Notes sur le jour où je suis devenue une vieille personne

Dans ce texte qui relève à la fois de l’expression subjective personnelle et des considérations stratégiques, Alisa del Re, figure de l’opéraïsme et du féminisme italien, s’interroge sur la construction de la vulnérabilité des personnes âgées durant l’épidémie de Covid-19 et ses conséquences. Ce faisant, elle rappelle la nécessité de replacer la question des corps et de la reproduction sociale au centre de la réflexion politique, et plaide pour une réorganisation sociale qui permette à chacun·e, sans considération pour sa classe d’âge, de bénéficier d’une santé et d’une vie décentes.

Jusqu’au 21 février 2020, j’étais « différemment jeune », je pouvais planifier l’avenir, voyager, prendre soin de mon apparence, je nageais régulièrement en été et en hiver, je dansais le tango argentin. Avant la pandémie, en fait, le refrain qui m’entourait et qui circulait tous les jours était que j’avais adopté le « jeunisme » comme mode de vie : il fallait être en bonne condition physique (« mais comme t’es beau/belle », « tu ne fais pas ton âge », « mais comme t’es en forme », me disait-on souvent, au point que j’avais fini par y croire) ; la publicité déferlait avec des crèmes pour « peaux matures » contre les rides, elle proposait du « fitness à go go », elle prônait la nécessité d’un état de forme quasi-parfaite à tous les âges ; il fallait marcher très longtemps (les fameux 10. 000 pas !) pour se sentir bien. Il fallait être en bonne santé pour ne pas peser sur ses enfants, pour vivre l’âge « mûr » à la légère et de manière satisfaisante.

Et soudain, du jour au lendemain, je me suis retrouvée dans une zone d’ombre : je suis devenue une vieille femme « à risque ». Je ne peux pas quitter la maison car si je sors, je cours le risque d’être infectée et donc de mourir. Dans les émissions de télé, dans les émissions de radio, il y a toujours un expert virologiste qui explique que c’est moi (et celles et ceux qui me ressemblent) la cible principale du virus sous sa forme mortelle. Le monde a soudainement rétréci sans que rien ne change en apparence – ou au moins physiquement.

Avant de devenir vieille, les frontières n’existaient pour moi que pour être franchies, la distance se mesurait à la fatigue du voyage, mais il n’y avait pas de limites. Aujourd’hui, les limites sont les murs de ma maison : quand je sors dans le jardin, j’ai l’impression de passer dans un autre monde, j’observe tout, même les brins d’herbe, les feuilles, les branches des arbres comme si c’était des choses jamais vues auparavant. Je prends la mesure des espaces. Hier, je suis allée au supermarché, équipée comme il se doit, et je me suis promenée parmi les présentoirs (le rayon œufs était vide) en regardant avidement toutes les marchandises, comme si c’était des cadeaux : j’aurais tout acheté.

Dans la solitude, j’expérimente la dilatation du temps de la femme au foyer. Les choses de la maison que je faisais en un instant, ou que je ne faisais pas, aujourd’hui, pour me consoler, je dis que « je les fais bien » et que cela me prend beaucoup de temps. Je parle des travaux ménagers, du nettoyage et de la préparation des aliments. Au début, faire les courses me semblait être une fête, aujourd’hui je ne sais plus, j’ai un peu peur de la proximité des autres. Dès que j’entends des voix dans la cour, je regarde par la fenêtre et j’essaie d’entrer dans la conversation. Certains voisins sont gentils et nous bavardons, d’autres commencent à avoir des visages sombres, s’inquiètent du travail qui manque, des enfants qu’il est difficile de garder à la maison. Nous sommes tous et toutes de plus en plus nerveux.

