Loi sécurité globale : vers un État policier ?

Entretien avec Karine Parrot et Olivier Cahn

La loi sécurité globale a été votée définitivement par l’Assemblée nationale la semaine dernière dans une sorte de grand silence dont le contraste frappait avec l’intensité de l’opposition suscitée à l’automne dernier par le projet de loi. Car si le mouvement de contestation de la loi a totalement disparu, non seulement l’article 24 qui entrave le droit de filmer les policiers en exercice n’a pas disparu, mais bon nombre de dispositions contenues dans la loi laissent présager une accélération du tournant autoritaire de l’État français.

C’est à décrypter ces dispositions que s’attache l’excellent documentaire Sécurité globale, de quel droit ?, réalisé par Stéphane Elmadjian et Karine Parrot en croisant les points de vue de 7 juristes. Retraçant la généalogie du concept de sécurité globale et analysant les nouvelles dispositions permises par le texte (techiques de technopolice, élargissement des prérogatives des milices privées, suppression des remises de peine pour les personnes reconnues coupables d’infraction sur les forces de sécurité intérieures), ils montrent combien cette loi prépare une surveillance généralisée et un quadrillage de l’espace public. Dans cet entretien, Karine Parrot et Olivier Cahn reviennent sur ces points et nous montrent comment la loi s’inscrit dans une lourde tendance qui peu à peu nous prépare un État de police.

ACTA : La proposition de loi de « Sécurité globale » a changé de nom à l’occasion de son passage devant le Sénat pour la délicieuse expression « Pour un nouveau pacte de sécurité respectueux des libertés ». Finalement, le texte s’intitulera «  loi pour une sécurité globale préservant les libertés ». Comment faut-il interpréter ce changement de titre et qu’est-ce que le passage au Sénat a réellement changé ?

Karine Parrot : La discussion devant le Sénat a été l’occasion de quelques aménagements : l’utilisation des drones, en particulier, a été un peu encadrée et l’article 24 du texte qui, en décembre 2020, avait suscité un immense mouvement de contestation populaire a été assez largement revisité. Mais, dans la foulée, la commission parlementaire chargée de trouver un compromis entre le texte adopté par l’Assemblée et la version remaniée du Sénat est revenue, dans ses grandes lignes, sur le texte originairement voté par l’Assemblée nationale. Autrement dit, la nouvelle formule du titre qui fait mention de « la préservation des libertés » ne correspond à rien de tangible et relève d’une pure opération de communication. À l’image de celle de Nicolas Sarkozy président qui avait décidé de rebaptisé le ministère de la justice, « ministère de la justice et des libertés ». Georges Orwell avait décidément vu juste : l’État – main dans la main avec les grosses sociétés privées de surveillance – voudrait nous surveiller en continu dans l’espace public au nom de la préservation de nos libertés. Ce texte est très grave. S’il est un peu difficile à appréhender, c’est peut-être parce qu’à la fois il s’inscrit dans un mouvement au long cours de grignotage de nos libertés individuelles et collectives et qu’en même temps, il constitue un tournant, une étape supplémentaire particulièrement inquiétante à l’intérieur de ce mouvement.

Mais avant de rentrer vraiment dans l’analyse des nouveaux dispositifs autorisés par la loi, quelques mots encore sur son titre. Comme Christine Lazerges et Olivier Cahn l’expliquent parfaitement dans le documentaire, la notion de « sécurité globale » vient des États-Unis ; plus précisément elle a germé dans les think-tanks militaires qui, au sortir de la guerre froide, avaient terriblement peur que les budgets alloués à l’armement fondent comme neige au soleil. Au fil des années, sur fond de « menace terroriste », les fabricants d’armes ont inventé un nouveau « paradigme sécuritaire », ils ont proposé une nouvelle manière pour l’État de « penser » sa sécurité et celle de ses citoyen·nes et prôné une sorte de gloubiboulga au carré  : l’État devrait utiliser tous les moyens à sa disposition (armée, police, service secret, sécurité privée) contre toutes les formes de menaces et d’agressions (attaque ennemie, délinquants de droit commun, terroristes). Autrement dit, le vieux distinguo entre le travail des militaires (qui combattent les ennemis sur les terrains extérieurs) et celui des policiers (qui, encadrés par le droit pénal, traquent les délinquants sur le territoire national) vole en éclats au profit d’une conception purement utilitariste de la sécurité. Avec les attentats du World Trade Center, cette nouvelle doctrine parvient à s’imposer outre atlantique et, vingt ans après, on la retrouve en Europe et notamment en France.

