Nils Andersson - La politique de défense de la France : logique de guerre ou logique de paix ?

Le Revue de défense nationale publie un numéro dont le titre peut surprendre sous cette couverture : « Sommes-nous entrés dans l’ère post-occidentale ? » Post, préfixe qui se décline depuis une quarantaine d’années, post-féminisme, post-modernisme, post-industriel, post-socialisme, post-colonialisme, post-révolutionnaire. La pertinence de post-occidental s’inscrit dans un processus dont les signes annonciateurs se constatent au sortir de 14-18 marquant la fin d’une Europe dominatrice, l’Europe sort encore plus affaiblie de la Seconde Guerre mondiale et les États-Unis deviennent le centre d’un monde occidental dominateur depuis le XVIe siècle.

Ce processus d’affaiblissement va être affirmé lors des guerres de libération nationale où les puissances coloniales européennes, malgré leur supériorité militaire, voient se défaire les empires. Au tournant des années 1990, l’échec du projet communiste permet de faire croire à une hégémonie millénariste du monde occidental. Si le système capitaliste mondialisé est devenu alors hégémonique, des bouleversements géopolitiques tectoniques s’opèrent et, dans un temps très court, une génération, l’hégémonisme occidental se voit contesté. Tendance historique qu’accélère le virus de la Covid-19, première pandémie de l’Histoire aux conséquences sanitaires et économiques sur les cinq continents. Ce processus fonde la pertinence du vocable post-occidental pour définir la période actuelle dans le domaine militaire et celui du système des relations internationales.

Dans ce bouleversement des équilibres mondiaux, quelles sont la politique et la stratégie de défense de la France ? Elle se trouve clairement définie par une contribution de Françoise Dumas, présidente de la Commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale, dans la Revue de la défense nationale, contribution intitulée sans ambiguïté : « Éviter le déclassement stratégique en se préparant aux conflits qui viennent. »

Que signifie, en matière de défense, le passage de l’hégémonie occidentale à un monde post-occidental ?

D’emblée, se référant à l’Actualisation stratégique 2021, présentée le 21 janvier 2021 par le ministère des Armées, Françoise Dumas stipule que de toutes les menaces recensées dans ce document, elle retient un avertissement : « un affrontement direct entre grandes puissances ne peut plus être ignoré ». Sur quels faits, quels événements repose cette affirmation ? Françoise Dumas le précise : « Devant nos yeux, l’unilatéralisme américain, les guerres hybrides russes, l’interventionnisme turc et l’expansionnisme chinois ont clôturé une époque ; les promesses des années 1990, déjà fragilisées par le terrorisme islamique, se sont effondrées à trente ans, comme les illusions ont souvent tendance à le faire. » Le constat est lucide, les décisions prises sous la présidence d’Emmanuel Macron qui découlent de ce constat le sont-elles ?

Françoise Dumas inscrit la politique de défense de la France dans un cours inexorable vers la guerre quand elle écrit : « Dans ce contexte, l’hypothèse d’un affrontement direct de haute intensité, sous le seuil nucléaire, mais hybridé par de multiples approches indirectes, ne peut plus être ignorée. Il convient de s’y préparer. » C’est là fixer à la France une mission qui relève d’une logique de Puissance, celle d’un pays membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU, membre du Traité de l’Atlantique Nord (l’OTAN), doté de l’arme de dissuasion nucléaire, qui dispose de la première armée européenne engagée dans plus de 100 opérations extérieures depuis 1990. Pour Françoise Dumas, il s’agit là « d’actifs stratégiques » pour que la France soit entendue « dans le tumulte du monde », mais ces « actifs stratégiques » sont lourds d’engagements et de risques de se voir entraîné dans des conflits contraires aux intérêts des peuples.

L’engrenage des politiques de Puissance

Ce rôle de puissance militaire de la France servirait, est-il ajouté, une mission de paix « car la paix, cœur du projet européen, ne peut s’épanouir qu’à l’ombre d’une puissance qui s’affirme et d’épées qui la confortent. » Une affirmation qui appelle des réserves, « la paix au cœur du projet européen », est une paix dans ses limes, une paix pour soi et entre soi, car après 1945, l’Europe s’est opposée par la guerre aux peuples du tiers-monde voulant se libérer du colonialisme et, depuis les années 1990, les interventions militaires, avec la participation des puissances européennes, dans ou hors le cadre de l’OTAN, se sont succédées, en Afrique, au Moyen-Orient et dans l’Asie centrale. Le constat est là, depuis soixante-dix ans, l’épée a prévalu sur la paix, et les puissances européennes n’ont cessé de mener la guerre sur d’autres continents.

De ces opérations extérieures, des enseignements sont à tirer. À l’exception du Vietnam, les puissances coloniales ont gagné militairement les guerres contre les mouvements de libération nationale, mais elles les ont perdues politiquement et depuis trente ans, les puissances occidentales ont gagné militairement les guerres menées au nom du « droit d’ingérence humanitaire » et du « droit de protéger », mais ces « victoires » débouchent sur des impasses politiques. Ne faut-il donc pas, en lieu et place d’affirmer le concept de Puissance, repenser l’idée de puissance ?

