Depuis plusieurs semaines, déclarations du gouvernement français et recommandations de son conseil de défense s’enchaînent. Ce gouvernement semble naviguer à vue, sans les quelques semaines d’avance qu’il faudrait avoir si l’on veut atteindre un minimum de clarté au sujet de la crise sanitaire. De cette omniprésence du gouvernement dans l’espace public restent de très nombreuses questions auquel il se refuse de répondre. Il n’explique pas pourquoi la politique de dépistage a échoué, il ne nous parle pas des nombreux foyers dans les écoles et dans les amphis bondés à l’université, il ne nous dit même pas pourquoi les lits en réanimation et le nombre de personnel hospitalier sont restés les mêmes de mars à aujourd’hui (dans certaines régions et certains hôpitaux, ils ont même été réduits).
Face à l’évidence d’une gestion improvisée et calamiteuse de l’épidémie, ce n’est par la question des zones écarlates, puis du couvre-feu et enfin du confinement dont il sera question ici. Ce n’est pas dans une perspective réactive que nous devons nous installer sans quoi nous risquerions de nous retrouver dans une temporalité entièrement soumise à l’agenda du pouvoir. Ce texte propose quelques hypothèses qui partent d’ébauches d’enquêtes. Ces hypothèse ne demandent qu’à être discutées et critiquées.
À un niveau d’analyse général, le travail sera maintenu ainsi que toutes les activités qui permettent au dit travail de tenir (en particulier l’école) partout où le virus circule. Pourtant le travail ne peut pas être maintenu comme avant, comme si de rien n’était, parce que des activités vont bel et bien fermer. Il faut donc dire que ce à quoi nous faisons face est une crise de la reproduction de la force de travail qui se caractérisait pendant le confinement par la pénurie de masques.
Cette crise reproductive est fondamentale car elle se déroule sur deux niveaux. Premièrement, celui de la reproduction de la force de travail au sens où le virus rend improductif, les malades ne peuvent pas travailler et une population massivement malade n’est pas connue pour sa productivité. Ensuite, au sens de reproduction de rapports sociaux, de reproduction élargie. Les structures sociales ont craqué au moins en Europe et aux États-Unis sous le poids de la pénurie de dispositifs qui limitaient les contagions. Le sens de la lutte géopolitique gigantesque qui a été engendrée par le développement du vaccin prend alors tout son sens : en effet, la mise à disposition d’un vaccin efficace ne signifierait rien de plus que la fin de cette crise reproductive.
Le masque et ses clivages
Comment comprendre notre État d’Urgence Sanitaire, la disposition légale qui régit la période ? Il faut évidemment rendre hommage à l’important travail de l’Observatoire de l’État d’urgence sanitaire pour son travail d’enquête où le pouvoir républicain s’exerce de façon exceptionnelle (prisons, colonies, banlieues, CRA, foyers etc.). Cependant, l’analyse globale que ces camarades ont mené en France semble avoir occulté une importante partie de ce que l’État d’urgence sanitaire représente.
La raison pour laquelle ce défaut d’analyse paraît important est très simple : ce n’est qu’à son prix que l’on peut se distinguer dans nos modalités d’interventions des discours anti-masques et donc être en mesure de critiquer toutes celles et ceux qui voient dans la critique des mesures sanitaires du gouvernement un éthos trumpiste, libertarien ou raoultien qui viserait à minorer les dégâts du virus.
Il ne s’agit absolument pas de se tenir sur une ligne de crête entre ces deux discours – à cet égard, toujours sur le thème des masques : entre la revendication massive de masques gratuits, comme dans les manifs de la rentrée des gilets jaunes, et les élucubrations minoritaires des anti-masques, il n’y a pas de conciliation possible, sauf dans le récit de BFMTV. Au contraire, il faut affirmer clairement un point de vue qui est celui de celles et ceux à qui le pilotage de cette reproduction en crise incombe : soignant.e.s, personnels de l’éducation, travailleuses domestiques etc.
1 – La position anti-masque comme l’a montré le détestable institut Jean-Jaurès est assez faible en France et ne peut absolument pas se confondre avec le mouvement des Gilets Jaunes comme certains on pu le croire (en particulier les médias). En réalité, la vague anti-masque trouve plutôt sa base chez les personnels d’encadrement qui sont, cela va sans dire, moins exposés aux contaminations. S’il est impossible de répondre à tous les gradients de discours « sceptiques » sur le Corona, il faut insister avant tout sur leur faiblesse dans la mesure où ils ne voient qu’une politique répressive exagérée voire inutile là où les lois d’État d’Urgence sanitaire ont bien d’autres fonctions.