Ainsi, lorsqu’en janvier 2021, le Sénat auditionne le ministre de l’intérieur au sujet de la loi « sécurité globale », c’est intéressant d’entendre le rapporteur du texte – qui est censé connaître cette loi mieux que les autres parlementaires – commencer de la manière suivante : « Petite remarque : je trouve le titre de ce texte de loi absolument horrible et je me demande qui l’a inventé. J’imagine que ce n’est pas vous, monsieur le ministre. Celui qui a trouvé l’adjectif épithète à mettre à côté de sécurité mériterait, à défaut d’une médaille, une sévère correction, parce que ce n’est pas ainsi que l’on vend un texte. » Beaucoup de choses sont dites ici : la première, c’est que Monsieur Loïc Hervé ne connaît manifestement rien de la généalogie politique du texte dont il est le rapporteur devant le Sénat. Cela confirme une des thèses avancées dans le film par Noé Wagener, selon laquelle, très souvent, les parlementaires ne comprennent pas les enjeux politiques qui se jouent derrière les lois qu’ils et elles adoptent. Cela tient notamment au recours ordinaire à la procédure d’urgence – censée être exceptionnelle et pourtant utilisée, sur décision du gouvernement, pour les 2/3 des textes votés par le Parlement. Cette procédure accélérée tue dans l’œuf tout véritable débat parlementaire et contribue à faire du Parlement une chambre d’enregistrement des projets gouvernementaux. Mais ce constat s’explique aussi par la grande technicité des textes législatifs et, à ce titre, la loi sécurité globale ne fait pas exception à la règle : prise comme telle, la lettre de la loi est incompréhensible. Avec la légistique actuelle, les articles des nouveaux textes sont le plus souvent constitués de renvois à des fragments de lois anciennes modifiés, biffés, agrémentés, le résultat étant un langage situés aux confins des mathématiques, du droit et de l’écriture automatique. Dans de telles conditions, l’adage suivant lequel « nul n’est censé ignorer la loi » prend les allures de mauvaise blague. Et on pourrait dire encore beaucoup sur cette opacité du droit, sur la manière dont il invisibilise les dessins politiques des gouvernants.

Pour revenir à la tirade du sénateur, elle dit aussi que les parlementaires sont totalement décomplexé·es à l’idée qu’il faille « vendre une loi ». Décidément, aujourd’hui, tout se vend et tout s’achète. Et la loi « sécurité globale » est aussi, sur le fond, une victoire emblématique de la logique néo-libérale, celle qui voudrait que tous les champs de nos vies soient soumis à la loi de la libre concurrence et du marché.

Précisément, pour en venir au contenu du texte, qu’est-ce donc que le continuum de sécurité défendu par les personnes à l’origine du texte de loi ?

Karine Parrot : Ce fameux continuum de sécurité a deux composantes : comme l’explique Raphaële Parizot dans le film, c’est d’abord un continuum des « agents » en charge de surveiller l’espace public – et cela ressort parfaitement de l’exposé des motifs : le texte parle d’une « synergie » des forces : police nationale, gendarmerie et police municipale doivent travailler main dans la main. Concrètement, le texte élargit de manière considérable les compétences de la police municipale dont la formation est encore plus mauvaise que celle de la police nationale. Les policiers municipaux vont ainsi pouvoir verbaliser des personnes pour usage de stupéfiant ou encore vente à la sauvette sur la voie publique, au motif que cela ne nécessiterait pas d’enquête. Les gardes champêtres aussi ont hérité d’un pouvoir accru de verbalisation : au final, ce sont plus d’agents compétents pour surveiller et verbaliser dans l’espace public. En pratique, et contrairement au discours officiel, cela ne fera pas baisser la petite délinquance, cela va juste augmenter le niveau de répression. À côté des pouvoirs accrus donnés aux policiers municipaux (qui sont un peu plus de 20 000 en France), la loi poursuit le mouvement entamé depuis 15 ans visant faire une plus grande place au « secteur de la sécurité privée ». D’après le rapporteur du texte à l’Assemblée nationale, qui est lui-même un policier retraité, les agents de sécurité privés – qui sont près de 165 000 – « sont un maillon essentiel du continuum de sécurité ». Rien de très nouveau, l’État emploie déjà un quart de ces agents pour accomplir des tâches régaliennes de sécurité. À la fois parce que l’État n’a pas envie d’embaucher des fonctionnaires et préfère arroser le « secteur de la sécurité privée », mais aussi, comme l’explique Olivier Cahn, parce que cela permet de contenter les policiers en les déchargeant de tâches qu’ils jugent peu gratifiantes – les fameuses « missions plante verte », c’est-à-dire les missions de surveillance passive. Au passage, l’entrée de l’école nationale de police est surveillée par des agents privés, ce qui est tout de même assez parlant. D’une manière générale, la loi est une loi-cadeau pour la police. Les syndicats de police ont profité d’un rapport de force très favorable avec le pouvoir exécutif pour faire une « liste des commissions » relativement longue. Avec le mouvement des Gilets Jaunes et la peur qu’il reparte certainement dès la pandémie terminée, les dirigeants savent qu’ils sont tributaires de la police pour se maintenir au pouvoir. Ils comptent aussi avoir à disposition de nouveaux moyens de surveillance contre leurs opposants et c’est le second aspect du continuum de sécurité.