Mes horizons sont devenus petits, chaque jour j’organise un calendrier de tâches de survie triviales, que je ne respecte pas toujours. Les journaux, la télévision et les médias répètent constamment que, pour mon propre bien, je dois rester enfermée à la maison, que si quelqu’un peut sortir, ce ne sera certainement pas moi, ou que si je devais sortir (vivante), je sortirai la dernière. Même la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, le dit. Au premier plan se trouve la fragilité de mon âge, comme si je devais me faire mal dès que je sortirai de la maison. Je fais maintenant partie des rangs de celles et ceux qui doivent (pour leur propre bien) rester caché·e·s, rien n’est fait pour mon bien-être, l’impératif est de maintenir les personnes âgées séparées, enfermées, loin d’un monde auquel elles n’ont évidemment plus rien à offrir.

De l’isolement de ma maison, de ma « nouvelle » condition de vieille femme, il n’est cependant pas difficile de regarder dehors et de voir des choses qui, avant, nous marquaient très peu. Pendant ce temps, cette société néolibérale, même avant le virus, cachait les personnes âgées qui ne travaillaient plus, ou qui travaillaient mal, dans des lieux que les français appellent – avec un mélange de peur et de mépris – des mouroirs, à la merci de la spéculation des consortiums privés ou de l’hypocrisie de la charité publique : et on a vu en fait que c’est là qu’elle les a laissé mourir. Mourir du Covid-19, en disant peut-être – et d’éminents savants l’ont souvent souligné – qu’elles avaient d’autres pathologies et que, par conséquent, elles allaient mourir de toute façon : c’est peut-être vrai, mais très probablement pas tout de suite. Nous allons tous mourir, mais le plus tard possible, espérons-le. De plus, dans la folie des discours guerriers, il y avait la justification de laisser mourir les personnes âgées, en devant choisir qui soigner, parce qu’elles avaient déjà vécu assez longtemps. J’espère que ceux qui ont dit cela ont honte. Et j’ai également vu les camions militaires transportant les cadavres, de nuit, vers des enterrements en dehors de la région, car les régions les plus opulentes et les plus performantes ne sont même pas capables d’enterrer leurs morts, ni de traiter décemment leurs malades graves.

Nous sommes aujourd’hui scandalisé·e·s par ce massacre des personnes âgées, par ce manque de soins pour les corps faibles, qui a montré toutes ses limites parce qu’il n’est pas au centre de l’attention politique, parce qu’il est marginalisé et qu’il est géré suivant les logiques du profit. Face à la pandémie, on découvre, comme si cela était une nouveauté, que nous sommes tou·te·s dépendant·e·s des soins, que nous devons tou·te·s être reproduit·e·s par quelqu’un, que chacun·e d’entre nous porte la faiblesse du vivant en lui ou en elle, que seul·e·s, nous ne pouvons pas grand chose. Nous ne sommes pas des machines disponibles au travail sans conditions, les travailleur·se·s ont été les premier·e·s à faire grève pour que leur santé soit protégée avant le profit, avant même les salaires.

Au contraire, c’est précisément cette situation exceptionnellement dramatique et sans précédent qui a mis les corps et leur reproduction au premier plan, en soulignant l’étroite relation entre la reproduction, les revenus et les services sociaux – étroite relation qui doit nous servir de programme pour la phase à venir. Même le pape a saisi cette nécessité dans son discours du dimanche de Pâques : « Vous, les travailleurs précaires, les indépendants, le secteur informel ou l’économie populaire, n’avez pas de salaire stable pour supporter ce moment… et la quarantaine est insupportable. Peut-être le moment est-il venu de penser à une forme de salaire universel de base qui reconnaisse et donne de la dignité aux tâches nobles et irremplaçables que vous accomplissez ; un salaire capable de garantir et de réaliser ce slogan humain et chrétien : « pas de travailleur sans droits » ».

