Par Sihame Assbague, journaliste indépendante
Dans la nuit du 16 au 17 octobre 2020, Olivio Gomes, un homme noir de 28 ans, a été tué par un policier blanc à Poissy. Les trois balles qui l’ont touché, notamment au niveau de l’omoplate et de l’épaule gauche, lui ont été fatales. D’après nos informations, confirmées par Le Parisien – dans un article qui constitue, par ailleurs, un cas d’école du « journalisme de préfecture »1 -, le policier tireur a été mis en examen pour « homicide volontaire ». Une qualification très rare dans ce genre d’affaires. Il a également été placé sous contrôle judiciaire et fait l’objet d’une interdiction d’exercer la profession, de se rendre dans les Yvelines et de porter une arme.
À Argenteuil, où Olivio a grandi, et dans le quartier Beauregard à Poissy, où il vivait, la nouvelle a été accueillie avec soulagement. Mais les questions et frustrations demeurent. La tristesse d’avoir perdu un être cher, un « exemple, aimé de tous », se mêle à la colère froide suscitée par les circonstances de ce crime et son traitement médiatique.
En effet, quelques heures seulement après le décès de ce père de famille, se fondant sans recul sur la version officielle, de nombreux journaux titraient « un chauffard abattu par un policier » et faisaient mention d’une « folle course-poursuite ». Tous ont repris la thèse selon laquelle le policier aurait agi en état de « légitime défense » face à un conducteur qui, nous a-t-on dit, voulait lui « foncer dessus ». Problème ? Tout ceci est mis en cause par les récits de deux témoins oculaires, passagers de sa voiture au moment des faits. Et les premiers éléments de l’enquête leur donnent plutôt raison.
Que s’est-il passé ?
Ce soir-là, Olivio Gomes part rejoindre des amis, d’abord à la Défense puis à Paris, pour profiter d’une dernière soirée avant le début du couvre-feu. Deux de ses proches, Nabil* et Sofiane*, l’accompagnent. Ils feront les trajets aller et retour ensemble, dans la Clio 3 conduite par Olivio. Avant de regagner leurs domiciles, dans les Yvelines, ils décident d’aller acheter de quoi manger. Il est minuit passé. Alors qu’ils se trouvent devant un restaurant de la capitale, une première patrouille de police les arrête. « Ils nous ont demandé ce qu’on faisait là, on leur a expliqué et ils nous ont laissés partir. Ils nous ont juste rappelé le couvre-feu et nous ont dit que comme c’était le premier soir, ils faisaient surtout de la prévention » raconte Nabil. L’interaction – dont on a pu penser au début qu’elle avait un lien avec la suite des événements – n’ira pas plus loin. Les yvelinois ne comptent de toute façon pas s’attarder.
« Il voulait absolument ramener la voiture à sa femme »
Après avoir passé leurs commandes, ils prennent donc la route pour rentrer chez eux. D’après le parquet de Versailles, c’est à la suite de « manoeuvres erratiques », sur le boulevard périphérique, que la voiture aurait alors été repérée par une patrouille de la Brigade Anti-Criminalité de Paris. Dans sa déposition à l’IGPN, Nabil expliquera que ces mouvements étaient dus à un problème de parallélisme des roues du véhicule. Une anomalie qui peut, effectivement, entraîner une certaine instabilité. Le parquet a, pour sa part, demandé des analyses toxicologiques du défunt. Les résultats sont encore attendus.
