Les noms de George Floyd et d’Adama Traoré ont récemment remis en avant la question des violences et des crimes policiers des deux côtés de l’Atlantique. Ils ont aussi conduit à s’interroger sur les méthodes qu’emploient les forces de l’ordre dans nos démocraties néolibérales. C’est à cela que s’attache Paul Rocher dans un livre qui paraît aujourd’hui aux éditons La fabrique, et en particulier à la croissance affolante de l’usage des armes dites non létales dans nos démocraties occidentales. Retraçant la généalogie coloniale de ces armes, il montre combien l’extension progressive de son usage à quasiment l’ensemble de la population correspond au type spécifique d’hégémonie induit par les régimes néolibéraux. Pour autant, il montre aussi combien l’autodéfense populaire qui circule des luttes des banlieues aux Gilets jaunes en passant par la ZAD et le cortège de tête esquisse la possibilité d’un front dont le mot d’ordre pourrait être le « contrôle populaire de l’armement ».
Dans ton livre tu pointes un paradoxe apparent de la catégorie d’« arme non létale » : le fait que le caractère « non létal » de ces armes est loin d’être assuré. Tu soulignes également que la présentation de l’« arme non létale » comme incapacitante mais non meurtrière encourage leur utilisation démesurée par les forces de police. Pourquoi alors avoir décidé de consacrer un ouvrage spécifiquement à ce type d’arme – en d’autres termes, pourquoi n’avoir pas écrit une « politique de l’arme » tout court ?
Depuis l’irruption des Gilets Jaunes la question des violences policières ne cesse d’alimenter le débat public. Le journaliste David Dufresne a recensé plus de 800 blessés, dont plus de 300 à la tête, deux décès, 25 éborgnés, 5 mains arrachées, et le chiffre réel est sans doute plus élevé. Ces blessures ont été infligées par des armes non létales, dont l’utilisation a explosé ces dix dernières années. Pour prendre un exemple des statistiques mobilisées dans le livre, en 2018 les forces de l’ordre ont tiré environ 480 fois plus sur des manifestants qu’en 2009 pour atteindre le chiffre extrêmement élevé de 19 071 tirs sur des civils. Inversement, d’autres armes comme le pistolet ne font en principe pas partie de l’arsenal du maintien de l’ordre et leur utilisation est relativement stable sur la même période. Il y a donc une spécificité des armes non létales.
Récemment, nous avons vu l’augmentation d’articles de presse mettant en cause des membres individuels des forces de l’ordre sur la légalité d’un tir, la proportionnalité de certains coups de matraque ou la nécessité d’envoyer massivement du gaz lacrymogène dans une situation donnée. La documentation de ces phénomènes est évidemment très importante mais elle reste à la surface d’un phénomène plus profond. L’objectif de Gazer, mutiler, soumettre est d’expliquer la logique profonde qui anime l’escalade de la violence par armes non létales. Pour faire cela j’ai appliqué la théorie de l’arme à un ensemble de données statistiques et qualitatives. Cette théorie postule d’interroger dans quelle mesure les caractéristiques propres d’un outil ont des implications sur l’action dont il est le moyen. Dans cette perspective, une arme n’est pas seulement un moyen rendant possible la poursuite d’un but, c’est aussi une contrainte qui pèse sur cette poursuite. Dans le livre je montre comment la qualification de « non létal » mène à la brutalisation du maintien de l’ordre. Au passage le mythe d’un instrument technologique garantissant un maintien de l’ordre plus humain vole en éclats. Donc une idée centrale est la suivante : la disponibilité des armes non létales conduit les forces de l’ordre à frapper, à gazer et à tirer davantage et plus vite.
D’ailleurs, tout au long du livre tu insistes sur le fait qu’étudier les armes non létales permet de mettre en lumière « l’autonomie relative des forces de l’ordre. » Qu’entends-tu par là et qu’est-ce que cela implique dans notre rapport à l’État ? En quel sens ce type d’arme influe-t-il sur les comportements policiers ?
Dans la mesure où l’arme non létale façonne le comportement de son utilisateur, les actions de ce dernier ne peuvent pas être pleinement comprises sous l’angle exclusif de l’exécution des ordres. Dans le débat public les violences policières ont souvent été imputées au gouvernement qui aurait donné les ordres. Ces analyses sont justes mais n’épuisent pas la question. En réalité, et c’est assez bien étudié, les forces de l’ordre disposent d’une marge de manœuvre propre dans l’exécution des ordres. Et cela est d’autant plus le cas lorsque les forces de l’ordre assurent des interventions complexes et peu prévisibles comme à l’occasion des manifestations et savent que des sanctions en cas de violences documentées sont rares.
