Que signifie la lettre des généraux à Emmanuel Macron ? Elle interroge sur l’armée et ceux qui la commandent, elle interroge sur l’État et ceux qui le dirigent, s’inscrivant sans fard dans une logique de guerre civile, elle interroge chaque citoyen.
Les armées de conscription ne sont pas les armées professionnelles, les armées de libération ne sont pas les armées de conquêtes et d’occupation, les armées menant une guerre de guérilla ne sont pas les armées disposant d’une puissance de feu écrasante. Et ceux qui les commandent sont façonnés par les guerres dans lesquelles ils ont été engagés, guerres de libération, de conquête, de guérilla ou high tech. Ils le sont militairement, ils le sont politiquement, ils le sont idéologiquement, ils le sont moralement.
La Première armée française, l’armée Rhin et Danube, était composée des Forces Françaises Libres (FFL) ralliées à de Gaulle, des Forces Françaises de l’Intérieur (FFI), nées de la Résistance et, les plus nombreux, de l’Armée d’Afrique, les colonisés enrôlés pour libérer la France. Cette première armée française, qui sera « blanchie » en réduisant le nombre de soldats des colonies, n’était pas une armée révolutionnaire, mais une armée qui a combattu le fascisme, a chassé l’occupant et a participé à vaincre le nazisme. Cette armée libératrice va devenir avec les événements dans les Aurès, de Haiphong et de Madagascar, une armée coloniale.
Dans la guerre se libèrent inéluctablement des sentiments de violence, de vengeance, de tuerie, de haine, de racisme, de survie, diabolique logique, ceux en face étant animés de ces mêmes sentiments de négation de l’autre. Engrenage de la peur ou ivresse du carnage, il n’y a pas de guerres sans abominations, on en ressort fier de ses tueries ou/et traumatisés, décorés ou/et mercenaires.
L’armée, plus encore une armée de métier est dans son mode hiérarchique de fonctionnement, son attachement à la discipline et à l’ordre établi, par essence, réactionnaire. Selon le caractère et la légitimité de la guerre, selon la cause pour laquelle ou contre laquelle ont combat, cette nature réactionnaire s’affirme plus encore ou des idées progressistes prévalent. Or l’armée française a été engagée après la Seconde Guerre mondiale dans une succession de guerres coloniales puis, depuis 1990, de guerres dans le cadre de l’OTAN et au sein de coalitions militaires occidentales ou de guerres dans lesquelles la France intervient seule. Toutes furent des opérations extérieures, hors du territoire national et, dans la plupart de ces guerres, l’armée s’est retrouvée dans le rôle d’occupant. Cela non sans conséquence sur l’état d’esprit, le mode de penser, l’idéologie imprégnant l’armée et son état-major, mais aussi la société. L’appel des généraux en est la démonstration, les réactions de l’opinion publique la confirmation.
Les signataires témoignent de cette implacable logique. Ils sont constitués d’un reliquat de la génération des guerres d’Indochine et d’Algérie, formés aux théories de la « guerre contre-révolutionnaire » et ayant appliqué les méthodes de la « pacification », de strates de la génération des guerres de la Fançafrique, celles de l’écrasement des mouvements de libération au Cameroun et au Niger, des interventions militaires au Tchad, en Centrafrique, en Guinée, en Côte d’Ivoire, en Mauritanie ou au Biafra. Ils appartiennent aux générations de militaires engagés dans les guerres post-guerre froide : guerre du Golfe, de Bosnie, du Kosovo, d’Afghanistan, de Libye, de Syrie, lors desquelles les puissances occidentales s’étant autoproclamées « gendarmes du monde » ont voulu imposer par la guerre leur hégémonie sous le couvert du « droit d’ingérence humanitaire » ou au Rwanda et dans le Sahel, des guerres où la France est intervenue seule.
Si chacune de ces guerres a son histoire, ses conséquences, ses vérités pour les peuples qui furent le théâtre des hostilités et en ont été les victimes, elles ont aussi leur histoire, ses conséquences et ses vérités pour ces générations successives de militaires qui ont été projetées pendant soixante-quinze ans sur des terrains d’opérations extérieures pour servir des objectifs colonialistes, néo-colonialistes et impérialistes.
