« Nous voulons être cadrées, nous voulons être organisées, nous voulons être rémunérées »

Entretien avec le collectif de couturières Bas Les Masques !

La crise sanitaire liée au Covid-19 a fait des masques en tissu un élément sanitaire essentiel. Face à la pénurie industrielle de masques, l’État a dans un premier temps caché son incapacité d’agir derrière des discours sur leur supposée inutilité, incapacité qui l’a dans un second temps contraint à faire appel aux initiatives populaires pour combler (bénévolement) ces manquements. Pour le dire autrement, les femmes ont été appelées à participer à « l’effort de guerre » et ne sont, encore une fois, pas rémunérées. Contre cette idée, le collectif Bas les Masques ! affirme que le travail des couturier·ère·s, costumier·ère·s, professionnel·le·s, indépendant·e·s, artisan·e·s, intermittent·e·s, salariées a une histoire et une valeur qui doivent être respectées.

Pouvez-vous nous présenter le collectif ? Quels statuts ont les couturier·e·s – indépendant·e·s ou salarié·e·s – du collectif, en dehors de la période de confinement ? Quelles sont leurs conditions actuellement (cessation d’activité, chômage partiel…) ? Comment vous-êtes vous rencontré·e·s, constitué·e·s en collectif et avez-vous commencé à travailler ensemble ? Dans quels lieux travaillez-vous ou vous organisez-vous ? Avez-vous des liens avec l’État et ses représentants ou des collectivités ?

Nous sommes des professionnelles de la couture : intermittentes du spectacle, artisanes, artisanes d’art, indépendantes, cheffes de TPE dans la mode, intérimaires, mais aussi couturières et costumières à la retraite. Nous travaillons à notre compte en tant qu’indépendante et gérante de TPE, en freelance, mais aussi en tant que salariées (intérimaires, intermittentes) mais nous sommes aussi au chômage ou en situation précaire. Les liens que nous avons avec l’État sont les structures nationales dans lesquelles on travaille en CDD (Opéras, théâtres nationaux). Les indépendantes sont autonomes de par leur statut.

Les métiers de la couture étant à 95% féminins, les réponses seront donc tournées en ce sens. Nous n’oublions évidemment pas nos confrères costumiers, intermittents, artisans, créateurs, couturiers, tailleurs.

Comment expliquez-vous l’élan de solidarité qui s’est mis en place chez les couturiers et couturières ? Comment tout cela s’est mis en route ? Est-ce qu’il s’agissait principalement d’initiatives individuelles, ou de collectifs déjà constitués, voire d’incitation par des patrons pour des salariés ou même de l’État via des institutions ?

Cet élan de solidarité a commencé par le bouche à oreille en ayant nous-même des personnes de nos familles ou ami·e·s soignant·e·s sur le front. L’idée de départ était de les « dépanner », de les aider. Logique puisque nous avions toutes plus ou moins un petit stock, les outils, les machines mais aussi le savoir-faire : le patron + tuto du CHU de Grenoble était très facile à interpréter pour nous professionnelles. Les SOS se sont multipliés et nous avons commencé à appeler à la mobilisation sur nos réseaux sociaux. Jamais nous n’avions pensé que la demande serait de cette ampleur.

Les demandes de plus grandes quantités et surtout des non-soignants, sont arrivées par la suite. Tout cela est rythmé par les annonces de l’État : à chaque discours son lot de demandes de plus en plus diversifiées. Mais au 29 avril, nous avons malheureusement ENCORE des demandes de soignants…

Vous dénoncez donc que ce travail bénévole est mobilisé à une échelle industrielle. Quel est le risque d’une utilisation à si grande échelle d’initiatives qui se voulaient au départ locales et solidaires ?

Nous risquons de continuer à travailler gratuitement, sans aucun contrôle ni encadrement pour les couturier·e·s ; le droit du travail est mis à mal : on nous demande de travailler de nombreuses heures, sans aucune rémunération, sans protection sociale car sans employeur, et par conséquent sans aucun droit.

Le risque c’est l’abus. L’abus de cette générosité qu’on n’a pas à payer. Un moyen trop « facile » qu’on n’a pas besoin de rémunérer.

Certaines couturières vendent leurs masques et se font littéralement traiter de « profiteuses », de « sans cœur » d’ « opportunistes ». Inversement, d’autres sont absolument remerciées et applaudies.

Certaines sont des indépendantes qui ont un n° de siret et qui donc peuvent déclarer ce qu’elles ont vendu (et qui payent des charges dessus au passage). Mais les intermittentes, intérimaires, retraitées, salariées ne peuvent pas vendre, elles n’ont pas ce statut d’indépendantes. Aujourd’hui encore, certaines continuent à travailler bénévolement mettant de côté leur temps libre, leur famille et leur santé.

Parmi vos revendications, on trouve la réquisition des ateliers et fonctionnaires d’Etat au chômage technique, ainsi que des ateliers et usines de grands groupes textiles et de luxe. D’après vous, pourquoi est-ce que ce n’est pas fait ? quels sont les obstacles à de telles initiatives ? Quels seraient les avantages de telles réquisitions ?