« Au‑delà d’une parfaite articulation entre les différents acteurs, la sécurité globale passe par une utilisation adaptée des outils technologiques à disposition, dont la vidéo‑protection et la captation d’images », explique l’exposé des motifs de la loi. Le texte permet ainsi de collecter un nombre incroyable d’images dans l’espace public : comme l’explique Ludivine Richefeu, les bus et les tramways seront équipés de caméras frontales, ce qui à Paris permettra une surveillance continue de l’espace public. Lucie Cluzel explique qu’il y a aussi les caméras piétons (accrochées aux vestes) des policiers municipaux, des policiers nationaux, des agents des entreprises de transports, les images captées depuis les halls d’immeubles qui pourront être transmises en temps réel au commissariat….et les drones bien-sûr, que même les policiers municipaux pourront utiliser ! Si la dernière mouture du texte interdit, pour les images collectées via des drones, le couplage avec les technologies de reconnaissance faciale, il ne faut pas s’y tromper, ce sera pour la prochaine étape, c’est-à-dire la prochaine loi. C’est par petites touches successives que les gouvernants réduisent nos libertés au nom d’un idéal sécuritaire. Le livre blanc sur la sécurité intérieure, rendu public au moment même où la loi sécurité globale arrivait devant le Parlement en novembre 2020, exhorte à recourir massivement aux technologies de l’intelligence artificielle. On voit ici la soif de contrôle qui animent les gouvernants, il y a chez eux, je crois, un vrai fantasme à l’idée de pouvoir tout filmer. Ils imaginent que, grâce à des ordinateurs, ils pourront contrôler les faits et gestes de toutes les personnes qui pourraient avoir l’idée de ne pas marcher dans le rang. Et, dans le même temps, ils nous « vendent » l’idée que, si nous marchons dans le rang, c’est librement.

À cette idée d’un contrôle totalitaire, correspond aussi la velléité de pénaliser et de réprimer de simples intentions et c’est le fameux article 24. Même dans sa dernière version qui pour moi est incompréhensible, subsiste l’idée de pénaliser une intention. Le nouvelle article 24 punit de cinq ans de prison et de 75 000 euros d’amende « la provocation, dans le but manifeste qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, à l’identification d’un agent » de la police ou de la gendarmerie en opération. On ne sait pas trop de quoi il est question et il est fort probable que le Conseil constitutionnel censure cette nouvelle infraction pénale trop floue ! Mais, à vrai dire, l’article 24 qui a concentré l’attention des journalistes a aussi permis de passer sous silence d’autres points très importants comme l’autorisation pour les policiers de porter leur arme hors service même dans les lieux recevant du public. Ils pourront aussi cumuler leur retraite de policier avec leur salaire d’agent privé de sécurité sans aucune décote sur leur pension, ce qui est totalement dérogatoire et qui facilite les passerelles entre le public et le privé dans un domaine où en s’en passerait tout particulièrement. Bref, cette loi est un pot-pourri sécuritaire qui va profiter aux grosses sociétés qui fabriquent des drones, des caméras de surveillance, des armes… Car la Cour des comptes elle-même le reconnaît, l’efficacité des dispositifs de vidéo surveillance pour diminuer la délinquance ou augmenter le taux d’élucidation des affaires n’a jamais été établie. Autrement dit, ces dispositifs servent à contrôler et appréhender davantage mais ils ne réduisent pas « la délinquance » : à chaque nouvelle caméra, les vendeurs à la sauvette, comme les vendeurs de cannabis se déplacent mais ils ne disparaissent pas ! Tout le monde le sait, et en particulier ceux qui nous «  vendent » cette loi !

À écouter un certain nombre des interventions qui jalonnent votre film, on a le sentiment que le législatif en est venu, ou en vient soit à avaliser les pratiques policières soit à répondre aux exigences des syndicats de police en les légalisant. Est-ce bien le cas ? Plus profondément, on a l’impression que le policier prend le pas sur le judiciaire. Qu’en est-il des rapports (de force) entre ces deux institutions ?