La guerre, selon son objectif, selon qui s’affronte, selon le déroulement des hostilités et l’intensité des combats, selon l’appui matériel et logistique reçu ou non, selon l’issue ou l’impasse du conflit, nourrit inéluctablement un discours politique et idéologique dont on mesure combien il diffère si l’on met en parallèle la bataille d’Alsace et le franchissement victorieux du Rhin avec la défaite dans la poche de Diên Biên Phu lors de la guerre du Vietnam. Une autre réalité conditionne fortement les sentiments des états-majors, la plupart des guerres menées depuis 1945 ont été militairement gagnées, notamment en raison d’une puissance de feu et de moyens logistiques très supérieurs à ceux de l’adversaire, mais demeure une rancœur qui gagne les têtes et les esprits, la paix politique restant impossible à établir : d’aucune de ces guerres les généraux ne sont revenus victorieux.
Là intervient la nécessité de discerner la responsabilité essentielle du pouvoir politique. L’armée française, armée républicaine, au sens où elle est soumise et obéit aux ordres du Président de la République et du gouvernement, exécute. Lors de la bataille d’Alger, mission lui fut donnée de rétablir l’ordre par tous les moyens, les paras de Massu exécutèrent1. Il en a été ainsi lors de toutes les guerres énumérées depuis 1945, l’armée a exécuté les ordres reçus, mais la responsabilité de décider ou non de la guerre revient aux présidents de la République et aux gouvernements successifs (ainsi Jacques Chirac s’est opposé à participer à la guerre d’Irak). Le choix de la guerre, dont les politiques portent la responsabilité, a des effets et des conséquences politiques, idéologiques et morales qui tiennent à sa nature, sa légitimité et sa finalité. L’engagement continu de l’armée dans des guerres coloniales et impérialistes a logiquement, mécaniquement, contribué à ce que se répande aujourd’hui dans l’armée la gangrène de la sédition.
L’appel des généraux est un acte grave, un acte subversif revendiqué puisqu’il a été rendu public le 21 avril, date anniversaire du putsch des généraux lors de la guerre d’Algérie, le 21 avril 1961. Il s’agit d’un acte de rébellion sans ambiguïté dont toute la mesure doit être prise en portant son attention à la signification de chaque mot de sa conclusion : « Sachez que nous sommes disposés à soutenir les politiques qui prendront en considération la sauvegarde de la nation. Par contre, si rien n’est entrepris, le laxisme continuera à se répandre inexorablement dans la société, provoquant au final une explosion et l’intervention de nos camarades d’active dans une mission périlleuse de protection de nos valeurs civilisationnelles et de sauvegarde de nos compatriotes sur le territoire national. On le voit, il n’est plus temps de tergiverser, sinon, demain la guerre civile mettra un terme à ce chaos croissant, et les morts, dont vous porterez la responsabilité, se compteront par milliers. »
Oui, l’acte est grave, il résonne comme un écho à la déclaration des généraux putschistes en 1961 : « Le commandement réserve ses droits pour étendre son action à la métropole et reconstituer un ordre constitutionnel et républicain gravement compromis par un gouvernement dont l’illégalité éclate aux yeux de la nation. » Ces généraux et les régiments factieux, liés aux ultras de l’Algérie française dans l’OAS, constituèrent alors une menace réelle d’installation d’un pouvoir fasciste en France2.
Oui, le mal est profond. En témoigne le deuxième appel, celui de la « génération du feu », des militaires d’active qui a recueilli 30 000 signatures de militaires et de civils en quelques heures. On y lit « Afghanistan, Mali, Centrafrique ou ailleurs, un certain nombre d’entre nous ont connu le feu ennemi. Certains y ont laissé des camarades. Ils ont offert leur peau pour détruire l’islamisme auquel vous faites des concessions sur notre sol. » Cette expression d’un vécu démontre combien les guerres de civilisation menées depuis vingt ans gangrènent la société, mais aussi qu’elles ont pour conséquence un infernal engrenage de haine de civilisation, avec son enchaînement de violence et de tueries.
Cela doit susciter une prise de conscience des militaires sur l’aventure de la félonie, mais aussi susciter une prise de conscience des politiques : engager le pays dans une guerre n’est pas un acte neutre, se réduisant au seul contenu militaire, interfèrent également l’objectif politique qu’elle recouvre, sa signification idéologique asservissante ou libératrice, les conséquences morales qui en découlent. Au-delà de l’armée, le devenir de la nation est engagé, jusqu’à la menace de l’hydre fasciste.
Nils Andersson
- Ce qui ne disculpe aucunement les armées des crimes de guerre ou des attaques « indiscriminées ou disproportionnées » condamnées par le droit international humanitaire qui sont commis.
- Leçon des événements : l’armée en Algérie se composait de deux entités, les « troupes de secteurs », l’armée de conscription, aucun de ces régiments ne participa au putsch et les « réserves générales », comprenant notamment les régiments parachutistes et les régiments de la légion, la moitié de ces régiments participèrent au putsch.