions. À la rigueur ça les regarde eux, mais ça regarde aussi les usagers qui vont être dans les trains. Du coup, ils se préparent à ce que la mobilisation soit extrêmement forte au moins sur les premiers jours. On sait qu’ils ont annulé tous les travaux qui étaient prévus le 5 et le 6.
ACTA : Je voulais rebondir sur ce que t’as dit à propos de la stratégie syndicale qui n’avait pas permis d’obtenir gain de cause depuis un moment. Récemment, j’ai lu dans la presse que les proches de Macron avaient peur que la ferveur insurrectionnelle des premiers actes des gilets jaunes gagne les cortèges syndicaux et les militants de base lors de la journée du 5 décembre. Déjà, je voulais savoir ce que t’en penses ? Et on sait aussi que des gilets jaunes vont rejoindre les manifestations contre les retraites, et pas qu’à Paris, ce qui préfigure de possibles alliances ? Tout en sachant que le mouvement des gilets jaunes est le seul à avoir fait reculer Macron – même si ce n’était que de façade.
– En fait le truc c’est : est-ce que réellement les gilets jaunes sont totalement indépendants du monde du travail ? Est-ce qu’il y a des gilets jaunes chez les syndicalistes ? Oui. Est-ce qu’il y a des militants syndicaux chez les gilets jaunes ? Oui. Du coup, les gens qui étaient mobilisés le samedi sur les manifestations des gilets jaunes, ils seront là le 5 décembre. Est-ce qu’ils vont ramener des gens qui d’habitude n’étaient pas là sur les manifestations syndicales ? En tout cas, on sait qu’un certain nombre de gilets jaunes se sont réunis et on dit qu’ils y allaient. C’est un indicateur, même si je ne sais pas réellement ce que ça représente en termes de mobilisation derrière. Dans tous les cas, si ce n’est que symbolique, c’est quand même là et c’est intéressant de le prendre en compte.
Après, est-ce que le pouvoir a peur de manifestations qui tendraient vers une insurrection ? Ah oui, ça c’est sûr qu’ils en ont peur. Est-ce que ça va arriver ? On le verra bien. Est-ce que la colère présente y est propice ? La réponse est oui. Maintenant entre la « colère est propice à » et « ça se passe comme ça »…
La réalité est que la répression policière lors du mouvement des gilets jaunes a de fait radicalisé les manifestants mobilisés. Parce qu’à un moment, quand tu te fais éclater la gueule, c’est bien gentil, mais tu vas répondre.
En tout cas, il y a déjà des syndicalistes chez les gilets jaunes et vice-versa, ce qui est normal, parce que chez les gilets jaunes il y a monsieur et madame tout le monde. En tout cas, c’est comme ça que ça a toujours été présenté. Et chez monsieur et madame tout le monde, il y a aussi des militants syndicaux et politiques, des salariés, y compris de la SNCF ou de n’importe quelle entreprise. La réalité est que la répression policière lors du mouvement des gilets jaunes a de fait radicalisé les manifestants mobilisés. Parce qu’à un moment, quand tu te fais éclater la gueule, c’est bien gentil, mais tu vas répondre. Si tu viens pour manifester pour demander de pouvoir vivre, ce qui n’est pas un truc de fou parce que le fond c’est ça : vivre, et que tu te fais taper, on dit stop. C’est de cette manière là que je l’ai vu. C’est pas des revendications de ouf. C’est juste de dire qu’on bosse tous les jours ou qu’on bosse pas parce qu’on s’est fait lourder ou que personne veut nous prendre, mais peu importe, on veut juste vivre. Ça me semble pas délirant. Et quand tu dis simplement qu’on veut vivre et que tu te fais casser la gueule, la colère va monter d’un cran. C’est logique.
ACTA : Concernant les dernières manifestations inter-syndicales qu’il y a eu, ce n’était pas un schéma classique dans la mesure où le cortège de tête s’est répandu quasiment à l’intégralité de la manifestation. Du coup, est-ce qu’il y a des appréhensions par rapport à ça ? Est-ce que c’est devenu une habitude pour les syndicats ?
