La crise du COVID-19, avec le lockdown de l’économie, a révélé au grand jour quels secteurs sont véritablement essentiels pour le bien-être de la collectivité et quels secteurs ne sont pas strictement nécessaires à la reproduction de la société. Parmi les premiers, l’agriculture est d’emblée apparue indispensable : sans l’approvisionnement constant de nourriture à grande échelle, les métropoles ne sont auto-suffisantes en termes d’alimentation que pendant quelques jours. Or, malgré les processus d’industrialisation d’abord et la progressive entrée en scène des nouvelles technologies dans la programmation des semis et des récoltes, plusieurs tâches restent liées à l’usage de la force de travail manuelle. Et la composition de celle-ci devient de plus en plus dépendante des flux migratoires et sujette à des déterminations genrées.
Nous nous sommes ainsi entretenus avec un travailleur venant d’Espagne qui a bossé pendant le confinement dans les champs du Nord-ouest de la France et qui nous livre le récit de son expérience, des rapports avec les chefs et les autorités à ceux avec les collègues sur le lieu de travail.
1. Tu peux nous décrire les conditions de travail et les conditions de vie des travailleur-se-s dans le secteur ?
Actuellement, nous travaillons 7h30 par jour avec une pause de 15 minutes ainsi que 45 minutes pour le déjeuner. Nous commençons le travail à 7h30 et nous partons à 16h. Mais les horaires varient beaucoup d’une semaine à l’autre avec peu de préavis, par exemple s’il y a un jour férié pendant la semaine, nous travaillons une demi-heure ou une heure de plus par jour et nous devons travailler le samedi matin. Nous sommes payés 8 euros de l’heure. Les heures supplémentaires ne sont pas payées mois par mois, nous ne sommes payés qu’à la fin du contrat. Enfin si nous travaillons moins d’heures au jour, ils vont nous payer avec les heures supplémentaires effectuées mais sans les payer comme des heures supplémentaires. Le salaire moyen est de 1200 euros par mois, sauf si on prolonge les vacances pendant les mois du contrat, ce qui représente environ 150 euros de plus. Nous pouvons également demander une prime trimestrielle à l’État, que, dans mon cas, je n’ai pas encore reçue au cours des 6 mois que j’ai passés ici.
Plus généralement, le travail s’effectue tout au long de l’année avec des contrats de 2 mois (et nous pouvons retourner au travail à deux ans ou indéfiniment). Lorsque nous ne travaillons pas, la seule prestation à laquelle nous pouvons accéder est le chômage, qui est de 900 euros par mois, et si nous sommes en arrêt de travail, c’est environ 30 euros par jour, puis 25% du coût d’une visite chez le médecin si nous ne sommes pas sûrs que cela vaut 15 euros par mois.
Quant aux conditions de vie, la société offre aux travailleurs saisonniers des appartements dans des résidences pour 2 personnes avec une chambre et un canapé-lit, une salle de bain et une petite cuisine pour 70 euros par mois. Ils sont dans des villages en dehors de la ville et c’est à ce moment que les travailleurs saisonniers de l’agriculture entrent en contact avec d’autres travailleurs de l’entreprise qui y vivent avec le bien et le mal que cela implique. Par exemple, pour ce qui a trait aux rapports avec les travailleurs de différentes nationalités, nous n’avons pas énormément de relations en raison du type de travail. La vérité est que les gens vaquent surtout à leurs occupations…. Donc même si vous pouvez avoir des contacts avec des personnes en dehors du travail, la plupart du temps vous n’en avez pas. Et puis le travail ici, c’est toujours la même chose ; vous pouvez passer 2 mois à faire le même travail répétitif. En fin de compte, quand on rentre chez soi, il vaut mieux mettre de la musique ou écouter la radio et penser à autre chose car sinon c’est très ennuyeux.
2. Et avec la pandémie, qu’est-ce qui a changé ?
Avec la pandémie, les personnes qui ont cessé de travailler sont surtout des mères et des populations à risque, mais il y a aussi des personnes qui l’ont fait d’elles-mêmes. L’entreprise n’a à aucun moment prévenu qu’elle pouvait être déchargée de travail à cause de la pandémie, donc d’autres personnes, qui pourraient être à risque, ont continué à travailler. De ce fait, nous passons 3 à 5 heures de plus par semaine à travailler, à commencer plus tôt le matin et à terminer plus tard l’après-midi. Pendant la pandémie, les gens ont continué à venir, principalement des migrants (Africains et Européens de l’Est) qui ont perdu leur emploi pendant ces premiers mois de crise. Et aussi une petite partie d’étudiants français – mais ils ne sont pas restés longtemps eux… Le transport vers le lieu de travail durant la pandémie était très long, voire quasi impossible, notamment le matin. L’entreprise a cherché une alternative. À la fin du travail, le trajet travail-maison durait plus d’une heure, alors qu’avant ça prenait beaucoup moins de temps. Les personnes prenant le bus étaient normalement toutes prévenues de son arrivée et étaient réunies dans un seul bus, malgré les mesures de distanciation sociale pour garantir les conditions de santé. De nombreuses personnes se sont alors arrangées entre elles pour se rendre ensemble en voiture, en partageant les frais. Ces conditions de transport n’ont fait qu’augmenter la fatigue du travail, qui n’est pas seulement physique, mais elle résulte aussi du manque de sommeil dû au fait de devoir se lever en moyenne à 6 heures du matin.
