Max Ajl - Qui empêchera la catastrophe ? Sur La chauve-souris et le capital d'Andreas Malm

Andreas Malm a publié cette année La chauve-souris et le capital. Stratégie pour l’urgence chronique (éditions La fabrique), où, prolongeant ses thèses sur le « capitalisme fossile », il se confronte aux modes de résolution possibles de la crise climatique en cours, à la lumière de la pandémie de Covid-19 et des interventions étatiques d’urgence élaborées pour y faire face. Malm y plaide pour un « léninisme écologique » qui adapterait aux conditions du présent le communisme de guerre mis en place par les bolchéviques après la Révolution d’Octobre.

Dans le texte qui suit, Max Ajl propose une critique des solutions programmatiques de Malm, pointant notamment le caractère « purement hypothétique et textuel » de son léninisme écologique – dont le sujet demeure introuvable – au mépris des luttes populaires réelles, sur le continent américain et ailleurs, en internalité auxquelles tout projet révolutionnaire devrait se fonder. Il nous a semblé que ces objections, parfois vigoureuses, méritaient d’être traduites, tant le débat sur les stratégies révolutionnaires écologiques est essentiel aujourd’hui et d’autant plus qu’Andreas Malm nous a promis d’y répondre dans les mois qui viennent.

L’une des garrotes qu’Andreas Malm a appliquées à l’historiographie libérale de la révolution industrielle britannique dans son Fossil Capital (2016) a été le rejet de l’idée que les capitalistes sont passés d’une énergie hydraulique abondante à une vapeur assurée par le charbon parce que ce dernier était moins cher. Ce n’est pas le cas. Le problème résidait dans le fait que les écluses et autres opérateurs de l’énergie hydraulique exigeaient la coopération des capitalistes et l’installation de moulins près des cours d’eau. Le charbon permettait au contraire aux capitalistes d’agir indépendamment les uns des autres et d’installer des usines à proximité des travailleurs concentrés dans les villes. Dans son étude de la technologie, Malm a montré combien il était irrationnel de séparer analytiquement les rapports sociaux capitalistes des instruments physiques de production. La technologie n’a jamais été et n’est jamais socialement innocente. Dans le capitalisme, des éléments distincts s’imbriquent au sein d’une machine socio-technique de domination, dont la vitesse et la portée sont considérablement renforcées par le pouvoir condensé dans des blocs noirs de charbon et des gisements noirs de pétrole. Malm a baptisé ce système social « capitalisme fossile » et l’a identifié comme marquant une nouvelle ère dans les affaires sociales.

Le nouveau livre de Malm sur la façon de résoudre la crise climatique, La chauve-souris et le capital, n’hésite pas non plus à nommer spécifiquement le capitalisme fossile comme l’ennemi de l’humanité. Il montre comment le réchauffement climatique, produit du capitalisme, rend le système singulièrement et globalement destructeur. Malm utilise la pandémie de COVID-19 pour réfléchir à la mobilisation d’urgence des capacités de États en réponse aux émissions anthropiques de CO2. Mais son analogie historique favorite est le communisme de guerre, la politique de Lénine au crépuscule de la deuxième décennie du 20ème siècle pour faire face aux crises interdépendantes de l’invasion, de la faim, de la pauvreté et de l’autodéfense après la révolution russe.

Malm commence par une sociologie comparative des réponses des États au COVID-19 et de leurs politiques climatiques. Pourquoi l’État (ou les États du centre capitaliste), demande-t-il, ont-ils été si rapides et efficaces pour contenir le COVID-19 d’une part et si lents et ineptes pour faire face au changement climatique d’autre part ? La réponse est simple : les victimes du COVID-19 étaient, ou devaient être, des Blancs âgés et riches, alors que les premières victimes du Capitalocène sont les gens de couleur du Tiers-Monde. Les gouvernements du Premier Monde ont décidé de sacrifier le bien-être de l’économie capitaliste au profit de cohortes de personnes âgées et potentiellement plus jeunes : « On pourrait considérer que ce moment fait ressortir le meilleur de la démocratie bourgeoise moderne ». Cette réaction a montré la volonté des gens d’accepter une action d’urgence, même si elle a également montré l’incapacité de l’État capitaliste à aller effectivement aux racines de l’urgence sanitaire : déforestation, débordement zoonotique, incubation accélérée de virus, transmission de l’animal vers l’humain, et autres étiologies de la crise actuelle.