On sait aussi que les membres des forces de l’ordre ne sont pas des citoyens modèles, ils sont imprégnés de conceptions stéréotypées qui peuvent avoir des conséquences considérables. Herbert J. Gans, ancien président de la prestigieuse American Sociological Association, insiste sur une sorte de prophétie auto-réalisatrice policière : l’anticipation de révoltes par les policiers augmente d’autant leur niveau de violence. Dans cette lignée, la sociologie de la police a identifié un autre phénomène important, à savoir que le niveau de violence employé par la police varie en fonction de son public.
Dans le premier chapitre, tu reviens sur les origines militaires (et donc aussi coloniales) des armes non létales. En quoi l’apparition et la généralisation de ce type d’arme relèvent-elles également d’un choix tactique des forces colonisatrices – et non, comme cela est parfois présenté, d’un souci éthique ? Comment le passage de ces armes « non létales » des colonies aux métropoles a-t-il été géré par les forces répressives ?
Pendant la Première guerre mondiale les armes chimiques, dont le gaz lacrymogène, sont utilisées pour la première fois à grande échelle, et cela notamment dans le cadre de la guerre des tranchées pour asphyxier ou contraindre les soldats ennemis à sortir des tranchées pour mieux pouvoir les abattre. Rien de très éthique et les soldats en gardent un souvenir terrible qui décrédibilise cette arme. En 1925, le gaz lacrymogène sera interdit en guerre. Par contre, la domination coloniale n’étant pas considérée comme un conflit militaire entre deux puissances souveraines le recours au gaz lacrymogène s’y développe, notamment pour faire face au développement des insurrections anticoloniales. Winston Churchill vantait les mérites de cette arme pour répandre une « terreur salutaire » auprès des peuples colonisés. À nouveau, ce n’est pas le souci éthique qui guide le choix de l’arme mais son efficacité politique.
Dans les pays les plus riches les armes non létales font leur retour opérationnel au cours des années 1960. À l’époque, en France mais aussi dans d’autres pays comme les États-Unis les mobilisations populaires s’intensifient et placent les gouvernements devant une contradiction : comment éviter de céder politiquement sans pour autant tuer des personnes, ce qui décrédibiliserait fortement le soutien à l’ordre établi ? La réponse se trouve dans le développement d’armes non létales. Les fabricants d’armes commencent à commercialiser de nouveaux types de gaz lacrymogène et de nouvelles armes comme le pistolet à impulsion électrique et les fusils à balles en caoutchouc qui vont rapidement causer des morts aux États-Unis, en Irlande ou en Palestine.
Les armes que les forces de l’ordre utilisent aujourd’hui ont été mises en place à partir des années 1990. Sans entrer dans les détails du livre, l’histoire des armes non létales nous renseigne que leur développement répond toujours à une crise du maintien de l’ordre établi.
Tu dresses un certain parallèle entre la France et les États-Unis, notamment à travers la place occupée par la répression des quartiers populaires dans le développement de nouveaux types d’armes non létales. Pourrais-tu revenir sur ce point ?
Le cas des années 1990 est particulièrement flagrant. Aux États-Unis le renouveau des armes non létales répond notamment aux émeutes de Los Angeles. Elles ont été déclenchées par la mort d’un homme noir, Rodney King, suite à deux coups de taser effectués par des policiers en 1991. En réaction aux émeutes, plutôt que d’interroger les conséquences fatales du pistolet à impulsion électrique, la police demande de meilleures armes pour mieux contrôler les quartiers populaires.
En France il n’y a pas un seul événement déclencheur mais une succession de révoltes dans les quartiers populaires au cours des années 1990 qui génère la fuite en avant vers de nouvelles technologies répressives. Ainsi le Flash-Ball fait son apparition et sera bientôt suivi par d’autres armes toujours plus puissantes et dont la démonstration de la « non létalité » laisse à désirer. En parallèle il y a un glissement dans la conception du maintien de l’ordre que le ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy a exprimé de la manière suivante : « Nous voulons passer d’une stratégie défensive – qui peut se résumer ainsi : délit ou crime, victime, plainte, intervention de la police – à une conception offensive, qui se traduit par l’action en amont de la police et de la gendarmerie ». Le cocktail mélangeant cette conception et la disponibilité de nouvelles armes est explosif.