Les avantages : tout est opérationnel ! La main d’œuvre et le cadre technique : l’organisation d’un atelier : les machines, les tables de coupe mais aussi des professionnelles compétentes, efficaces et qui ne demandent que ça : travailler pour gagner leur vie et reconduire leurs droits (comme les intermittentes par exemple).

Nous voulons être cadrées, nous voulons être organisées, nous voulons être rémunérées. Étant donné les annulations d’évènements culturels, festivals, spectacles, ballets, ce sont par exemple les costumières qui en seraient plus que ravies.

Pourquoi cela n’est-t-il pas déjà fait ? Les ateliers de couture de mode ne veulent peut-être pas nuire à leur image, et disons-le carrément, ils ont leur « business » et leur image à gérer. Les Opéras et théâtres nationaux ont déjà énormément souffert des grèves (gilets jaunes, retraites) et ont perdu énormément d’argent à cause des spectacles annulés. Les mesures de « distanciation sociale » sont également évoquées.

D’après les travaux de la sociologue Maud Simonnet sur le travail gratuit, l’acceptation de celui-ci repose sur certaines valeurs spécifiques : par exemple, l’amour dans le cas du travail domestique, ou la citoyenneté avec les dispositifs de workfare dans lesquels les bénéficiaires d’aides sociales doivent fournir du travail gratuit pour « mériter » ces aides. Dans votre cas, au nom de quelle(s) valeur(s) est-il selon-vous attendu que vous effectuiez ce travail gratuitement ?

La première valeur qui a été attendue de nous (et complètement acceptée par nous-même également) est celle de la solidarité ! Cette demande criante, dramatique, vitale de masques nous a forcément concernées vu que « coudre des masques » était dans nos compétences ; nous pouvions et savions aider, vite et dans l’urgence du moment.

Il s’avère aussi que ce métier est à 95% féminin : la seconde valeur qui a été attendue de nous est celle ou plutôt celles qui sont apparemment innées à notre « genre » : la protection, la maternité, la bonté, la sensibilité, la compassion, l’empathie. Nous sommes toujours dans une société où la femme, la mère est « faite » pour nourrir et protéger ses petits. Formidable exemple : ce qui est inouï aujourd’hui, c’est que même certaines professionnelles culpabilisent de demander de l’argent ! Le fameux « cas de conscience », le sentiment de « culpabilité vu la situation », l’« impression de ne pas être honnête »… Incroyable.

« Nous voulons être cadrées, nous voulons être organisées, nous voulons être rémunérées »

Le lien entre non-reconnaissance de la valeur d’un travail et sexisme a fait l’objet de nombreuses études par des sociologues et militantes notamment féministes, à partir de l’analyse du travail domestique. Il a ainsi été mis en lumière que si les métiers féminins sont souvent dévalorisés, c’est qu’ils constituent souvent l’extension d’activités que les femmes font déjà gratuitement à la maison, et qui relèveraient non d’un savoir-faire mais d’une « nature » féminine. En même temps, les valeurs féminines de don voire de sacrifice de soi, le fait qu’on attend des femmes de s’occuper du « soin » des autres favorisent également la dévalorisation d’un certain nombre de savoir-faire dits féminins. Dans quelle mesure pensez-vous que ces dynamiques sont en jeu dans votre cas ?

C’est exactement cette première problématique qui a construit notre métier : son histoire. Et c’est cette Histoire qui met magnifiquement en lumière le problème aujourd’hui. La couture était jusqu’aux années 60 enseignée à l’école aux fillettes pour devenir « la parfaite petite ménagère ». Notre métier est lié à l’évolution de l’émancipation des femmes.

MAIS notre métier n’est également pas considéré car il n’est pas structuré. Ainsi, tout le monde peut se proclamer (et s’immatriculer à la CMA) en tant que couturière (code NAF 1413Z « fabrication de vêtements dessus »). Nul besoin d’avoir des diplômes pour vendre des turbulettes sur Etsy et à contrario, une artisane d’art n’aura pas forcément plus de considération vu que rien ne la différenciera réellement.

L’appellation peut-être ? Oui et non ; dans l’imaginaire collectif, une couturière est forcément une retoucheuse qui a éventuellement un CAP vu qu’elle était nulle à l’école.

Le plus dramatique dans l’histoire, c’est que c’est un réel savoir-faire : ce métier est complexe, il demande des projections en 3D, une dextérité et une précision des gestes, une patience inouïe. Un savoir-faire en général maitrisé en 10 années de pratique professionnelle (coupe, moulage, montage, gradation, etc.) après des formations pointues. Évidemment, couplé à cette connaissance technique, une couturière pense, réfléchit et se cultive : technologie textile, histoire de la mode et du costume, nouvelles tendances, culture théâtrale, littéraire, apprentissage d’une seconde langue, recherches historiques, documentation, etc.