Ceci dit, le gel et les gants étaient déjà distribués avant la pandémie par l’entreprise pour éviter la transmission de maladies des plantes de l’extérieur. Donc cela se faisait (et cela continu d’être fait) pour le profit de l’entreprise, plutôt que pour la santé des ramasseurs… En fait, dans les champs, la nature du travail fait que nous sommes presque toujours à distance. Il n’y a donc pas de « véritable » problème bien qu’il n’y ait aucun contrôle pour maintenir la distance de sécurité. Ce qui manque surtout c’est l’absence d’information de la part des autorités sur les droits que nous pouvons avoir, sur les aides possibles, pour savoir par exemple ce que nous ne sommes pas obligés de faire, ou si des choses injustes se produisent à notre encontre où nous pouvons demander de l’aide, etc.
3. Et pour ce qui est des relations avec les autres travailleurs et entre les travailleurs et les patrons, comment cela se passe-t-il ?
C’est comme pour tout : il y a toujours des gens qui vont plus vers leur balle, qui essaient de vous baiser pour qu’ils en fassent moins mais aussi il y a toujours de bonnes personnes qui essaient de vous aider ou de vous informer sur des choses qui peuvent vous être utiles. Par exemple, il y a des gens qui essaient de faire des choses pour travailler moins, de trouver des escamotages, etc. mais le problème c’est qu’ils le font toujours individuellement, ce qui finit par nuire aux autres ou par créer des problèmes avec d’autres personnes qui n’ont rien fait. Dans certains cas, ces personnes peuvent finir par se disputer individuellement avec celles du même pays, ce qui crée des problèmes pour les patrons, mais aussi pour les autres travailleurs.
Quant aux patrons, ils viennent parler avec les travailleurs lorsqu’ils ont besoin de quelque chose de leur part, mais lorsque c’est l’inverse, ils ne nous prêtent aucune attention. Par exemple, lorsque quelqu’un donne les papiers pour un « congé médical », l’entreprise doit les envoyer à la mutuelle et si le travailleur n’insiste pas, l’entreprise ne les envoie pas et le travailleur ne reçoit pas l’argent pour le « congé médical ». Avec le Covid, l’entreprise a tenté de pourvoir les postes vacants en essayant de rendre indéterminés (CDI) les contrats des personnes qui arrivaient à terme et en proposant des contrats à court terme (CDD) aux personnes qui ont temporairement perdu leur emploi, puis en essayant de les faire rester plus longtemps, ce que les travailleurs n’acceptent généralement pas. Pour les travailleurs, cela signifie qu’en dehors des heures de travail prolongées, si le travail n’est pas fait, vous devez venir travailler le samedi en sachant que vous ne serez pas prévenu à l’avance…
4. Les femmes occupent-elles une place spécifique dans ce secteur du monde du travail ?
Les femmes ont tendance à avoir des taches prédéterminées dans la plupart des cas qui sont généralement les moins physiques, comme la cueillette des tomates. Et cela, bien que nécessaire, ne leur suffit pas et elles doivent en faire d’autres, plus dures. Par exemple, ça m’est arrivé de voir des femmes âgées en surpoids nettoyer et porter un chariot très lourd. Les femmes sont aussi celles qui s’entraident le plus entre elles et qui s’entendent le mieux avec tout le monde. Après, pour elles comme pour nous, les tâches les plus fatigantes dépendent aussi de la monotonie et de la répétition du travail, qui sont très fatigantes mentalement. Il y par exemple certains emplois pour lesquels vous êtes tout le temps tout seul. Après, il y a beaucoup de femmes parce que dans leur pays d’origine, elles se sont consacrées à l’agriculture et parce que dans le travail agricole, la cueillette, c’est l’un des moins fatigants physiquement. En plus pour celles qui ont des enfants, elles n’ont pas d’autre choix que de s’en occuper, même si elles doivent perdre leur travail et leur salaire de la journée, car les pères s’occupent très rarement des petits.