Ainsi, appeler les armées à « penser une guerre qui n’est pas celle qu’elles font aujourd’hui », s’inscrit-il dans l’objectif premier des armées d’assurer la défense du territoire national ? Ou, obéissant au concept de puissance, s’inscrit-il dans la planification d’opérations contre des puissances adverses désignées, dotées d’un dispositif de défense aérienne, maritime, terrestre et spatial ? Ceci en référence aux études stratégiques, qui ont cours dans des armées, sur les capacités de puissances antagonistes à s’opposer par des systèmes Anti-access (interdiction de zone) ou Access-denial (déni d’accès) à des « interventions expéditionnaires ». Une telle logique de guerre conduit à un conflit dont aucune partie ne peut sortir vainqueur et aucun peuple indemne.

Penser une guerre qui n’est pas celle d’aujourd’hui implique nécessairement un conditionnement de la société, des citoyens. La contribution de Françoise Dumas en affirme la possibilité « par la préservation d’un état militaire singulier pour garantir à la République des forces disponibles, réactives et disciplinées, jusque dans les extrémités de la guerre. » Oublions le réalisme brutal du langage, s’agissant d’une disponibilité « jusque dans les extrémités de la guerre », l’Histoire montre que si leur sol est attaqué ou envahi, dans les peuples naît et se manifeste, « jusque dans les extrémités de la guerre » une résistance à l’agresseur ou à l’occupant. Mais les oppositions sont fortes dans le peuple à être disponible « jusque dans les extrémités de la guerre », à être engagé dans des opérations expéditionnaires au titre de « Puissance » lors desquelles il devient occupant.

Défendre le droit humanitaire, premier acte de défense de la Paix

S’inscrivant dans cette logique de guerre, il est troublant de lire Françoise Dumas quand elle écrit : « il importe également de veiller à ce que l’évolution des jurisprudences de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour de justice de l’Union européenne ne vienne pas entraver la capacité des armées à se préparer ou à s’engager en opérations, par méconnaissance des exigences de la guerre… des interprétations juridiques peuvent méconnaître les exigences qui s’attachent à la préservation de notre souveraineté et de notre politique de défense. » L’idée ne peut lui être prêtée d’un Patriot Act, à l’exemple de l’US Patriot Act de George W. Bush, adopté en 2001, avant le déclanchement des guerres projetées d’Irak et d’Afghanistan, qui accorde l’immunité aux soldats étatsuniens pour les crimes de guerre commis dans des « opérations de paix », mais le principe premier devant imprimer l’action du gouvernement doit être de renforcer les juridictions européennes et les Conventions de Genève sur le droit international humanitaire et non pas de les affaiblir avec des « aménagements », ce qui ouvre inéluctablement sur des violations des droits de la guerre et participe à libérer la violence armée.

S’il est justement rappelé dans l’article l’évidence que « les armées ne feront pas la guerre sans les citoyens », ils sont cependant réduits à un rôle de « vivier indispensable si des effectifs massifs devaient être rapidement reconstitués », un rôle qui nécessite un endoctrinement, et Françoise Dumas d’ajouter : « Pour le dire crûment, l’opinion publique doit être prête aux pertes qu’un conflit de haute intensité engendrerait et aux débats que la guerre des perceptions avive jusqu’à la déraison. » Cela demande de définir ce qu’est un « conflit de haute intensité » dans lequel les citoyens doivent être prêts à être enrôlés.

Un conflit de haute intensité se distingue des guerres dites asymétriques, à l’exemple de celles d’Irak, du Kosovo ou d’Afghanistan où s’opposaient des armées et des puissances de feu inégales. Un conflit de haute intensité est une guerre interétatique comme les deux Guerres mondiales, mais les temps ont changé et Françoise Dumas en précise les nouvelles formes avec « l’usage de stratégies hybrides, le recours à des proxies, l’emploi du chantage géopolitique, la guerre informationnelle, les agressions numériques, l’arsenalisation de l’espace et la dronisation sont autant de nouveaux visages de la guerre au XXIe siècle. » Moyens, et d’autres encore, qui n’excluent pas le recours aux armes nucléaires tactiques et stratégiques. Aujourd’hui, une guerre de haute intensité est une guerre qui se mène au sol, sur les mers, dans les airs, jusqu’à l’exoatmosphère, démultipliant les souffrances des peuples et rendant irrémédiable la crise écologique. Le titre de la contribution de Françoise Dumas : « Éviter le déclassement stratégique en se préparant aux conflits qui viennent » prend là toute sa signification, car, de fait, le déclassement militaire de la France et de l’Europe avec les superpuissances est une réalité.