Il faut d’abord dire qu’il s’agit là d’un compte rendu remarquablement optimiste, pour ne pas dire surréaliste, de la réponse du monde riche au COVID-19. Malm note à juste titre que les États occidentaux ont partiellement déplacé le groupe à risque pour le virus des classes les plus favorisées (la classe supérieure blanche et la classe moyenne supérieure) vers la classe inférieure aux États-Unis, où les taux de mortalité et les disparités raciales dans les décès ont été énormes – bien qu’il ne mentionne pas que les décès dans les maisons de retraite ont été stratosphériques et, en Grande-Bretagne, liés aux ordres de non-réanimation. Il ne reconnaît pas, cependant, que l’option du confinement a été la pire des deux mondes, ne faisant pas grand-chose pour réellement supprimer le virus (regardez plutôt le Kerala, le Vietnam, Cuba et la Chine si vous voulez savoir comment faire). En même temps, en dépit des paiements directs de revenus par les pouvoirs publics dans la première phase du virus, la réponse de l’État a massivement appauvri d’énormes pans de la classe ouvrière. Les queues alimentaires serpentent le long des pâtés de maisons et des autoroutes, tandis que la santé mentale est en train de voler en éclats. Dans le Tiers-Monde, des Philippines à l’Inde en passant par la Tunisie, le choc a été encore pire, les populations des bidonvilles et des villes se plaignant à juste titre que la réponse étatique/capitaliste les tue par la faim aussi sûrement que le virus les aurait peut-être tués par la maladie. La question de savoir si cela peut être considéré comme faisant ressortir « le meilleur de la démocratie bourgeoise moderne » dépend probablement du degré de cynisme dont on fait preuve à l’égard de la démocratie bourgeoise moderne.

Quant au bien-être de l’économie capitaliste, les réactions des banques centrales ont gonflé le marché boursier, tandis que les États-Unis et le Royaume-Uni ont fait plus ou moins le strict minimum pour répondre aux besoins sociaux des pauvres. Pendant ce temps, différents secteurs du capital se font la guerre, la production domestique physique traditionnelle et certaines parties de l’économie des services physiques étant ébranlées, et les commerçants éviscérés. Nous assistons à un changement de pouvoir épocal, et peut-être permanent, alors que le reste de la main-d’œuvre qualifiée et salariée du Nord, y compris les travailleurs des compagnies aériennes et autres industries de haute technologie, est congédié et que le travail précaire pour Amazon s’envole, parallèlement à la menace qui pèse sur des centaines de milliers d’employés et de richesse socialisée incarnée par le service postal des États-Unis. Les « nouveaux » seigneurs de la Silicon Valley ont habilement utilisé les confinements très partiels qu’ils soutenaient pour accumuler des richesses au-delà de leurs rêves. L’idée de Malm selon laquelle « le système n’a jamais été aussi prostré », car les gens sont largement plus pauvres et la richesse largement plus concentrée qu’avant le virus, ne reflète pas la réalité.

Je ne suis donc pas sûr de savoir comment prendre l’histoire que raconte Malm. Plus que tout, c’est une occasion manquée de raconter une histoire magnifiquement anti-eurocentrique sur le succès des États autres que les États-Unis dans leur lutte contre le virus. « Manqué » n’est peut-être pas le bon terme : Malm semble en fait troublé par le fait que l’Iran et la Chine ont réagi plus efficacement au virus que l’UE et les États-Unis. (Il serait bon, en réalité, d’apprendre du monde non occidental.)

L’occasion manquée est, malheureusement, symptomatique, ce qui nous amène au communisme de guerre et au léninisme écologique. Il aurait été utile ici de reconnaître que c’est en dehors de l’Europe occidentale et des États-Unis que le léninisme s’est enraciné avec une base de masse. Malm le sait certainement. Car il connaît son Lénine et applique son savoir avec une sévère détermination. Il salue la décision de Lénine d’arrêter la guerre, de contrôler les approvisionnements en céréales et de nationaliser les banques. Il souhaiterait répéter les coups de marteau écrasants du pouvoir d’État afin de faire avancer les choses. Et ce qui doit être fait est très clair : « Tout le monde sait quelles mesures doivent être prises ». Planification globale, rationnement et réquisitions. Couper les chaînes de production investissant les forêts tropicales. Reboisement et réaménagement des zones de coupe à blanc. Rendre obligatoire au niveau mondial le véganisme. Nationaliser toutes les entreprises qui extraient ou distribuent des combustibles fossiles et les transformer en services de captage direct de CO2 – « la revendication transitoire centrale ». Créer de vastes étendues où les humains ne mettent pas les pieds. Les substituts aux formes actuelles d’énergie « n’ont pas besoin d’être élaborés ».