Ce qui est sûr, c’est que la voiture d’Olivio fait une légère embardée sur son trajet. Et que trois hommes non-blancs y siègent2. L’équipage de la BAC se met donc à suivre la Clio. C’est là que les premières divergences de récit apparaissent. Selon la version des policiers, relayée telle quelle par la presse le lendemain du drame, une « course-poursuite » se serait dès lors engagée sur « plus de 25 km », de Paris à Poissy. Nabil dément formellement : « nous, au début, on ne s’était même pas rendu compte que la BAC nous suivait, il n’y avait rien qui permettait de les identifier…c’est quand ils ont mis le gyrophare qu’on s’est dit qu’il y avait un souci. Mais on avait déjà fait un gros bout du chemin. »
D’après lui et Sofiane, l’autre passager, ce n’est qu’un peu avant la bifurcation A12/A13, dans les Hauts-de-Seine donc, que la voiture de police aurait commencé à se manifester. Olivio allume alors les feux de détresse pour faire comprendre à l’équipage qui le suit qu’il a bien compris leurs injonctions et qu’il va s’arrêter. Il le crie d’ailleurs aux policiers qui ont placé leur véhicule à côté du sien pour lui faire signe de se ranger sur le côté. « Quand ils se sont mis à notre niveau, Olivio leur a indiqué avec son bras qu’il allait sortir à la prochaine, et on leur a dit qu’on n’était pas en train de faire une chasse, qu’on allait rouler tranquille et s’arrêter » explique Nabil. « Olivio aurait pu s’arrêter tout de suite » poursuit-il « mais il voulait absolument ramener la voiture en bas de chez lui pour être sûr que sa femme l’ait le matin et qu’elle puisse l’utiliser pour les enfants ».
Si Olivio prend cette disposition, c’est sans doute qu’il n’exclut pas la possibilité d’être arrêté et placé en garde à vue. En effet, il roule sans permis – ce dernier ayant été annulé. Pour autant, il ne prend pas la fuite. Selon les derniers éléments de l’enquête, on sait d’ailleurs qu’il roulait sans excès, entre 80 et 110km/h sur l’autoroute, ne dépassant jamais les limitations de vitesse. « On pensait vraiment que la police avait compris nos signaux, qu’ils nous suivaient normalement et qu’ils allaient nous interpeller dans le quartier, une fois garés » indique Nabil. Aussi, la thèse de la tentative de fuite interroge. Elle interroge d’autant plus que d’une part, la voiture est immatriculée au nom de l’épouse d’Olivio Gomes – il aurait donc été retrouvé dans tous les cas – et, d’autre part, il ramène la police… jusqu’en bas de chez lui. Ses proches questionnent également l’absence de renforts policiers. « Si c’était vraiment une course-poursuite, et sur un aussi long trajet, pourquoi n’ont-ils pas appelé des collègues ? Pourquoi n’ont-ils pas fait en sorte qu’il y ait un barrage routier ? » demande Silvia*, l’une des cousines d’Olivio. Sur ce dernier point, la brigade affirme que sa « Radio Police » était en panne ce soir-là ; elle n’aurait donc pas pu demander l’intervention de policiers des Yvelines. Une réponse qui ne convainc pas du tout les proches d’Olivio.
Le policier tire 3 coups de feu, à bout pourtant
Les deux véhicules vont se suivre jusque dans le quartier Beauregard, à Poissy. C’est là que vivent Olivio, sa femme et leurs trois enfants âgés de 5, 4 et 1 ans. D’après le témoignage des deux amis qui l’accompagnaient, il aurait alors quitté la chaussée et placé sa voiture sur un trottoir, sur l’un des emplacements prévus pour le stationnement des résidents. Il insiste sur le fait que son ami s’est arrêté de lui-même sur ce parking et que, contrairement à ce qui a été rapporté par plusieurs médias, il n’a pas « perdu le contrôle », ni « embouti une voiture garée sur la chaussée ». Selon lui, c’est le véhicule de la BAC qui serait venu taper la Clio d’Olivio : « en fait, il allait pour se garer mais la voiture de police est arrivée et l’a collé sur le côté. Ils ont percuté le côté conducteur, pas fort hein… mais ils ont bloqué sa portière. »
C’est là que l’agent mis en cause sort de sa voiture. Tout se passe extrêmement vite, en quelques secondes. Le policier intime aux trois amis de ne pas « faire les cons » et de sortir de leur Clio « immédiatement ». Dans leur première déposition – là encore, largement reprise par la presse – les fonctionnaires prétendaient qu’Olivio avait tenté de foncer sur l’un d’eux, obligeant ce dernier à faire usage de son arme pour se protéger. Une version mise à mal, d’une part, par les témoignages précieux de Nabil et Sofiane, qui ont raconté exactement la même chose, une dizaine de fois, aux enquêteurs qui les ont interrogés et, d’autre part, par les résultats de l’autopsie et de la balistique.