Dans le domaine militaire, la hiérarchie des rapports de force conflictuels entre puissances est définie avec les super puissances que sont les États-Unis, la Russie et la Chine, vient ensuite, « déclassée », l’Union européenne, au sein de laquelle la France est la principale puissance militaire et l’Inde, puis interfèrent des puissances régionales comme, à la périphérie de l’Europe, Israël, la Turquie, l’Iran, l’Arabie saoudite. Thierry Goumart, directeur de l’IFRI (Institut Français des Relations Internationales), explicite dans une interview ces logiques conflictuelles : « La mondialisation, à rebours d’une conception largement enseignée, ce n’est pas seulement la coopération, mais aussi la compétition et la confrontation auxquelles se livrent les puissances de jour comme de nuit. » Les contradictions et les antagonismes politiques, économiques, commerciaux, financiers, territoriaux, idéologiques qui se manifestent entre Puissances aux intérêts fortement concurrentiels sont évidents. Si, aujourd’hui le risque de conflit de haute intensité existe, c’est en raison de ces contradictions entre les principales puissances et que celles-ci se préparent à les résoudre par la guerre, ce qui entraîne le monde dans une spirale de surarmement et de militarisation de la société avec la réalité aggravante que les détenteurs politiques et économiques du pouvoir décident seuls de l’évolution de ces contradictions.

Conscient que dans la « hiérarchie » actuelle des Puissances, face à un risque de conflit majeur, l’Europe, la France, n’ont aucun contrôle de la situation, il est important de poser la question : quel est pour la France le centre décisionnel ? L’OTAN, organisation sous l’autorité des États-Unis, dont l’article 5 stipule que « les parties conviennent qu’une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties » ? L’Union européenne, structure interétatique sans autonomie stratégique ni convergences des politiques étrangères ? Ou la prise de décision relève-t-elle d’une souveraineté étatique ? Il faut avoir conscience des conséquences de décisions faisant prévaloir des intérêts de Puissances prises par des alliances idéologiques ou militaires.

Une telle dépendance peut conduire à des engrenages de guerre totale ignorant le cri des peuples au sortir des deux guerres mondiales et lors de toutes les guerres : « Plus jamais ça ! »

Pour l’utopie de paix

Pour s’opposer à la logique de guerre et faire prévaloir la paix, Françoise Dumas fait référence à Jean Jaurès et à son ouvrage L’armée nouvelle, publié en 1911 comme partie d’un programme d’une France socialiste. Jaurès y écrit : « Comment porter au plus haut, pour la France et pour le monde incertain dont elle est enveloppée, les chances de paix ? Et si, malgré son effort et sa volonté de paix, elle est attaquée, comment porter au plus haut les chances de salut, les moyens de victoire ? »  

Pour Françoise Dumas, « c’est bien de cela qu’il s’agit : le contexte nous astreint à préparer les moyens de la victoire, en conjuguant des moyens militaires à hauteur des menaces et une force morale, sûre d’elle-même, unissant nos concitoyens et permettant à la France d’assumer le coût de ses libertés, de supporter les épreuves qu’elle ne pourrait éviter et de faire face à l’adversité. » Sauf que Jaurès répond à la question qu’il pose dans L’armée nouvelle et, affirmant la volonté de défendre le sol, s’il écrit, « qu’assurer la paix » passe « par la constitution d’un appareil défensif si formidable que toute pensée d’agression soit découragée chez les plus insolents et les plus rapaces », concernant la volonté « d’imposer une volonté de paix », sa réponse diffère et Françoise Dumas arrête de citer Jaurès là où elle devrait commencer. Pour Jaurès : « Il serait enfantin et dérisoire de proposer un vaste programme de travail, un long et grand effort systématique de réforme à un pays qui ne disposerait pas de lui-même, qui serait sans cesse à la merci ou des aventuriers du dedans en quête de conflits, ou des agresseurs du dehors, et toujours sous la menace ou dans le déchaînement de la guerre. Assurer la paix par une politique évidente de sagesse, de modération et de droiture, par la répudiation définitive des entreprises de force, par l’acceptation loyale et la pratique des moyens juridiques nouveaux qui peuvent résoudre les conflits sans violence. »

Voix de son maître, dans son rôle de présidente de la Commission de la défense nationale, Françoise Dumas, avec sa contribution : « Éviter le déclassement stratégique en se préparant aux conflits qui viennent », situe très clairement le cadre de la politique de défense d’Emmanuel Macron, une politique qui se décline par l’importance accordée à une stratégie spatiale, avec les projets d’une armée européenne, la poursuite des opérations dans le Sahel même surdimensionnées au vu des capacités humaines et militaires de la France, la présence de forces navales en Mer de Chine, la dissuasion nucléaire, clé de voûte de la France comme grande Puissance, l’organisation du Service National Universel pour l’encadrement de la jeunesse. Une politique qui s’inscrit « dans l’hypothèse d’un affrontement direct de haute intensité » auquel « il convient de s’y préparer », tournant ainsi le dos à une politique des « chances de paix », multilatéraliste, qui constitue l’aspiration du peuple français, de tous les peuples.

Nils Andersson est un éditeur né à Lausanne et expulsé du territoire suisse par les autorités helvétiques en 1966 à la suite de la publication de divers écrits, principalement favorables aux combattants algériens puis vietnamiens et des textes communistes, dont ceux de Mao Zedong qu’il est le premier à publier en français, jugés subversifs par le conseil fédéral de l’époque. Il est actuellement toujours analyste politique.

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