« Quand est-ce qu’on marche vers les lieux de pouvoir tous ensemble ? »

Après un premier entretien mi-décembre, nous avons de nouveau rencontré Torya, cheminote et gilet jaune, pour faire le point sur la lutte en cours contre la réforme des retraites portée par le gouvernement Macron. Comment poursuivre le mouvement alors que les travailleurs de la RATP et de la SNCF ont été contraints de cesser leur grève reconductible entamée le 5 décembre ? Comment expliquer le décalage entre la radicalité grandissante des actions ponctuelles de type coup de poing et la pacification des manifs de rue ? Alors que de nombreux autres secteurs rejoignent le combat (les lycéens, les étudiants, mais aussi les éboueurs), quelles perspectives peut-on formuler pour la séquence à venir ?
Voilà quelques-unes des questions auxquelles nous avons voulu, avec Torya, apporter des éléments de réponse.

ACTA : Pour commencer ce nouvel entretien, peut-être faudrait-il faire un point sur la situation dans ton secteur. Peux-tu essayer de faire une topologie de la grève actuellement à la SNCF ?

Torya : La grève à la SNCF, dans son caractère reconductible et fort en termes de pourcentage de grévistes, n’est plus aussi criante qu’au début du mois de décembre. En effet, les vacances de Noël ont porté un coup fatal à la mobilisation. Malgré la tentative de ne pas faire de trêve, qui était le mot d’ordre de nombreuses AG, les faits sont là. D’ailleurs, la (re)mobilisation des troupes sur le terrain a été très difficile, beaucoup d’agents étant en congés durant cette période. Comme je l’ai souvent dit dans mes différentes interventions, il y avait aussi le fait que les piquets à la SNCF étaient quasi-inexistants. C’est très dur de se rendre compte d’une mobilisation sectorielle sans la traduction visible du terrain que représente la tenue des piquets de grève. Pour moi c’est un point fondamental : quoi d’autre que ces piquets pour se retrouver, pour s’auto-organiser, pour parler stratégie, actions, remobilisation ? La tenue des AG quotidiennes dans les dépôts a pu jouer un rôle de ciment entre les cheminots grévistes et, pour certaines AG ouvertes à d’autres secteurs professionnels comme chez nous à Vaires, les liens créés durant les AG ont perduré dans le temps.

Mais les AG seules ne sont malheureusement pas suffisantes. Et cela se traduit dans le paysage de la lutte. En région parisienne, la RATP a été beaucoup plus mobilisée et plus déterminée que nous, cheminots. On ne va pas se mentir ni se raconter des histoires, c’est la RATP qui a placé la date du 5 décembre. Ils ont préparé cette date plusieurs mois à l’avance, comme me l’a raconté Adel, tractionnaire RATP. Qui dit grève reconductible dit préparation financière sur plusieurs mois pour compenser l’après-grève. À la SNCF cette préparation n’a pas eu lieu, on s’est agrégé à la grève sans préparation, on a tout de suite mis en place des caisses de grève dans chaque dépôt, qu’on reversait ensuite dans la caisse régionale. Nous, à Paris-Est, c’est l’option qu’on a choisie pour une meilleure répartition, transparente, gérée par un comité composé de deux personnes de chaque syndicat et de deux personnes non syndiquées. Cela a été possible grâce à la solidité de l’entente entre les différentes Organisations Syndicales de Paris-Est. Comme quoi, quand le mot d’ordre et la méthode de grève sont les mêmes, cela facilite énormément les choses. En 2018, les AG n’avaient pas du tout cette teneur. 

ACTA : Quel bilan tires-tu de la première séquence du mouvement ? On a un peu le sentiment qu’il y a eu une tentation – différemment formulée mais au fond partagée dans tous les secteurs et les espaces politiques – de se dire : « Il y a eu le cortège de tête, les gilets jaunes, mais là c’est un mouvement social classique, à l’ancienne, et c’est la grève et les secteurs clés qui vont réussir là où tout le monde se casse les dents ». Sauf que malgré l’audace et la détermination à la SNCF et la RATP, ça semble insuffisant…

Torya : Évidemment, et tous les courants politiques qui ne jurent que par la grève se sont empressés de dire qu’enfin nous entrions dans le dur, que les travailleurs ont compris qu’on ne peut gagner que par la grève, etc., ils vont d’ailleurs jusqu’à soutenir que c’était la limite du mouvement des GJ de n’avoir pas su aller vers la grève.