Dans les cas états-unien et français les nouvelles armes non létales ont d’abord été réservées à des unités spéciales, avant de se généraliser successivement. Initialement présentées comme des outils permettant de capturer des « terroristes armés » ces armes font désormais partie de l’équipement standard des forces de l’ordre.
Tu t’attardes assez longuement sur les caractéristiques « techniques » de ces armes, notamment dans le deuxième chapitre. Pourquoi ? Qu’apportent ce type de considérations techniques à une théorie de l’arme non-létale ?
Le port d’arme confère un avantage aux forces de l’ordre en élargissant leur périmètre et leur liberté d’action. C’est donc à condition de connaître les possibilités techniques des armes non létales qu’on peut comprendre la manière dont elles améliorent la marge de manœuvre de leurs porteurs, tout en leur imposant des comportements spécifiques. Le panorama des armes non létales que je propose montre que les forces de l’ordre sont de plus en plus diversement et lourdement armées. Et ces armes sont capables de traverser des distances toujours plus grandes, exposant au passage les civils à de plus grands dangers, tout en diminuant le risque pour les forces de l’ordre. Cette particularité technique n’est pas sans conséquences sur leur comportement. Pour le dire schématiquement, la décision du recours aux armes supposait auparavant une certaine proximité entre forces de l’ordre et manifestants. Désormais, l’avantage des premières réside dans leur capacité à tirer sur les seconds à travers de grandes distances. Et conserver cet avantage implique de tirer sans connaître avec exactitude les intentions du groupe en face, précisément pour empêcher tout rapprochement. Autrement dit, ces armes induisent une tendance au tir précoce, dont la décision repose davantage sur les présupposés du tireur que sur le constat d’intentions manifestes.
De la même manière la connaissance des spécificités techniques des armes permet d’identifier la volonté de l’État d’augmenter le niveau de violence auquel il expose la population. Par exemple, au vu de sa puissance la fameuse grenade GLI F4 est initialement utilisée en milieu rural. Avec les Gilets Jaunes cette grenade a été introduite en ville.
Enfin, la connaissance des caractéristiques techniques permet de comparer le fonctionnement théorique au fonctionnement réel d’une arme, et de constater un écart inquiétant. En effet, la prétendue « non létalité » des armes s’applique seulement sous des conditions bien précises, souvent irréalistes. Or, tenue pour acquise la non létalité des armes conduit les forces de l’ordre à en faire un usage décomplexé.
Un aspect extrêmement stimulant de ton livre est la politisation – à travers l’autodéfense populaire – de la protection de la santé. Le chapitre sur l’autodéfense populaire donne l’impression que les zadistes ont souvent été à la pointe de l’innovation sur cette question – en France du moins – notamment en ce qui concerne l’autoprotection de leurs militants (street medics, confection de boucliers, etc.). Le « milieu rural » dans lequel évoluent les zadistes a-t-il pu jouer sur leur innovation en termes d’autodéfense – et, si oui, pourquoi ?
L’histoire des armes non létales est aussi l’histoire de l’inventivité collective pour se défendre. Parmi les mouvements de contestation organisés les écologistes ont en effet été les premiers à subir de plein fouet les armes non létales les plus puissantes. Le milieu rural est par ailleurs propice aux expérimentations, il n’y a ni passants ni voisins qui pourraient observer, voire filmer les interventions des forces de l’ordre. Sans surprise la question de la protection de la santé a été rapidement primordiale. Ainsi, la pratique des street medics arrive en France, notamment à Notre-Dame-des-Landes, au début des années 2010, avant de se généraliser au cours de la mobilisation contre la loi travail de 2016. Désormais un nombre grandissant de personnes participant à des mobilisations s’adapte, souvent très spontanément, aux circonstances d’une police équipée d’armes puissantes.
L’autodéfense populaire ne se limite toutefois pas au terrain des mobilisations. En politisant les blessés et morts de la répression elle met le doigt sur une question particulièrement sensible pour l’État, à savoir le tabou qui entoure ses fondements violents. C’est pourtant une évidence pour des penseurs libéraux classiques comme l’économiste libéral Adam Smith, qui estimait que l’État est institué pour défendre les riches contre les pauvres. Voilà de quoi abîmer l’idée d’une violence physique légitime et conforter celle d’un ordre injuste. Une fois établi que l’État n’incarne pas un quelconque intérêt général un problème de taille apparaît, car violenter la population est la marque du tyran. Par le biais de la politisation des blessés l’État lui-même risque de perdre en légitimité.