Ici, j’ouvre une parenthèse. Dans les tons martiaux de ces jours, les médecins et les infirmières qui travaillent dans les hôpitaux Covid-19 sont célébré·e·s comme des héros. Je voudrais rappeler que non seulement les femmes sont majoritaires dans les équipes hospitalières, mais qu’elles sont aussi présentes dans toutes les professions qui ont trait à la reproduction sociale, qui nous garantissent la possibilité de notre vie quotidienne, des caissières de supermarché aux coopératives de nettoyage, en passant par les enseignantes à tous les niveaux de l’école. Ceci ne vaut pas seulement pour maintenant, bien sûr : dans le capitalisme néolibéral, les femmes ont toujours été obligées de faire un travail reproductif, souvent non rémunéré, mal payé, peu considéré. Toutes des héroïnes ou toutes exploitées pour des profits détournés ailleurs ?

Mais revenons à nous, les personnes âgées, en essayant de voir quelle pourrait être notre position dans une hypothétique sortie – la phase 2 – de la pandémie. Les survivant·e·s doivent rester enfermé·e·s dans leur maison par stratégie d’autoprotection typique de la conception libérale d’une société d’individus isolés qui se protègent par eux-mêmes. Outre le fait qu’une absence prolongée d’activité physique et de relations sociales peut avoir de graves conséquences sur le bien-être psychophysique de chacun·e, mais surtout des personnes âgées, des très vieux et de ceux et celles qui présentent plus d’une pathologie, pourquoi considérer la catégorie des personnes âgées en bloc et non celle des personnes qui doivent être protégées, qu’elles soient âgées ou jeunes ? Pourquoi une société qui se considère civilisée délègue-t-elle l’autoprotection aux individus et ne pense-t-elle pas simplement à trouver des moyens de protéger celles et ceux qui en ont besoin ?

De ce point de vue, avant de penser à l’isolement des personnes âgées, il serait important de réfléchir à la manière d’offrir à chacun un foyer dans lequel il puisse vivre décemment en quarantaine et même après ; on pourrait imaginer une tutelle de la santé qui implique les zones territoriales à tous les niveaux, avec des organisations de soutien à domicile et des structures de protection dans les quartiers associées à la vie du quartier lui-même ; on pourrait penser à une redistribution des revenus qui aille au-delà de la charité hypocrite des soupes populaires ou des foyers – coûteux ou caritatifs – pour personnes âgées.

Un point de vue simple et raisonnable qui a fortement émergé lors de cette pandémie (mais qui était déjà répandu dans des luttes comme celle contre l’usine Ilva à Tarente ou, dans les années 70, pour la santé dans les usines chimiques de Marghera), est que la centralité des corps et de la vie exige de penser à la santé et à la protection de tou·te·s (et non des groupes d’âge). Si nous demandons le respect des normes sanitaires pour nous sauver, nous devons avant tout être sûr·e·s que la santé a un sens, qu’elle nous garantit le temps nécessaire à la vie, que la reproduction sociale n’est pas détachée de l’individualité des besoins.

En pensant au scandale de la mort de tant de personnes âgées dans les EHPAD  et les hôpitaux, je me suis demandée si j’avais peur. Oui, aujourd’hui je m’autorise le droit d’avoir peur : non pas de la mort, celle-ci je l’ai déjà remise à sa place. Ma peur, c’est que tout redevienne comme avant, que « nous rouvrions les magasins et les usines et que nous enfermions celles et ceux de plus de soixante-dix ans et les populations les plus faibles », que nous ne puissions pas changer l’école ni l’enseignement, et abandonnions celles et ceux qui n’ont pas les moyens d’étudier efficacement et individuellement depuis chez eux. Cela m’effraie de ne voir aucun projet de changement concret et structurel face à une réalité qui l’impose. Et cela me met en colère, tellement en colère : ma – notre – acceptation de l’isolement, la privation de nombreuses libertés, doit être compensée par une vision différente de la politique et des relations. Cela ne peut pas se passer ainsi, comme si de rien n’était. Je sais que je vais survivre à la solitude ; au virus, je ne sais pas, mais je sais que nous ne pouvons pas permettre que l’on retourne à la normale.

Ce texte est d’abord paru en italien dans Il Manifesto. Traduit avec l’aimable autorisation de l’autrice.

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