Motivées par la dénonciation des violences sexistes, et en particulier d’une culture du viol institutionnalisée, les militantes féministes ont ponctuellement mais massivement pris la rue ces derniers mois. À travers les dénonciations de la promotion d’auteurs de violences sexistes ou de leurs complices, ce qui s’exprime est également un potentiel de confrontation plus radicale envers l’ordre néolibéral et raciste qu’incarne le gouvernement Macron.
Un élan retrouvé
Le confinement n’aura pas cassé l’élan féministe. Alors qu’une foule nombreuse et énergique avait déjà pris la rue le 28 février pour dénoncer les honneurs publics remis à Roman Polanski, puis le 7 mars pour une marche de nuit aux fortes tonalités antifascistes, les féministes se sont à nouveau réunies le 10 juillet, toujours aussi nombreuses et dynamiques, pour dénoncer deux nominations officielles : celle de Gérald Darmanin, visé par une enquête pour viol, au poste de ministre de l’Intérieur et celle d’Éric Dupont-Moretti, connu pour ses nombreuses sorties sexistes, à celui de Garde des Sceaux. Le « remaniement de la honte » auquel a procédé le nouveau premier ministre Castex a en effet aussitôt déclenché une légitime colère qui s’est transformée en mot d’ordre : de nombreux rassemblements se sont tenus en France et devant des ambassades à l’étranger. On citera, entre autres, Paris, Marseille, Grenoble, Lille, Nantes, Angers, Caen, Rennes.
Cette séquence féministe, radicale et salutaire, nous invite ainsi à nous confronter à la question du pouvoir, de ceux qui en bénéficient, et à l’impunité systématique qui y est rattachée. La nomination d’un homme accusé de viol (mais l’on pourrait aussi bien dire : d’un violeur) au gouvernement n’est pas qu’un symbole : elle ne dit pas seulement quelque chose, elle est aussi la perpétuation tout à fait concrète de la culture du viol. La figure publique possède en effet un rôle symbolique fondamental, encore plus lorsqu’il s’agit de ceux qui nous gouvernent : elle porte en elle les aspirations et les traits forts de ce qu’elle représente. Avec l’accès de Polanski ou Darmanin à des nominations parmi les plus prestigieuses de leurs domaines respectifs (politique, culturel), c’est bien la culture du viol elle-même qui se retrouve non pas intégrée – elle en est consubstantielle – aux sommets l’État, mais officiellement, ouvertement affichée et légitimée.
Rompre avec l’imposture du féminisme institutionnel et ses relents racistes
Ce remaniement a également le mérite de révéler une certaine face du fémonationalisme d’État. Lorsqu’il s’agit de revendiquer une « diplomatie féministe » (entendre : revendication d’une posture consistant à donner des leçons au monde entier, et notamment aux pays considérés comme moins civilisés), de défendre un agenda répressif, raciste et ultra-libéral, le féminisme est érigé comme « grande cause du quinquennat ». En revanche, lorsque les mobilisations féministes s’attaquent aux violences sexuelles exercées par des hommes qui bénéficient d’une reconnaissance culturelle, institutionnelle, et en particulier contre les hommes du gouvernement, c’est Macron qui dénonce lui-même, dans son discours du 14 Juillet, un « moralisme » et une « démocratie de l’émotion » venue des « sociétés anglo-saxonnes », auxquels il préfère de franches discussions « d’homme à homme ».
Ainsi, à l’opposé de l’idée que le fémonationalisme cherche à répandre, selon laquelle le sexisme structurel serait l’apanage de cultures « autres », étrangères, et notamment non-blanches et musulmanes, il apparaît assez clairement que ce qui se fait passer pour l’essence de l’Occident, cet État libéral, démocratique et progressiste, repose sur une culture, institutionnelle autant que politique, intrinsèquement et violemment sexiste : une véritable et massive culture du viol à la française, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Valérie Rey-Robert.
Ce craquèlement si flagrant de la façade féministe de l’État est donc une opportunité à saisir, une brèche dans laquelle s’engouffrer afin de contester plus efficacement la vraie nature du fémonationalisme d’État, et tenter d’organiser un antagonisme qui rompe avec les écueils répressifs, carcéraux et étatistes qui sont parfois les points aveugles de certaines tendances du mouvement féministe.
Ni Darmanin ni Taubira
Il apparaît en effet nécessaire de situer la critique des promotions telles que celles de Polanski, Darmanin ou Dupont-Moretti, dans une perspective plus radicale, à partir de laquelle penser nos mobilisations de façon stratégique. Se mobiliser contre la nomination de Darmanin au poste de ministre de l’intérieur doit s’articuler avec la conscience que les nominations d’auteurs de violences sexistes, ne sont pas des anomalies dans le système. Dans le cas de Polanski, comme dans celui de Darmanin, c’est bien le pouvoir que leur octroie leur statut qui leur a permis d’agir tel qu’ils l’ont fait, sans être inquiétés, mais en bénéficiant au contraire de la bienveillance complice de leurs pairs : il n’y a donc rien d’étonnant, ou d’anormal, dans cette reconnaissance.