Que ce soit en contexte colonial ou dans les métropoles des centres impérialistes, les États ont souvent adapté l’espace à la répression des mouvements populaires (ex. : travaux haussmanniens à Paris ou à Alger …). La question de l’espace détermine en partie, comme tu l’expliques dans le livre, la force et l’efficacité des forces de répression. Cette « dimension tactique » de l’espace peut-elle, selon toi, être réappropriée par les mouvements sociaux afin de contrer l’utilisation d’armes non létales ?
Dans l’introduction à La production de l’espace le géographe Henri Lefebvre écrit : « Certains esprits systématiques oscillent entre les imprécations contre le capitalisme, contre la bourgeoisie, leurs institutions répressives, et la fascination, l’admiration éperdues. Ils apportent à cette totalité non close (à tel point qu’elle a besoin de la violence), la cohésion qui lui manque, en faisant de la société ‘l’objet’ d’une systématisation qu’ils s’acharnent à fermer en l’achevant. ». S’il est incontestable que l’espace pose un cadre potentiellement favorable à la reproduction l’ordre existant, il est également traversé de contradictions.
C’est pour cette raison que l’État, par l’intermédiaire des forces de l’ordre, territorialise, imprime une forme spécifique à l’espace qui est compatible avec la poursuite d’intérêts politiques et économiques. C’est également pour cette raison que les mobilisations prennent la rue car c’est là, en contestant les délimitations établies de l’espace, qu’on peut attirer l’attention de ceux à qui s’adressent les revendications. Par conséquent, les luttes sociales sont des luttes territoriales. Pour le dire dans le langage de Lefebvre, notamment au moment des mobilisations, il y a une tension entre les « représentations de l’espace » – l’espace conçu par ceux qui organisent l’ordre – et les « espaces de représentation » – l’espace vécu et potentiellement approprié par la population. On observe en effet un certain nombre de pratiques individuelles et collectives d’utilisation de l’espace qui visent à contourner, ou à atténuer les effets des armes non létales.
Tu es économiste de formation et tu consacres l’avant-dernier chapitre de ton livre à l’industrie de l’armement non létale. Quelle place occupe cette industrie dans le complexe militaro-industriel plus vaste de la France ?
Tout d’abord, il faut souligner que l’industrie de l’armement non létal n’a jusqu’à présent pas vraiment attiré l’intérêt des économistes. Les statistiques sur les dépenses, la production et l’exportation d’armement ne sont pas suffisamment détaillées pour y identifier clairement les armes non létales. Ensuite il faut bien reconnaître une différence quantitative substantielle entre les grands producteurs d’armement général et les grands producteurs d’armes non létales. Pour les premiers le chiffre d’affaires annuel avoisine les 20 milliards d’euros, pour les seconds il se situe plutôt autour de 20 millions d’euros. Dans le livre j’ai produit un tableau des dépenses publiques en armement non létal pour les 20 dernières années. Il montre qu’en termes de coûts ce dernier – même s’il coûte une somme considérable et clairement en forte hausse – ne joue pas tout à fait dans la même ligue qu’un système antimissile. Donc, si on inscrit l’industrie de l’armement non létal dans les débats sur la manière dont la production d’armes pourrait contrecarrer les tendances à la crise inhérentes à l’accumulation du capital, force est de constater que ce secteur n’est pas suffisamment significatif.
Par contre si les dépenses en armement non létal sont en forte croissance c’est parce que la néolibéralisation de la France suscite peu d’adhésion populaire. Le recours à la violence prend donc une place grandissante. Dans ce cadre, les producteurs d’armement non létal, qui entretiennent des relations étroites avec l’État, jouent un rôle important en suggérant des solutions techniques aux décideurs politiques. Dans une certaine mesure l’industrie peut donc façonner la forme que prend la répression. Inversement l’État soutient leurs projets, notamment en matière d’exportations. De ce point de vue, ils font pleinement partie du système militaro-industriel de la France, ce que Claude Serfati appelle un méso-système de l’armement se caractérise en effet par une présence totale et multiforme de l’État qui fixe la réglementation, figure comme client principal et promoteur d’exportations. Il serait réducteur d’expliquer l’utilisation croissante d’armes non létales par l’État par l’activité d’un lobby de ces produits, mais la proximité institutionalisée entre les représentants de l’État et de l’industrie est une réalité, qui oriente les choix techniques, et une source de profits.