Avant de discuter ces idées, dont certaines ont en effet réellement besoin d’être élaborées, et dont certaines pourraient nous inciter à nous demander qui est ce « tout le monde » que Malm ventriloque, une autre question se pose : qui est censé réaliser tout cela, et comment ? La réponse à cette question se présente sous la forme d’aphorismes bien emballés : le léninisme écologique transforme « les crises des symptômes en crises des causes ». L’État capitaliste, qui est ce que nous avons, ne peut faire aucune de ces choses. Il faut donc une « pression populaire ». De cette façon, le pouvoir d’État comme point d’appui de la transformation signale le léninisme écologique. Aujourd’hui, cependant, il ne peut être qu’un « étendard de principes », et non une affiliation à un parti, car il n’existe pas de véritables formations léninistes capables de prendre le pouvoir, et les rares qui subsistent – non nommés par Malm – « montrent des signes manifestes d’infirmité ». Alors, rassemblons en un bouquet une floraison de politiques expérimentales : luxemburgisme, trotskisme, blanquisme écologique, etc.

Je dois m’opposer à cette façon de faire. Il y a deux problèmes principaux : ce que Malm propose de faire, et qui il propose pour le faire. Les deux sont liés, ou déconnectés, ou mal liés, parce qu’une fois que l’on commence à demander aux gens ce qu’ils veulent exactement, l’universalisme assuré selon lequel tout le monde saurait et s’accorderait sur ce qu’il faut faire peut rapidement se révéler être une illusion d’optique, qui est en réalité la perspective d’une fraction très particulière et étroite du marxisme métropolitain.

Ce n’est, après tout, que dans une perspective myope que l’on pourrait forger un léninisme écologique purement hypothétique et textuel, en associant les pères fondateurs (et une mère) du marxisme à l’écologie dans une série d’idéologies radicales chimériques. Pourquoi la révolution écologique, ou l’éco-socialisme des pauvres, doit-elle résider dans le domaine de l’hypothétique ?

On recherche en vain, dans ce livre, une quelconque mention des gens qui ne sont pas hypothétiques, qui luttent par des moyens modestes, désespérés, sincères et pleins d’espoir pour un monde meilleur. Sur cette grande, belle, désespérée, dévastée et pauvre planète, n’y a-t-il pas des forces sociales qui répondent aux normes de Malm quant au sujet ou à l’agent de la révolution écologique ou du léninisme écologique ? Les habitants des forêts, les petits paysans, le prolétariat rural, le lumpenprolétariat n’y apparaissent pas. Où est le Movimiento al Socialismo bolivien, décapité par un coup d’État soutenu par les États-Unis mais qui renaît comme une hydre grâce à l’étonnante autodéfense paysanne et indigène et à la mobilisation populaire ? C’est d’ailleurs le MAS qui a contribué, par ses relations complexes avec les mouvements populaires, à mettre la question de la dette écologique sur la scène politique mondiale. Et si l’étiquette léniniste est importante, notons que des mouvements explicitement léninistes luttent contre des régimes soutenus par les États-Unis aux Philippines et en Inde.

Plus largement, où sont les centaines de millions de paysans rassemblés au sein de la confédération paysanne mondiale, La Via Campesina, qui appelle à l’agro-écologie pour refroidir la planète, en utilisant le savoir populaire brillant, bien fondé, décentralisé et low tech appelé par ce nom ? Où sont les peuples indigènes du monde, qui ont mis en place un plan après l’autre, de la Déclaration d’Anchorage au Karuk Climate Adaptation Plan, bien avant que le Green New Deal social-démocrate ne devienne le raccourci de la politique climatique progressiste ? Où est le Red Deal de la Red Nation ? Où sont les Green New Dealers des Appalaches, qui ont leurs propres diagrammes pour l’avenir, face à un passé et un présent recouverts de poussière de charbon et interrompus par des montagnes déchiquetées ? Où sont les agroforestiers du Savanna Institute et les agro-écologistes d’inspiration africaine de la Soul Fire Farm ?