La deuxième problématique de ce métier est la dimension du « métier passion ». Dès que l’on touche à cette notion (comme certains artistes, musiciens, peintres), nous arrivons à chaque fois à la remarque : « Oh ! mais tu as tellement de chance de faire ce que tu aimes ! » : l’argument implacable pour rationaliser le fait que c’est normal de ne pas en vivre.

La 3ème notion est celle du « superficiel ». Jusqu’aux années 60, nous portions nos vêtements jusqu’à l’usure complète.  Les retoucheuses et couturières avaient par ailleurs un rôle capital dans les villes et quartiers – évidemment toujours très mal payées, par contre. Depuis la mondialisation et ce qu’elle a entrainé en termes d’importations textiles, de délocalisations de production, etc., le vêtement est devenu un bien de consommation comme un autre qui suit des tendances. Acheter sans cesse pour suivre les tendances, jeter quand cela devient désuet, racheter pour rattraper une autre tendance et ainsi de suite. Les métiers de la couture sont généralement considérés comme « légers », « superficiels », « funs », « sympas », « divertissants », « branchés », « cools », « accessoires » « futiles » etc.

La 4ème notion est celle du « loisir-créatif ». Vu que l’on n’est plus obligé de savoir coudre ou raccommoder pour s’habiller (c’est moins cher et plus pratique de racheter un jean neuf chez H&M), on se met à la couture comme un passe-temps, un hobby, un loisir-créatif. Activité manuelle revenue en force notamment grâce à la tendance du « do it yourself ».

Est-ce que ces dynamiques préexistaient à la crise actuelle ? Comment est organisée l’industrie de la couture en termes de rapports de genre et de race ? De loin, on a l’impression que les « couturiers » sont plutôt ces mecs célèbres de la haute-couture, du monde de l’art et du luxe, tandis que les « couturières » apparaissent davantage comme les petites mains indispensables, davantage rattachées au prolétariat ?

Oui ! Évidemment ! tout cela existe depuis la nuit des temps ! Jusqu’au 18ème siècle, c’étaient les hommes qui fabriquaient les habits, les culottes (ancien nom pour les pantalons) et même les corps à baleines des femmes. Les femmes, elles, ont toujours été dans les ornements (la dentelle) et la bonneterie (vêtements de propreté de dessous, aujourd’hui appelés « lingerie ») : pour résumer, tout ce qui ne constituait pas « la pièce principale » d’une silhouette.

A partir de la révolution industrielle et la mécanisation de la couture (milieu du 19ème siècle), les machines à coudre se sont démocratisées et ont commencées à fleurir dans les foyers. Mais les dentellières continuaient toujours à la main, à la lueur d’une lampe à huile après leur journée de labeur aux champs.

Concernant votre deuxième interrogation sur le genre : il faut absolument dissocier le monde du luxe et celui de l’artisanat ! (seule exception : la Haute couture qui réunit les deux). La mode et le luxe sont en effet des notions et produits de « tendance » répondant à des stratégies de marketing en vue d’une consommation de masse en perpétuel mouvement. L’artisanat quant à lui relève d’un savoir-faire qui ne change pas et qui se transmet. La mode et le luxe sont des business généralement gérés par des hommes. Entreprenariat ? Investissement ? Capitalisation ? L’artisanat est généralement plus représenté par des femmes. Tradition ? Protection ? Sécurisation ?

Un fait intéressant : il s’avère que les grands couturiers n’habillent que les femmes ! A croire que cette dualité doit exciter, attirer la curiosité et par conséquent faire valoir le genre masculin à ce titre. Cependant, n’oublions pas que la mode et le luxe ont des dimensions de « spectacle » et que leurs icones sont des personnalités à part entière tels des personnages : l’image d’une marque.

Oui un couturier ; c’est chic, une couturière ; c’est une vielle avec ses chats et son châle au crochet. C’est ancré. Tout comme l’homosexualité des couturiers. C’est ancré dans l’inconscient collectif.

« Nous voulons être cadrées, nous voulons être organisées, nous voulons être rémunérées »

Quelle vision avez-vous de l’après confinement ? Imaginez-vous la dynamique du collectif se poursuivre, et si oui, comment ?

Ce qui se passe aujourd’hui est la mise en lumière d’un métier de l’ombre, un métier précaire, un métier manuel, un métier majoritairement féminin au même titre que les aides-soignantes, les aides à domiciles, les caissières, les techniciennes de surfaces. Cette situation inouïe nous a propulsées au premier plan pour palier à une mauvaise gérance aberrante de l’État français.

Qui aurait cru un jour que nous soyons indispensables à nos concitoyens et que notre pays ne s’en rende même pas compte ? Qui aurait cru un jour qu’un tel évènement qui nous mettrait dans la lumière ?

Il est évident que la dynamique de ce mouvement ne s’arrêtera pas. Il est grand temps que notre métier soit considéré. Il est grand temps que notre métier soit structuré et valorisé. Il est grand temps d’avancer. Pour nous, pour notre patrimoine, pour notre culture, pour notre Histoire.

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