À Naples, vendredi soir, des milliers de personnes ont participé à une manifestation spontanée contre le nouveau couvre-feu annoncé par le président régional Vincenzo De Luca, suivie de plusieurs heures de combats de rue et d’attaques contre des bâtiments publics. Les médias ont immédiatement cherché à y déceler la mainmise des fascistes, des Ultras ou même de la Camorra. Alors que depuis la révolte s’est étendue à plusieurs autres villes d’Italie, nous avons traduit l’édito de nos camarades d’Infoaut qui revient sur la première nuit d’émeute napolitaine, en s’attachant à déconstruire le « confortable récit raciste et colonial » de la presse mainstream.
Nous avons écrit à chaud sur Facebook à propos de ce qu’il se passait à Naples : « Les rues de cette nuit étaient peut-être spontanées, contradictoires, ambiguës, stratifiées, comme la société dans laquelle nous vivons, comme son revers. Mais à Naples, ce soir, s’est brisée l’hypocrisie derrière laquelle se cache l’incompétence de ceux qui nous gouvernent, l’échec de ce modèle économique face au virus, la violence qu’ont dû endurer ceux qui pendant des mois ont été abandonnés ».
Comme prévu, l’aboiement médiatique contre ceux qui sont descendus dans la rue ne s’est pas fait attendre. La fumée des gaz lacrymogènes ne s’était toujours pas dissipée que les commentateurs politiques émettaient déjà des hypothèses sur la mainmise de la Camorra et des fascistes, proposant le fétiche habituel des ultras coupables de tous les maux du monde, associant les manifestations d’hier aux No Mask, alors même que le message porté dans la rue était totalement différent. Et une grande partie de la gauche de ce pays s’est blottie dans ce confortable récit raciste et colonial. Un récit linéaire qui, sans rien saisir des tensions, des contradictions et des instances du mouvement, signifie : au fond, ce sont les Napolitains habituels. Exorciser la rébellion.
Le problème est qu’à notre époque, chaque fois que surgit un phénomène autonome de conflictualité sociale prolongée, qu’il s’agisse des Forconi ou des Gilets jaunes, celui-ci apparaît sous des formes impures, ambivalentes et contradictoires. Souvent se retrouvent dans la rue des personnes qui, théoriquement du moins, sont censées avoir des intérêts opposés, et plus souvent encore, ces contradictions se consomment justement dans la rue. Il est donc beaucoup plus facile de les considérer comme des phénomènes fascistes simplement parce que Roberto Fiore [fondateur et dirigeant du mouvement néofasciste Forza Nuova] essaie de s’en approprier la paternité avec un tweet depuis son confortable fauteuil à Rome, ou comme des actions coordonnées par la Camorra (sans que l’on sache clairement dans quel but), plutôt que d’essayer de les comprendre et d’y prendre part pour contribuer à leur évolution.
Comme quelqu’un l’a noté à juste titre sur Facebook, le récit mainstream est assez similaire à celui qui avait été fait il y a quelques années devant la crise des déchets. La responsabilité de la crise est mise sur le dos de la population qui, inquiète pour sa santé, se rebelle contre l’incompétence et la corruption des institutions et des entreprises privées, puis finalement apparaît comme par magie l’infiltration du crime organisé dans les manifestations pour les délégitimer et les réduire à un phénomène de pure délinquance. Un scénario déjà vu qui se répète chaque fois que les gens ne s’adaptent pas à la gestion de l’urgence par le haut.
Oui, car depuis des mois, nous entendons répéter dans le jargon martial que « nous sommes en guerre contre le Covid ». Mais comme on sait, la guerre est la plus hypocrite des activités humaines. Les colonels à la recherche d’un consensus facile crient à travers les écrans que c’est de notre faute si le virus se propage. Pendant ce temps, les « soldats » de cette guerre continuent d’être envoyés au front avec des chaussures en carton et une pétoire pour deux. Une guerre hypocrite, comme nous le disions, dans laquelle le problème serait ce que les gens font entre 23 heures et 5 heures du matin (ils dorment la plupart du temps) et non le fait qu’ils tombent malades au travail, dans les transports, à l’école, à l’hôpital et même dans les files d’attente pour se faire tester. Voilà donc le couvre-feu, encore un mot d’état de siège, revenu en quelques semaines dans le langage commun, encore une mesure ad hoc pour ne pas perdre la face au vu de l’augmentation des infections et en même temps pour ne pas contrarier les vrais coresponsables de cette situation, ceux qui depuis des mois demandent de tout rouvrir à tout prix, ceux qui veulent maintenant licencier à tout prix : les patrons de la Confindustria et ce ramassis de bandits qui dans notre pays s’appellent des entrepreneurs.
Non, nous ne sommes pas devenus « agambeniens » du jour au lendemain, nous croyons toujours, encore plus face à ce qui s’est passé, qu’il ne s’agit pas d’une simple grippe, que la première tâche pour nous est de prendre soin de nous-mêmes et des autres afin que le virus ne se propage pas. Nous pensons que cela ne doit pas se faire par obéissance envers le pouvoir établi, mais par amour pour les faibles et les opprimés, pour ceux qui sont abandonnés, pour ceux qui souffrent dans la lutte contre le virus. Parce que nous savons très bien que c’est nous, ceux d’en bas, qui payons le plus dans cette crise causée par l’économie mondialisée, les privatisations, la dévastation de l’environnement, la transformation de la santé en marchandise. Mais prendre soin de soi et des autres signifie ne pas ignorer d’un geste égoïste ceux qui ont perdu leur emploi dans cette crise, ceux qui risquent de perdre leur maison et leurs proches. Cela signifie se battre à leurs côtés, car tant que la gestion de l’urgence sera uniquement aux mains du politique, tant que les seuls à faire entendre leur voix seront les industriels, alors c’est nous qui compterons dans nos rangs les morts et les malades, que ce soit du Covid ou de la faim. Il est temps de revenir à l’idée que la santé est un fait social global et que la rébellion est le symptôme que quelque chose doit changer.