Là, et c’est mon point de vue personnel, ceux qui pensent cela ont ou bien un regard biaisé de ce qu’étaient les grèves jusqu’en 1995 ou bien n’ont rien compris à ce qui se passe actuellement. Je m’explique. Les GJ qu’on le veuille ou non ont apporté la radicalité, l’insoumission aux déclarations de parcours bidons Bastille/Nation, ils ont mis dans la rue les manifestants au même plan : tu ne vois pas de GJ rangés derrière un camion jaune doré puis d’autres derrière un camion jaune fluo, etc. Il n’y a pas de camions, et on peut me dire que je suis obsédée par cette histoire de ballons et de camions mais ce qui m’importe, c’est ce que ça reflète : la non-cohésion entre les grévistes et les manifestants. On va préférer défendre son camion plutôt que son collègue de boulot qui a juste une autre étiquette. Pour la cohérence et l’image que cela renvoie, c’est un tue-manif. Comme à la dernière manifestation, où on est tous partis ensemble dans le métro et, arrivés à place d’Italie, les gens se sont séparés et ont bien sagement regagné leur ballon.

Au delà de cette question, les manifestations syndicales, même si le cortège de tête est animé et fournit plein de banderoles super jolies, ça reste du folklore. Je reste convaincue que les manifestations doivent traduire la colère des manifestants. Et c’est ce qui s’est vu avec les pompiers, tout le monde était surpris de voir une telle radicalité, de les voir arracher les barrières anti-émeutes et monter sur le canon à eau. Cela traduit une extrême colère totalement justifiée puisque cela fait 6 mois qu’ils sont gentiment en grève et sont totalement méprisés. En 1995, 1986 et lors d’autres grèves victorieuses, les manifestations étaient un des éléments de la contestation, il y avait des sabotages, des blocages, et des piquets de grève massifs. C’est donc complètement utopique de penser qu’on y arrivera juste en étant nombreux.

On n’est plus dans la même configuration sociétale, l’uberisation du travail dans le secteur privé rend difficile toute tentative de grève. Ça, les GJ l’ont compris, mais les éternels professionnels de la lutte toujours pas. Tout comme les ronds-points, qui ne sont ni plus ni moins que la traduction contemporaine des piquets de grève. Cet aspect et ce qu’il a apporté au mouvement n’a pas été compris. La grève gagnante, c’est le résultat d’une somme de différents facteurs, maîtrisables ou pas, mais à ne pas occulter. On va revenir au slogan, mais « Grève+Blocage+Manif Sauvage=Macron Dégage ».

« Quand est-ce qu’on marche vers les lieux de pouvoir tous ensemble ? »

ACTA : Comment perçois-tu le fait que la grève ne se soit pas réellement étendue au-delà de la RATP et de la SNCF ? On dirait qu’ils ont été un peu abandonnés par les autres secteurs, et ça se ressent dans l’expression logique d’une certaine amertume. En même temps, c’est inquiétant pour les capacités d’organisation d’une part des centrales syndicales, d’autre part des travailleuses et des travailleurs, vu l’ampleur de la détestation de Macron et du rejet de la réforme.

Torya : Il y a une espèce d’attentisme qui s’est installé depuis plusieurs années, où on attend de voir ce que ça donne avant de voir si on se bouge ou pas, sans compter ceux qui disent : « On vous soutient, ne lâchez rien ». C’est hyper touchant mais la grève par procuration n’a jamais fonctionné. Et pour le peu de cas où elle fonctionne, cela se transforme en négociations sectorielles.

Au delà de la SNCF-RATP qui ont un pouvoir de blocage évident, d’autres secteurs sont susceptibles de bloquer le pays comme les éboueurs, les raffineurs et les dockers, les électriciens, les gaziers, les enseignants du primaire, les routiers et tant d’autres. Encore faut-il qu’on en parle et cette grève était médiatiquement francilienno-centrée. C’est un fait qui a son importance, par exemple pour les agents de la centrale de Gravelines ou encore les dockers des ports qui sont en grève depuis le 5 décembre et dont personne ne parle. C’est pour dire à quel point les médias ont un rôle important et quand ils ne viennent pas, il faut aussi faire comme les GJ, se filmer tout seul et balancer les vidéos sur les réseaux, c’est comme ça que l’on peut espérer une visibilité.

Du coup, la reprise du trafic des transports est devenue une échelle de référence sur la mobilisation. Mais on voit que, malgré la reprise, la mobilisation continue sous d’autres formes et avec d’autres secteurs comme les étudiants, lycéens, enseignants-chercheurs, avocats, professeurs du second degré. 