Spontanément, j’aurais eu tendance à caractériser le recours massif à la répression via les armes non létales comme le signe d’une faille dans le projet hégémonique de la classe dominante. Dans ton livre, tu écris que celle-ci s’inscrit plutôt dans l’idée d’une hégémonie néolibérale incontestée. Pourrais-tu revenir sur ce point ?
Il est important de préciser que s’il correspond à un choix technique, le recours aux armes non létales s’inscrit dans un projet politique précis. En l’occurrence la place grandissante de ces armes reflète l’ambition de la classe dominante d’assurer son hégémonie à un moment crucial, où elle tente de réaliser la pleine transformation néolibérale de la France. Ce projet est fortement contesté, notamment dans la rue. Comprendre l’économie politique dans laquelle s’insèrent les armes non létales est très important. Cela permet d’éviter la personnalisation de la répression et la conclusion hâtive selon laquelle le remplacement d’un préfet ou d’un ministre apaiserait la situation générale. Même si un décideur politique ou haut fonctionnaire peut apporter sa touche personnelle au maintien de l’ordre, fondamentalement le recours massif aux armes non létales reflète un projet plus profond, qui a transformé l’État lui-même. Un chapitre du livre est précisément consacré à cette transformation qui porte le nom d’étatisme autoritaire.
Pour répondre plus directement à la question : ce sur quoi j’insiste c’est que la violence n’est pas le contraire de l’hégémonie mais une de ses composantes1. Un État plus violent n’est pas nécessairement plus faible, mais la modalité de son hégémonie change. Cette modalité ouvre de nouvelles possibilités mais impose aussi de nouvelles contraintes à l’action étatique et à sa contestation. C’est cela qu’il s’agit de comprendre. Typiquement, le projet néolibéral dispose d’une base sociale plus étroite que le projet fordiste. La conséquence concrète en est que les 40 dernières années ne correspondent pas à un tsunami néolibéral qui aurait tout emporté. Nombreux ont été les moments d’hésitation des dirigeants politiques face à la force de la contestation populaire. Dans cette optique, la généralisation des armes non létales représente une tentative de gérer cette contestation, qui agit physiquement sur les corps mais aussi idéologiquement en suggérant que ces armes seraient douces. Les armes non létales auraient la capacité miraculeuse de réprimer efficacement en douceur. De ce point de vue elles participent au fantasme d’une hégémonie néolibérale incontestée. Mais il ne s’agit que d’un fantasme, qui dans la pratique est miné par l’autodéfense populaire. C’est à cette aune qu’on peut apprécier la pleine portée de l’autodéfense populaire.
Tu avances le mot d’ordre de « contrôle populaire de l’armement » derrière lequel un front pourrait se constituer contre la répression. En quel sens ce mot d’ordre te semble-t-il pertinent politiquement ? Quelles sont, selon toi, les limites à la constitution d’un tel front dans les conditions actuelles ?
Aujourd’hui tout le monde, et pas seulement une partie bien ciblée de la population, est concerné par les armes non létales : du député d’opposition aux groupes autonomes, en passant par les syndicats, les écologistes et les Gilets Jaunes. Tout au long du livre je montre la manière dont les armes non létales facilitent le recours à la violence contre la population. Et un nombre croissant de personnes se rend compte qu’il ne s’agit pas de cas « isolés ». Il y a donc ici le début d’un levier pour retrouver les conditions permettant de s’exprimer à nouveau dans la rue, librement et sans crainte. Retrouver ces conditions peut passer par un moratoire immédiat sur les armes non létales actuellement en service et un contrôle sur l’introduction de nouvelles armes. Le potentiel du levier est individuel et collectif. Sur le plan individuel le contrôle populaire de l’armement permet de sauver des vies des conséquences mutilantes, traumatisantes, mortelles de ces armes. Sur le plan collectif, il touche au cœur de l’étatisme autoritaire et redémocratiserait la société.
Toutefois, il faut bien reconnaître qu’aucune issue définitive à la violence n’est possible tant que persistent les conditions qui lui ont donné naissance. Les déclarations des dirigeants français en décembre 2018 fournissent une illustration splendide de leur ignorance de la normalité violente du mode de production capitaliste, que j’ai évoquée en faisant référence à Smith. Ce qu’ils dénoncent n’est pas l’exclusion permanente de la classe populaire de l’opulence du VIIIe arrondissement de Paris, ce qu’ils dénoncent c’est son apparition temporaire dans cette bulle de luxe.
- Pour apprécier pleinement la finesse du concept d’hégémonie chez Gramsci, voir Peter Thomas, The Gramscian Moment.