– Il y a un certain nombre de responsables syndicaux avec qui je m’engueule régulièrement sur le sujet, qui craignent la présence d’un cortège de tête susceptible d’aller au contact des flics. Enfin, si les flics viennent au contact, parce qu’il ne faut pas non plus inverser les choses. J’ai déjà vu des cortèges de tête énormes, mais quand les flics restent loin il ne se passe rien. Oui, il y a un distributeur ou deux qui sont cassés, mais franchement on n’en a rien à faire. Par contre, quand les flics viennent au contact, ça va friter. En même temps, t’es là pour manifester et on t’en empêche. Donc, oui, un certain nombre de responsables syndicaux sont emmerdés parce qu’ils savent bien que dans le cortège de tête il y a de tout, y compris des militants syndicaux de leurs propres organisations. Il y en a d’autres qui de manière caricaturale vont cracher à la gueule du cortège de tête, alors qu’ils n’y ont jamais mis les pieds. Ce qui est d’ailleurs souvent le cas, c’est que ceux qui crachent sur le cortège de tête n’y ont jamais été. J’ai envie de dire qu’ils reprennent presque bêtement ce que tu peux entendre à la télé ou à la radio. En gros, que ce serait une horde de casseurs, qui serait venue là juste pour le plaisir de casser, de manière totalement aveugle et non-politique, voire même de piquer des choses. Quand ce n’est pas le discours de dire que ça serait une majorité de flics infiltrés. Alors oui, il peut y en avoir et on sait qu’ils sont là pour interpeller. C’est à ce titre-là qu’il faut s’en méfier plus qu’autre chose. Il y a aussi un certain nombre de militants syndicaux qui sont dans le cortège de tête, qui y vont régulièrement ou ont des contacts avec des gens qui y vont. Il y a un peu de tout.
Un certain nombre de responsables syndicaux sont emmerdés parce qu’ils savent bien que dans le cortège de tête il y a de tout, y compris des militants syndicaux de leurs propres organisations.
Après, c’est vrai qu’au niveau des dirigeants, il y a surtout de la méfiance. Par contre, comment ils se préparent … On a déjà tout vu. On a vu du S.O à qui on a dit : vous bloquez et personne ne revient en arrière. On a vu du S.O qui a dit : ouais, mais là non, on va laisser revenir en arrière. On a vu des moments où ça s’est frité avec le cortège de tête pour des conneries. Et pas qu’un peu. C’est des conneries qui sont appuyées parce que comme ailleurs il y a des gens qui n’aiment pas le cortège de tête et il y en a que ça ne dérange pas plus que ça. Après le S.O de la CGT ça reste le S.O de la CGT. Quand on leur dit de faire ça, en règle générale, ils font ce qu’on leur a demandé de faire. À des moments, c’est pratique, alors qu’à d’autres, on peut regretter que l’ordre donné ne soit pas le bon. Il y a aussi un autre fantasme qu’il faut casser. Il n’y a pas de préparation avec la préfecture pour dire comment on va niquer le cortège de tête. En vrai, ça n’existe pas. Il y a souvent la préfecture qui met devant le fait accompli, parce qu’elle te met une barrière de flics devant le S.O et que de fait le cortège de tête devient nassé. Après, on pourrait se demander si le S.O doit ou pas forcer la nasse ? On sait que quand eux sont pris dans une nasse, ils vont la forcer et on sait qu’ils savent le faire. On l’a déjà vu il y a un ou deux ans sur le pont d’Austerlitz.
Au-delà de ça, j’ai envie de dire que le cortège de tête a son existence et je pense qu’il n’attend pas grand-chose de l’organisation de la manifestation en soi. Enfin, c’est paradoxal car le cortège de tête existe quand il y a des manifestations inter-syndicales et n’est pas capable de réellement créer une manifestation pour tout un tas de raisons. Paradoxe qui constitue une espèce de défiance mutuelle, alors qu’en même temps il ne peut exister sans les syndicats, qui eux-mêmes viennent l’alimenter. Je me suis rendu compte que souvent les flics s’affrontent avec le cortège de tête et conséquemment bloquent la manifestation. Quand ça bloque, le cortège de tête grossit, parce que les gens en ont marre d’attendre derrière et veulent voir ce qu’il se passe. Au final, tu te retrouves des fois avec la moitié de la manifestation qui est dans le cortège de tête, si ce n’est plus.