Les deux témoins sont formels : contrairement à ce qui a été dit donc, à aucun moment le policier ne s’est trouvé devant le véhicule d’Olivio et à aucun moment, il ne s’est trouvé en danger. Il était positionné dans la zone latérale gauche de la voiture conduite par Gomes. Et c’est lorsque ce dernier a tenté de redémarrer sa Clio, pour l’avancer, que l’agent lui a tiré dessus. À bout portant. À trois reprises. Les balles ont brisé la vitre du conducteur et touché son épaule et omoplate gauches. L’étude de la trajectoire balistique et des impacts sur le corps du défunt ont ainsi aidé à déterminer la position exacte du tireur. À ce stade, on sait donc que l’agent ne faisait pas face au véhicule et qu’il était sur le côté. On sait aussi que la voiture du père de famille a légèrement bougé. « En fait, Olivio venait à peine d’appuyer sur l’accélérateur qu’on a entendu les coups de feu » raconte Nabil, encore sous le choc. Il ne saurait dire précisément pourquoi son ami a voulu avancer mais il balaie avec certitude l’accusation de « tentative d’homicide sur agent » dont il a été question au début de l’enquête : « c’est allé super vite, franchement, peut-être qu’Olivio a paniqué en voyant comment étaient les policiers… mais c’est surtout que sa portière était bloquée, il était obligé d’avancer la voiture pour en sortir… et c’est ce qu’on lui avait demandé ».
Il ne comprend toujours pas pourquoi le policier a utilisé son arme. Il répète en boucle que vu sa position, la configuration du lieu et la trajectoire potentielle d’Olivio – à savoir en ligne droite, puisque bloqué par le véhicule de la BAC à gauche et par les voitures stationnées à sa droite -, l’agent n’était pas en danger. Il se dit, par ailleurs, qu’étant donné la proximité du policier et son angle de tir, il ne pouvait pas ignorer qu’il toucherait Olivio aussi gravement. « Je me rejoue la scène depuis vendredi. Je vais le dire comme je le pense : il a tiré pour tuer ». À noter que, comme nous l’apprend Le Parisien, cet agent de police, âgé de 29 ans, a rejoint les forces de l’ordre en 2013, qu’il avait été affecté à la BAC en septembre, et qu’il est « moniteur de tir dans le cadre de ses activités privées ».
Des tentatives d’intimidation ?
Sonnés, les amis d’Olivio ne se rendent pas tout de suite compte que leur ami a pris les balles tirées par le fonctionnaire dans le corps. C’est lui qui leur criera : « Ils m’ont touché ! Ils m’ont touché ! ». Ce seront ses derniers mots. Le pied sur l’accélérateur, il parvient à rouler quelques mètres avant de s’effondrer au volant et de percuter une voiture stationnée un peu plus bas dans la rue. Les policiers sont juste derrière. Nabil sort, les mains en l’air, et leur demande de secourir Olivio Gomes. Un policier lui aurait répondu « non, ton pote va très bien, il n’a rien », avant de jeter un coup d’oeil à l’intérieur de la voiture et de constater qu’Olivio était, effectivement, en sang et inconscient. Ils le sortent du véhicule et l’allongent sur le sol, une partie du corps sur la chaussée et l’autre sur le trottoir. Une scène qui hante Nabil. « J’arrêtais pas de crier, de leur dire de le mettre dans une meilleure position, en PLS (ndlr : position latérale de sécurité) ou je sais pas » raconte-t-il. Les policiers tentent alors de lui faire un massage cardiaque et appellent les secours. Arrivés rapidement sur place, les tentatives de réanimation de ces derniers resteront vaines.
Nabil est le premier à être arrêté et placé en garde à vue pour complicité de « tentative d’homicide » et « délit de fuite ». Sofiane qui, paniqué, s’était caché derrière une voiture et avait reçu un coup de cross à la tête de la part d’un policier, le rejoindra au commissariat pour les mêmes motifs. Ils y resteront près de 48h et sortiront sans qu’aucune charge ne soit retenue contre eux. D’après l’un des témoins, avant de les libérer, l’officier de police judiciaire aurait tout de même pris le soin de leur interdire de parler à qui que ce soit, a fortiori à la presse, et de les avertir qu’en cas d’embrasement des quartiers, ils seraient tenus responsables et devraient en assumer les conséquences. Et d’ajouter que cet avertissement viendrait de la procureure. Ces tentatives d’intimidation, régulièrement dénoncées par les familles de victimes et les collectifs de lutte contre les violences policières, n’ont pas empêché les deux hommes de prendre attache avec la famille d’Olivio Gomes et de leur donner tous les détails de cette intervention. Les proches le savent : sans l’aide de Nabil et Sofiane, sans leurs témoignages, il aurait sûrement été plus difficile de contester la version officielle.