Il y a plein de secteurs en lutte à qui on ne donne pas autant de visibilité et c’est bien dommage car c’est aussi une guerre de communication qui se joue. Certains l’ont très bien compris comme l’Opéra de Paris, avec les représentations sur le parvis, mais aussi les jets de robes des avocats, de livres des enseignants, les flashmobs… On ne manque pas de créativité chez les grévistes. Mais on est toujours face à ces même barrières sectorielles et/ou rangés derrière son ballon dans les manifs. Quand est-ce qu’on va prendre d’assaut le périph et marcher vers les lieux de pouvoir tous ensemble ? Grévistes, pas grévistes, GJ, pas GJ, syndiqués ou pas mais unis, comme ce qui s’est fait à Barcelone ou au Chili. 

ACTA : Il y a un élément très frappant, et sur lequel j’aimerais que tu reviennes un peu, c’est l’éclosion, ou l’entrée d’une nouvelle génération dans les luttes, en particulier à la RATP. C’est une nouvelle génération qui ne ressemble pas forcément aux précédentes, active notamment à La Base ou au RS (Rassemblement Syndical), composée aussi de non-syndiqués, et qui joue un rôle très important dans la détermination qu’on observe…

Torya : Je ne pense pas que ce soit isolé au seul cas de la RATP : c’est toute une génération, celle des trentenaires, qui commence à se réveiller, comprenant que son avenir est en péril avec toutes ces réformes gouvernementales.

C’est assez surprenant d’ailleurs car généralement dans les mouvements sociaux assez durs on trouve beaucoup de cinquantenaires d’une part et de très jeunes qui font leurs armes dans les manifs d’autre part, mais pas les trentenaires qui ne se sentent pas concernés car loin des préoccupations sociales, plus à même de se concentrer sur leur carrière, et surtout leur évolution. Si je dis ça c’est que, même chez les GJ, c’est la majorité des personnes que j’ai rencontrées, mais je ne suis pas sociologue pour bien comprendre ce phénomène. Je ne vais pas dire que c’est la génération « club Dorothée » et « Mini-keums » mais presque. C’est un éveil des consciences de cette tranche-là et, on le voit bien, ils font partie des plus déterminés sur les actions et dans les manifestations.

Puis, il suffit de voir réellement le visage des cortèges de la coordination RATP-SNCF pour comprendre ce qu’il se passe. Tout comme l’émergence des syndicats La Base et RS, qui n’est que le reflet de l’échec des centrales syndicales historiques n’ayant laissé aucune place à l’initiative et à l’intelligence des agents, hommes et femmes, issus de quartiers populaires ou des banlieues. C’est une forme d’auto-organisation des agents de la RATP qui n’ont pas voulu se séparer de l’outil syndical mais qui ne se retrouvent pas dans les organisations syndicales traditionnelles.

« Quand est-ce qu’on marche vers les lieux de pouvoir tous ensemble ? »

ACTA : La dernière fois, tu disais qu’il manque de la radicalité, et on a un peu l’impression que c’est le tournant qui s’opère actuellement. On entre dans une sorte de guerre de position, où les actions exemplaires et offensives viennent à la fois prendre le relais d’une grève qui n’a pas su s’étendre, mais aussi signaler l’ouverture de fronts et établir une sorte de tension permanente : on le voit avec les vœux des élus, Macron au théâtre etc. Parallèlement, les manifs restent très pacifiées, à cause de la police bien sûr, mais il semblerait aussi que les pratiques de débordement des GJ et du cortège de tête « historique » se répandent peu pour le moment, notamment dans la nouvelle génération de grévistes. Comment vois-tu les choses ?

Torya : La radicalité est venue tardivement – mais mieux vaut tard que jamais – et avec une forme assez singulière, comme aller au théâtre où se trouve Macron ou aller saboter les voeux des différents députés et élus LREM, partout où c’est possible. C’est une manière de rendre visible la colère envers le gouvernement et de montrer que la mobilisation n’est pas éteinte. Pour revenir à la passivité et au pacifisme des manifestations, lors de la dernière manifestation c’était incroyable. Les policiers étaient tellement sereins qu’ils ont marché dos aux manifestants alors que d’habitude ils leur font face et ils étaient donc en première ligne du cortège de tête, à croire que c’était une manif de CRS ! Là, vraiment, on a atteint le level ultime de la manifestation qui n’a même plus de sens. 

En ce qui concerne le fait que la nouvelle génération de grévistes soit encore dans des automatismes pacifistes, pour être honnête je pense que l’on n’a pas encore atteint le niveau de colère des pompiers, on le voit bien sur le terrain. Aussi, le fait de rester dans le fameux entre-soi ne permet pas d’explorer et de comprendre d’autres visions, on suit ceux qu’on pense être des professionnels et on n’essaie pas de voir qu’il y a d’autres manières de manifester. Après, chacun sa vision de la manifestation mais les parades Disney, chanter, danser, très peu pour moi.