C’est compliqué d’avoir une réponse arrêtée, donc il y a une certaine défiance au sein des directions syndicales, que même là on pourrait nuancer, tout comme il y a une défiance du cortège de tête à l’égard des directions syndicales et des fois vis-à-vis des syndicats de manière aveugles, ce qui n’est pas intelligent dans un sens comme dans l’autre, mais il n’y a pas de raisons que des erreurs ne se produisent que d’un côté. C’est normal. En tout cas, ça ne me dérange pas et il y a pas mal de manifestations où je suis plus souvent dans le cortège de tête que dans les cortèges syndicaux, enfin ça dépend avec qui tu vas à la manifestation. Quand tu sais que les flics viennent au contact, tu ne vas pas avec n’importe qui et dans n’importe quelle condition dans le cortège de tête, puis simplement des fois t’as besoin de croiser des gens et de discuter avec eux parce que tu n’as pas eu le temps de les voir avant.
ACTA : Je me rends compte que j’ai oublié de te poser une question, que j’aurais sûrement dû te poser avant, mais en regardant la liste des secteurs qui appellent à la grève, c’est surtout la fonction publique qui y prend part. Souvent, on entend des salariés du privé qui expliquent que se mettre en grève ça reviendrait à se faire licencier ou perdre des primes. Est-ce qu’il y a une réflexion des syndicats pour mobiliser à la fois le secteur public et le secteur privé ?
– Il y a un certain nombre d’entreprises du secteur privé, qui sont souvent des grandes entreprises, où il y a une culture syndicale et il y a un savoir faire. Après, il y a tout le travail de dire comment on fait pour mobiliser des gens qui sont dans des entreprises de cent ou deux cents personnes, voire carrément dans des petites boites. Avec systématiquement la même phrase qui est de dire que faire grève reviendrait à se faire virer. En vrai, pas plus pas moins si tu fais les choses correctement et c’est là que je trouve qu’on est léger. Si tu fais une grève reconductible et qu’un mec te dit qu’il a fait grève hier et que son taulier lui a remis une lettre d’entretien préalable à licenciement, je pense que si on y va à quatre vingt, il y a des chances que ça le calme un peu. Après, ça va le calmer pendant combien de temps ? J’en sais rien. Après le truc c’est que de la même manière dans les grandes entreprises, enfin dans la fonction publique c’est légèrement différent, si tu fais grève il y a des représailles. C’est la même chose dans la fonction publique. En réalité, partout quand tu te rebelles il y a des représailles. Oui, tu perds des primes. Après, le truc c’est qu’à un moment entre ce que tu risques de perdre immédiatement vis-à-vis de ton patron et le modèle de société qu’on te met dans la gueule, à un moment il faut faire un choix. Au-delà des organisations syndicales, comment on arrive à faire ce travail politique pour que les gens prennent conscience que de toute façon il n’y a pas le choix et qu’il va falloir se mobiliser d’une manière ou d’une autre ? C’est pas uniquement par la grève d’ailleurs.
Après, le truc c’est qu’à un moment entre ce que tu risques de perdre immédiatement vis-à-vis de ton patron et le modèle de société qu’on te met dans la gueule, à un moment il faut faire un choix.