La famille, qui s’est constituée partie civile, attend désormais la suite de la procédure. À l’instar de leur conseil, Me Mbaye, qui dénonce « une affaire particulièrement choquante », elle se réjouit qu’une qualification criminelle ait été retenue d’entrée. « On a voulu nous faire croire qu’il avait tenté de renverser un agent juste en bas de là où vivent sa femme et ses enfants. Ça n’a pas de sens. Il faut être fou. C’était un père de famille responsable. Il n’aurait jamais fait un truc pareil… et encore moins à quelques mètres du domicile familial » s’est insurgé Leonel, son petit frère.
Les tirs de « légitime défense » par les policiers, régulièrement mis en cause
À Argenteuil et Poissy, toutes les personnes rencontrées cette semaine dans le cadre de cette enquête nous ont dressé le même portrait de ce jeune papa de 28 ans : un « très bon gars », « sociable et ouvert », « toujours prêt à rendre service » et très attaché à sa famille. « Il aimait ses enfants plus que tout et n’aurait jamais fait quelque chose qui puisse leur nuire » précise Silvia. Olivio avait entrepris des démarches pour entamer une formation de conducteur de bus. En attendant, il travaillait de nuit en tant que préparateur de commandes pour un grand groupe. « Il rentrait à l’aube mais ne se reposait même pas, il enchaînait direct avec la préparation des enfants. Il s’en occupait toute la journée le temps que sa femme rentre du travail et seulement après, il s’autorisait à aller dormir » raconte Amadou, l’un de ses proches. Ce lundi 26 octobre, l’émotion était encore palpable devant la maison de cette grande famille originaire de Guinée-Bissau. Les proches attendent de pouvoir récupérer le corps pour l’enterrer au pays. « On est croyant donc on accepte la mort quoi qu’il arrive, ça fait partie de la vie… mais jamais on n’acceptera les conditions dans lesquelles il est parti. Jamais. » nous confiait Leonel dans la soirée.
Des « circonstances » qui rappellent bien d’autres drames. Ces dernières années, de nombreux hommes, majoritairement non-blancs, majoritairement non-armés, ont été tués par des tirs policiers alors qu’ils se trouvaient au volant de leur voiture. C’est le cas de Gaye Camara, par exemple, tué d’une balle dans la tête par un policier, en janvier 2018 à Épinay-sur-Seine ; d’Aboubakar Fofana, tué d’une balle dans le cou par un CRS, en juillet 2018, à Nantes ; de Brahim Moussa, tué d’une balle par un policier, en décembre 2018 à Lille : ou encore de Jérôme Laronze, tué de trois balles par un gendarme, en mai 2017, à Trivy. La « légitime défense » a systématiquement été utilisée pour justifier l’usage de l’arme à feu… et elle a systématiquement été contestée par les familles des victimes concernées qui non seulement interrogent sur la véracité des versions officielles mais pointent également du doigt un « permis de tuer ». Pour Nabil, « c’est comme si nos vies valaient moins. On sait très bien comment on est considéré de toute façon. Regarde, la preuve : normalement, pour les mêmes faits, à la place du policier qui a tué Olivio, n’importe lequel d’entre nous aurait été placé en mandat de dépôt. Eux non, ils dorment chez eux. »
La famille d’Olivio Gomes organise une marche ce dimanche 1er novembre, à 13h, au départ de la rue Maurice Utrillo, à Argenteuil. Un hommage qu’elle espère à l’image d’Olivio Gomes : familial, beau et digne. Pour lui donc. Et pour tous les autres.
Le lien de la cagnotte pour venir en aide à la famille d’Olivio
- Lire ce très bon papier d’Acrimed qui, même s’il élude complètement la dimension raciale et raciste de la légitimation du maintien de l’ordre, a le mérite de poser des questions importantes.
- D’après un rapport du Défenseur des Droits, les jeunes hommes perçus comme arabes et noirs ont 20 fois plus de risques de se faire contrôler que le reste de la population.