De plus, la préoccupation dans les manifs concernait surtout les caisses de grève et il est difficile d’être à l’offensive quand on cherche à remplir les caisses. Ce qui est légitime d’ailleurs, là n’est pas la question.
De fait, ce pacifisme est dû aux déclarations, aux chars, aux parcours sous contrôle, et c’est très compliqué de faire sauter tous ces verrous. La coordination RATP-SNCF elle-même a tenté de faire une manif le 2 janvier. 3000 manifestants, c’est bien, mais pourquoi l’avoir déclarée et pourquoi ce camion SUD ? On considère que ce n’est rien, mais c’est pourtant la preuve que l’on a pas encore réussi à s’affranchir du joug des bureaucraties qui tiennent ces manifestations syndicales d’une main de métronome.

ACTA : D’ailleurs, si les pratiques circulent peu, j’ai l’impression que c’est aussi lié à l’étanchéité entre les secteurs. À Paris, il n’y a toujours pas de cadre réellement large qui soit digne de ce nom, mais quelques cadres plus ou moins ouverts, dont le plus actif est la coordination RATP-SNCF, à l’initiative du CCR (tendance du NPA qui anime le journal Révolution Permanente). Comment expliques-tu cette absence de cadre unitaire ?

Torya : C’est un grand, long et épineux débat. Je vais quand même donner ma vision sur la situation. Il y a l’étanchéité entre les secteurs qui pose problème mais aussi le fait que les militants politisés ne laissent pas aux grévistes non politisés la liberté de faire leurs propres expériences et le fait de vouloir tout contrôler n’est pas un fin calcul. Cela exaspère beaucoup de grévistes, surtout quand ça se transforme en guerre de chapelles. Pour être extrêmement franche, la coordination RATP-SNCF n’a pas été au bout de son processus d’auto-organisation. Lors des premières réunions avant la grève, il y avait des profs, des GJ, c’était enthousiasmant, et puis ça a fini dans un entre-soi militant de la RATP. Il faut arrêter de se raconter des histoires, la coordination a été boudée par les cheminots, c’est un constat de terrain.
Les grévistes de la RATP ont pour beaucoup fait leur première expérience d’une grève dure, ils n’ont donc pas l’expérience de tout ce marasme du monde militant. De leur côté, les cheminots avaient fait l’expérience de l’Intergare, cet organe ayant émergé en 2018, qui n’a pas su être réactivé pour cette grève. La question est de savoir pourquoi ? Si on avait réellement fusionné l’Intergare et la Coordination, cela aurait sûrement été une autre histoire.

Les guerres d’égos, le sectarisme, l’entre-soi, ce sont des poisons pour les mobilisations. Même constat pour les AG interpro d’un autre courant du NPA. On ne gagnera jamais à s’opposer et à vouloir sortir le plus fort et les pecs plus gonflés, à qui fera le plus beau cortège… Mais qui veut l’entendre ? Surtout quand on voit le peu de place laissée aux femmes, que ce soit dans les médias, dans ces AG ou dans les manifs. Des idées, des actions et des stratégies, il y en a partout et chez tout le monde, encore faut-il garder une once d’humilité. 
Pour le reste, la RATP Bus a été très active dans cette coordination, c’est même le principal noyau et les piquets tournants qui ont été mis en place étaient une très bonne stratégie qui a payé car c’est ce qui a gonflé les rangs de la coordination. 

ACTA : Comment vois-tu la suite des choses, à la fois pour l’ensemble du mouvement mais aussi pour ton secteur ?

Torya : La phase de grève reconductible est terminée, dans mon secteur tout le monde a repris. Les manifestations syndicales continuent une fois par semaine et des actions pour soutenir les éboueurs commencent à émerger, comme le #PoubelleChallenge et les blocages des centres de tri des déchets, sans oublier les manifs GJ du samedi qui continuent, mais cela reste encore épars et évidemment insuffisant par rapport à la machine écrasante que l’on a en face. Alors oui, toute action est bonne à prendre, comme la tournée dans les universités et les lycées pour les E3C, proposée par la coordination, qui a été efficace pour créer les liens dans ce secteur. Les attaques sont nombreuses et dans tous les secteurs. Cela dit, étant donné l’amateurisme du gouvernement et la position du Conseil d’État sur la réforme des retraites qui va dans notre sens, il y a encore de l’espoir. Et bien que le gouvernement veuille passer en force avec un 49.3, ça pourrait être une aubaine pour une éventuelle insurrection ou un soulèvement populaire.

« Quand est-ce qu’on marche vers les lieux de pouvoir tous ensemble ? »
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