À un moment, on sait qu’un certain nombre de secteurs disposent de la capacité de bloquer l’industrie et l’économie française. Globalement, ça tombe bien, c’est plutôt des boites où il y a une activité syndicale assez régulière et où on arrive à mobiliser. Une solution que l’on pourrait envisager, c’est que ceux qui ne peuvent pas faire grève, au risque d’être virés, on peut sans doute faire des caisses de grève et filer un quart de ton salaire de la journée pour les grévistes. Si t’as 20 % de la population qui est en grève et 80 % de la population qui soutient financièrement, ça peut durer longtemps et on va pouvoir bloquer de manière sévère avec un vrai rapport de force. C’est une solution parmi d’autres. En même temps, c’est un aveu de faiblesse de capacité de mobilisation syndicale, sauf que c’est une réalité aujourd’hui. Du coup, aujourd’hui, on n’en est pas là. On a vu lors de la dernière grève des cheminots que la cagnotte est montée à un million d’euros. Ça semble énorme et c’est énorme. Je ne veux pas minimiser non plus la réelle mobilisation de solidarité, qui visait à dire qu’ils ne se battent pas que pour eux, mais pour l’ensemble des français qui à un moment ou un autre sont susceptibles d’utiliser les transports en commun. Donc, il y a eu cette cagnotte significative, mais quand on la ramène à la compensation en termes de journée de grève et de chaque gréviste, ce n’est pas grand-chose, mais c’est un début de quelque chose qui a de la gueule.
ACTA : Pour le mot de la fin, qu’est-ce que tu dirais aux usagers qui se sentent attaqués quand les cheminots font grève ?
– Deux choses. La première c’est que l’on fait grève comme dans n’importe quelle autre boite et lorsqu’on arrête de travailler ce n’est pas pour faire chier le client ou l’usager. C’est parce qu’à un moment il y a un certain nombre de raisons qui te font dire que t’as pas le choix et qu’il va falloir faire monter le rapport de force pour faire plier la direction ou le gouvernement sur un certain nombre d’attaques. Après, est-ce que ça a des impacts sur la vie des gens, clairement oui. C’est évident que quand quelqu’un fait une heure ou une heure et demie de transport quand tout va bien et qu’avec la grève il met trois heures aller et trois heures retour, c’est juste invivable et c’est évident. Ils ont raison de pas être content.
Lorsqu’on arrête de travailler ce n’est pas pour faire chier le client ou l’usager.
Mais la question que je me pose, c’est comment tu peux te satisfaire de faire une heure et demie quand tout va bien ? Je veux bien que quand il y a grève ou qu’il y a des problèmes techniques, parce qu’il y a ça aussi, les temps de parcours explosent et que tout le monde va te dire que son temps de trajet double ou triple. C’est vrai que c’est pas acceptable, mais faire une heure et demie quand tout va bien ça ne l’est pas non plus. Pourquoi toutes les boites sont concentrées au même endroit ? Des endroits où les loyers sont énormes et où personne ne peut se loger, quand il y a des logements, et que le seul endroit où on peut se loger c’est à une heure minimum de son lieu de travail. Il y a un problème d’aménagement du territoire. Après, je veux bien qu’on dise que c’est parce qu’il y a des incidents ou que les cheminots font grève, mais le reste du temps ce n’est pas acceptable non plus. Au final, si le reste du temps c’était un quart d’heure de trajet tous les jours, probablement que la grève des cheminots impacteraient de manière aussi violente moins de monde. Comme nous on fait pas grève pour impacter les gens, ça serait plutôt pas mal.
Sauf que la réalité c’est : quelle autre solution s’offre aux cheminots que la grève ? On nous a dit qu’il faudrait faire les portiques gratuits, outre qu’on risque de se faire virer et de finir au tribunal, premier élément qui dissuade, mais on voit l’exemple de faire grève sans gêner. Les hôpitaux sont en train de crever. La lutte est menée de manière exemplaire et ils ont pas tellement le choix, mais au bout du bout, à part pour ceux qui veulent dire que certains font grève et qui gênent personne, tout le monde s’en fout parmi ceux qui prennent des décisions. Le reste de la population peut être sensible et dire qu’ils ont raison car les conditions d’hospitalisation ne sont pas bonnes et il faudrait que ça change, mais ça ne dérange personne et il ne se passe rien. Mais à la fin, si on continue d’expliquer et de faire les choses bien, ils finiront pas développer le syndrome de Stockholm et tout se passera bien.