S’il y a un lieu où le gouvernement adopte pour autant une stratégie répressive, ce n’est pas du côté d’une quelconque histoire de masques mais bien plutôt avec ses limitations drastiques des possibilités d’organisation sociale, qu’il s’agisse d’interdictions de rassemblements ou de fermeture de lieux. Une perspective qui ne peut qu’aggraver cette crise reproductive quand on sait à quel point l’auto-organisation a été décisive dans la gestion de la première vague.
2 – De l’autre côté, une certaine gauche qui s’indigne des déclarations de Raoult, Rubirola, ou des anti-masques ne cesse de soutenir chaque mesure sanitaire comme si les décisions prises en ce sens n’étaient précisément que sanitaires, or cette position oublie que toute mesure prise par un gouvernement qui entrera dans l’histoire pour incapacité manifeste, et dont le principal trait distinctif reste la répression des gilets jaunes, des grèves et des luttes sociales, n’a plus aucune légitimité pour adopter des mesures sanitaires, d’autant plus si ces mesures sont à nouveau prises de manière centralisée, en imposant la « volonté » de l’État aux villes et aux régions : en bref, l’époque de la mascarade du Grand Débat National avec les maires et les administrateurs locaux est révolue depuis longtemps.
Ces positions ne sont pas différentes de l’unité nationale demandée par la macronie, et dans ce cadre la dénonciation du complotisme se meut elle aussi en un discours irrationnel qui oppose des masses peu tournées vers l’hygiène et un agencement médico-politique qui cherche sans cesse de nouvelles solutions face à un rebond épidémique.
En fait, la gestion épidémique est principalement une gestion de la crise de reproduction que nous avons exposée plus haut et n’a rien à voir avec des politiques d’investissement massif dans l’hôpital, un renforcement de la distribution des masques et la fermeture facilitée des clusters1. Au contraire, le ministre Blanquer a considérablement compliqué la fermeture des établissements scolaires quelques jours avant la conférence de presse alarmiste du 23 septembre de Véran.
Quel serait donc ce point de vue assumé par la partie du travail qui aura été mise et qui est toujours la plus en crise ? Évidemment les perspectives d’enquêtes à ce sujet paraissent très vastes, et les lignes qui sont tracées ici ne sont que des hypothèses qui demandent un travail d’enquête pour dessiner des perspectives à partir de ces « premières lignes ».
Il semble que de ce point de vue la question primordiale est celle du double standard entre la stratégie légale et la stratégie pratique du gouvernement. Cette distinction peut paraître curieuse et demanderait à ce que sa généalogie soit retracée, pourtant on voit bien que les mesures légales, qu’il s’agisse du cadre des mesures comme des protocoles sanitaires spécifiques sont destinées à relever de leur responsabilité quant aux contaminations les « responsables » ; c’est-à-dire les directions, les chefs et les patrons. Ces questions ont été largement rappelées en ce qui concerne le secteur privé avec de fortes garanties de la part de Bruno Le Maire qui n’a cessé de marteler dans toutes ses allocutions destinées aux entrepreneurs pendant le confinement qu’il ne serait pas tenus responsables des contaminations qui se déroulent sur les lieux de travail. Rappelons à cet égard, pour revenir aux masques, que les entreprises ont été les derniers endroits à être touchés, début septembre, par l’obligation de porter des masques, et que les contrôles pour vérifier si cette obligation est respectée sont inexistants.
Ce qui illustre très bien la déresponsabilisation des chefs, c’est le fait que le droit de retrait ne soit pas reconnu pour le Corona même si cette rentrée du 2 novembre semble occasionner quelques changements et un développement de l’usage du droit de retrait comme forme d’auto-organisation sur les lieux de travail. Cela indique donc que ce n’est pas de la responsabilité de l’employeur d’assurer des conditions sanitaires acceptables, il suffit de faire respecter un protocole sanitaire. Pourtant, partout où les informations sur l’application du protocole circulent, il est dit que ce protocole est appliqué « dans la mesure du possible ». Là où les moyens supplémentaires sont minimes, c’est-à-dire partout, c’est donc du travail supplémentaire qui est utilisé. L’exemple le plus frappant est dans ce cadre l’éducation nationale où sans embauche et sans ouverture de classe, les mesures sanitaires s’appuient sur une augmentation de l’intensité du travail des précaires pour faire respecter le protocole sanitaire.