Dès lors, le danger, en se focalisant sur ces nominations, serait de les analyser comme des « erreurs de casting », rectifiables par de nouveaux remaniements. De la même manière que les violences policières, quand elles ne sont pas simplement niées, sont attribuées à la responsabilité de brebis galeuses, et considérées comme des « bavures » dans le système, on pourrait être tentées de croire que l’arrivée de violeurs dans les hautes sphères du pouvoir sont des anomalies qu’il s’agirait de dénoncer et de rectifier.
Une telle perspective – incarnée par exemple par cette pétition demandant le départ des ministres concernés, sera en effet insuffisante. Christophe Castaner était-il un meilleur allié, quand il envoyait ses forces appliquer des politiques mortifères et réprimer nos manifestations ? C’est plutôt le fonctionnement normal du pouvoir d’État, en tant que déterminant premier de la reproduction des dominations sexistes, qui organise l’impunité dont jouissent les Darmanin et les Polanski de ce monde.
L’enjeu n’est donc pas ici d’imposer un rapport de force pour que le gouvernement « progresse », que l’État libéral-démocrate se réforme et devienne un allié féministe. Notre utopie n’est pas celle de Caroline de Haas, rêvant d’un gouvernement féministe et de milliers de victimes faisant la queue devant les commissariats. Nous ne réclamons pas un gouvernement intersectionnel et lgbti-compatible, car nous ne serons jamais dupes de la possibilité pour un gouvernement libéral / social-démocrate, d’être un allié à quelque niveau que ce soit, dans la lutte féministe. On a vu d’ailleurs ces derniers jours la quasi-intégralité du conseil municipal de Paris (moins les militantes écologistes l’ayant dénoncé, et communistes compris) se ranger unanimement derrière le si féministe Didier Lallement rendant hommage à Christophe Girard, venant de démissionner de son poste d’adjoint suite à une mobilisation dénonçant sa potentielle complicité avec le pédocriminel Gabriel Matzneff.
On se lève et on se barre ?
Si le mot d’ordre « on se lève et on se barre », par lequel Virginie Despentes mettait des mots sur le geste d’Adèle Haenel quittant la cérémonie des Césars suite au couronnement de Polanski comme meilleur réalisateur, a eu un certain succès, on voit bien qu’il n’est hélas pas reproductible dans le cas de nominations au niveau le plus haut du pouvoir d’État : nos vies ne sont pas des diners de gala desquels il nous suffirait d’acter par un geste théâtral la destitution de l’État. Nous ne sommes de toutes manières pas de celles qui sont invitées aux tables des puissants, et nous ne saurions réduire notre stratégie à attendre que celles qui le sont daignent se lever, se barrer et nous rejoindre.
Ainsi, il existe une grande différence entre des revendications cosmétiques, qui se concentrent sur la seule représentation, voire les seules identités revendiquées par qui nous gouverne, et une foule féministe qui affirme qu’elle n’est pas dupe et déploie sa puissance d’auto-organisation face à la brutalité multi-dimensionnelle du gouvernement Macron.
Il peut d’ailleurs dans un premier temps paraître étonnant que le gouvernement ne joue pas davantage, au-delà du fémonationalisme mentionné plus haut, la carte du pinkwashing (à l’exemple d’un Justin Trudeau auquel on a eu coutume de voir Macron comparé), mais s’affirme aussi explicitement contre les mouvements féministes et LGBTQ. On a pu en effet assister ces dernières années à la revendication par des gouvernements néolibéraux de la prise en compte des minorités, afin de mieux les intégrer à leurs politiques anti-sociales. C’est que dans la politique de destruction aussi bien matérielle que subjective à laquelle se livre Macron, la complicité à l’égard d’homophobes notoires, d’auteurs d’agressions voire de viols, côtoie ainsi plus naturellement le mépris qui a par exemple particulièrement frappé ces derniers mois les professions « vitales » – et majoritairement féminines (aides-soignantes, infirmières, auxiliaires de vie, caissières, et tant d’autres). De même, son mépris des mobilisations contre le racisme et les violences policières n’est pas un tort « en plus », ni une dissonance, mais bien l’essence d’un gouvernement qui a choisi à qui il donnerait ses gages.
Il y a donc fort à parier que les séquences à venir nous donneront de nouvelles raisons de nous mobiliser et de nous organiser. Le refus de ce gouvernement d’intégrer ne serait-ce que quelques revendications féministes ou anti-racistes à sa façade pourra ainsi favoriser les convergence entre mouvement anti-raciste et mouvement féministe, renforçant l’opposition au fémonationalisme (il y a fort à parier que parmi la foule qui était devant l’hôtel de ville de Paris le 10 Juillet pour dénoncer le remaniement, nombreuses étaient les manifestantes qui avaient le mois précédent participé au rassemblement devant le palais de justice en soutien au comité Adama). Aussi, s’il est probable que le mouvement féministe devienne une composante de plus en plus déterminante des mouvements à venir, il ne peut être question pour lui de ne demander que des changements de façade : ce qui est en jeu est bien sa participation à une transformation radicale de la situation globale.