Ce que nous avons donc, dans ce livre, ce n’est pas tant une difficulté à localiser un quelconque sujet du léninisme écologique qu’un effacement des forces qui pourraient s’en rapprocher. En omettant ces forces sociales, Malm omet aussi leurs revendications, et leurs propres horizons, parfois révolutionnaires, qu’ils dessinent avec leurs propres instruments. Les Green New Dealers du Parti démocrate remplacent la Conférence mondiale des peuples sur le changement climatique et les droits de la Terre mère, dont la plupart des peuples de la planète se font l’écho. La technologie spéculative de captage direct du CO2 dans l’air remplace les technologies éprouvées de captage du carbone assisté par les animaux et les plantes, semant le carbone dans les racines, le sol et les matières ligneuses et herbacées.

La revendication écologiquement infondée d’un véganisme mondial, basée sur une écologie fantaisiste dépourvue d’herbivores et de prairies, remplace l’intérêt croissant des éleveurs américains pour les techniques de gestion régénératrice des sols et d’ensemencement au CO2, capables de rendre la viande négative au CO2 et d’augmenter la capacité du sol à résister aux températures extrêmes et aux précipitations extrêmes. Et les bouleversements apocalyptiques qu’entraînerait le véganisme mondial rendu obligatoire – puisqu’environ 500 millions de personnes vivent d’une manière ou d’une autre du pastoralisme ou d’une autre forme de consommation de viande – ne méritent même pas d’être considérés, faisant écho à des siècles d’intolérance occidentale envers les nomades.

Il existe malheureusement un schéma. À maintes reprises, les recettes de Malm ignorent les gens, ignorent nos revendications et ignorent la manière dont ces revendications sont accompagnées de critiques sévères des solutions technologiques qu’il adopte. Ayant écarté l’environnementalisme populaire réellement existant, qui ne dispose que de peu d’États – mais pas d’aucun – il néglige également d’examiner les solutions low-tech aux crises climatiques et au sous-développement, des solutions qui fleurissent comme des fleurs sauvages dans le monde entier.

Le manifeste semble prendre la crise climatique comme l’occasion de refaire le monde comme s’il s’agissait d’une tabula rasa. D’énormes pans de l’agenda éco-moderniste sont décantés dans un conteneur léniniste : le captage et le stockage directs du CO2 dans l’air, le projet half-earth et le véganisme, une chimère biologiste libérale après l’autre, tout cela présenté comme si nous pouvions simplement prendre le contrôle de la technologie capitaliste ou de la planification socio-écologique et la transformer à des fins populaires.

C’est aussi triste qu’exaspérant. Un Malm plus ancien savait très bien que la technologie ne pouvait jamais être socialement innocente. La décision de s’installer sur une technologie spécifique était liée à la guerre de classe historique spécifique déployant cette technologie à une fin spécifique.

Malm en appelle à l’utopie. Je suis d’accord avec lui. Les luttes désespérées, assiégées, fières, créatives et séduisantes que j’ai évoquées ci-dessus ont une myriade d’idées pour rendre le monde meilleur. Elles n’ont pas la simplicité limpide, l’utopisme technologique et l’opacité politique du léninisme écologique de Malm. Elles ont cependant un mérite différent : elles existent.

Tout léninisme écologique sérieux chercherait à prendre en main, inspirer, défendre, diriger, aider à organiser et consolider ces mouvements. Tout léninisme écologique plausible devrait se fonder sur les forces existantes. Mais en entrant en dialogue avec les gens de ces mouvements, il trouverait des idées très différentes de l’assortiment capitaliste/moderniste-rouge-vert récemment proposé depuis Londres. Il verrait que ces personnes ne veulent pas et ne croient pas en une technologie géo-ingénierique fantastique. Il constaterait que la plupart d’entre eux souhaitent le remboursement de la dette climatique. Il remarquerait qu’ils sont intéressés par l’agriculture. Il observerait que certains d’entre eux ont fermement organisé des partis de masse, avides d’interlocuteurs, d’alliés et de camarades dans la métropole.

Construire avec eux plutôt que de les regarder depuis des hauteurs si empyréennes qu’on ne les voit plus : tel est le travail organisationnel de la fourmi. Les gens qui veulent un monde débarrassé de la faim, avec un logement, de l’énergie, de bons emplois et une vie agréable pour tous sur une Terre qui ne risque pas de se désintégrer devront travailler avec les forces que nous avons et les outils dont nous disposons. Ils offrent de meilleures chances qu’une politique écologique basée sur un dieu de la machine et un léninisme céleste du futur.

Max Ajl est en post-doctorat à la Wageningen University et chercheur à l’Observatory for Food Sovereignty and the Environment. Son livre, A People’s Green New Deal, paraîtra bientôt chez Pluto Press.

Article initialement publié en anglais sur The Brooklyn Rail

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