La gestion de la crise reproductive est donc prise en charge par des figures du travail précarisé, tandis que le plan de relance est destiné au capital. Nous retrouvons là la logique qui vise à faire peser sur la force de travail le coût de sa reproduction quand celle-ci entre en crise : c’est le cas de le fameuse taxe carbone à l’origine du mouvement des Gilets Jaunes.
Cette question du protocole sanitaire amène au second point d’analyse à partir duquel nous devrons aborder cette « deuxième vague en France ». La conférence de presse de Véran avait annoncé 23 septembre que le cas extrême serait à nouveau, pour des territoires déterminés, « l’État d’urgence sanitaire » et non pas un confinement. En fait, on ne peut pas lui donner tort car de Marseille à Paris c’est bien autre chose qu’un confinement qui se déroule dans la rue. Ce début du mois de novembre à Paris ressemble plus à un dimanche pluvieux qu’à Wuhan au mois de février. L’État d’urgence sanitaire c’est donc la loi du 23 mars 2020. La plateforme d’enquêtes militantes écrivait déjà au sujet de cette loi qu’elle « entretient une forte ambiguïté sur la question de la finalité des mesures mises en place : elles sont tout à la fois prévues pour lutter contre la propagation du virus mais aussi pour faire face aux conséquences économiques de l’épidémie. En fait cela signifie pour une bonne partie de cette loi la suspension sine die du code du travail, sachant que l’entrée de la France dans une phase de récession ce trimestre indique bien que les conséquences de l’épidémie ne s’arrêteront pas là. Les mesures d’interdiction des licenciements annoncées comme possibles ont finalement été remplacées par un système d’aide aux entreprises (sous-forme d’exonération des cotisations sociales destinées à financier la sécurité sociale). Se fondant donc sur l’idée que limiter les licenciements passera par davantage d’aides accordées au patronat ».
Cette analyse est toujours valable comme l’aura montré le plan de relance qui s’est singulièrement illustré par un dispositif analogue à celui décrit dans cette loi tout comme dans les annonces de Le Maire au cours des mois de mars et d’avril.
La raison pour laquelle cette loi est décisive, c’est bien parce qu’elle marque une rupture dans la conception de l’État d’urgence qui a cours en France depuis 2015, elle ne se limite pas du tout à un dispositif policier bien réglé où les pouvoir exécutifs et administratifs gèrent les points chauds de conflits. D’une part, parce que légalement, le dispositif est différent et se trouve être « contrôlé » par le pouvoir législatif. D’autre part, le dispositif vise assez généralement à une réorganisation du travail qui a bien conscience des limites reproductives qui ont été citées précédemment, ce qui expliquerait pourquoi le pouvoir bascule de plus en plus vers une stratégie qui ressemble à celle de l’immunité collective qui reste quant à elle un sujet de débat scientifique.
En partant de ces quelques pistes les perspectives que nous pouvons proposer sont vastes parce que le Corona a frappé partout et que partout ce sont les subalternes qui ont dû assumer ses conséquences. La seule gestion de la crise sanitaire ne peut venir que de l’organisation dans les lieux de vie et de travail2.
Cette période nous invite d’abord à élargir les échanges sur les lieux de travail et entre les lieux de travail sur la situation sanitaire réelle, c’est-à-dire comprise du point de vue de celles et ceux à qui il incombe de la faire concrètement évoluer. Ce n’est donc pas du côté d’une revendication de la transparence que nous nous placerons mais de celle de la constitution d’un savoir situé qui permette de rendre visible la situation concrète d’un quartier, d’un lieu de travail, d’un secteur.
La réorganisation des procès de travail autour de cette deuxième vague implique une très grande hétérogénéité de situation qui se doit d’être enquêtée et organisée, elle passe tant par le refus de certaines tâches que par l’organisation en vue de droits reproductifs plus larges.
- Comme le montre la notice de Santé Publique France sur la proportion des clusters au début du mois d’octobre, les lieux touchés par les restrictions ne sont pas du tout les mêmes où les clusters sont les plus courants.
- Le succès des syndicats vietnamiens est exemplaire de ce point de vue, où le pays aura compté moins de personnes infectées que la Maison Blanche.