Olivier Cahn : Il est vrai que depuis quelques années, nous assistons à une perte de contrôle du politique sur la police. Théoriquement, la police est une institution subordonnée, placée sous une autorité qui lui est extérieure et qui la dirige – schématiquement, le préfet, représentant de l’État, s’agissant de la police administrative (qui correspond aux missions de prévention des infractions et de protection de la tranquillité publique) et le procureur de la République, s’agissant de la police judiciaire (c’est-à-dire de la collecte des preuves des infractions et de l’identification des auteurs). Ainsi, dans un État de droit, la police ne se gouverne jamais elle-même – au début du XXème siècle, le professeur de droit public, Carré de Malberg, estimait même que ce point permettait de distinguer l’État de droit de l’État de police. Or, ces dernières années, on constate effectivement une tendance de l’autorité publique à multiplier les textes destinés à satisfaire, sans réelle contrepartie, les demandes policières. La loi dite « sécurité globale » constitue un point culminant de cette dérive.

Plusieurs explications peuvent être avancées.

La faiblesse du pouvoir politique résulte, pour partie, de l’alternance accélérée de ministres de l’intérieur dénués de compétences, et a fortiori d’une pensée ou d’un projet, sur les questions de sécurité, ce qui les place dans une situation de faiblesse à l’égard des responsables des syndicats de police qui, pour la plupart, exercent cette activité depuis longtemps et ont vu passer suffisamment de ministres de l’intérieur pour connaître la précarité de la fonction et savoir comment en tirer partie. La position des ministres, qui ne font qu’un bref passage, est d’autant plus délicate que le ministère de l’intérieur est une administration complexe et diverse, au sein de laquelle s’exerce des forces et mouvements délicats à appréhender, que les forces de sécurité sont diverses et animées par des (sous-)cultures différentes (militaire, civile, renseignement, maintien de l’ordre, judiciaire, etc.) et qu’il faut donc du temps pour maîtriser l’appareil. De surcroît, le fonctionnement habituel du « pouvoir » est biaisé au sein du ministère de l’intérieur. La décision politique comme résultat d’une négociation entre l’ambition politique du ministre et la rationalité administrative portée par les hauts fonctionnaires est affectée, d’une part, par le fait que la technostructure est largement composée de fonctionnaires issus des forces de police et, d’autre part, par le mécanisme de la co-gestion des carrières avec les syndicats. Il en résulte ce que le sociologue spécialiste de la police, Dominique Monjardet, qualifiait d’« inversion hiérarchique (qui) se révèle gagner les sommets du ministère ».

Sous la présente législature, cette situation s’est aggravée comme un dommage collatéral de l’exercice solitaire du pouvoir par le chef de l’État. Les questions de sécurité constituent à l’évidence un impensé du macronisme et cela laisse un vide que l’administration policière a su habilement combler. Pour ce faire, elle s’est dotée d’un dispositif très efficace de construction et de promotion d’un « savoir » policier qui s’incarne dans la chaire de sécurité globale, créée au sein de l’École nationale supérieure de police – qui est destinée à produire, en collaboration avec certains industriels de la sécurité, un savoir opérationnel mis à la disposition du politique – et dans la transformation, en 2020, de l’Institut national des hautes études sur la sécurité et la justice en Institut des hautes études du ministère de l’intérieur, permettant à l’institution de financer des recherches et de promouvoir sa doctrine.

L’absence de projet politique a, de surcroît, bénéficié à Jean-Michel Fauvergue, ancien patron du RAID, élu député LREM en 2017, qui truste depuis le début de la législature les rapports et présidence de commissions sur les questions de sécurité et qui a trouvé dans la proposition de loi sur la sécurité globale qu’il a (co-)rédigée et sur laquelle il a rapporté en commission des lois et lors des débats à l’Assemblée le véhicule nécessaire pour intégrer dans la loi de nombreuses dispositions qui témoignent d’une conception exclusivement policière de la sécurité. Ainsi, comme l’a montré Andrea Kretschmann, « au sein de la police, la séparation entre pouvoir législatif et pouvoir exécutif est levée ».

En outre, peut-être l’expérience vécue auprès de François Hollande de « l’émancipation » de Manuel Valls n’incite-t-elle pas Emmanuel Macron à confier le ministère de l’intérieur à une personnalité susceptible de prendre l’ascendant sur l’institution et de s’en servir au profit de son ambition personnelle. En conséquence, pour apprécier l’autorité respective de Christophe Castaner et Gerald Darmanin sur leur administration, il suffit de rappeler que, pour obtenir la participation de l’ensemble des syndicats au « Beauvau de la sécurité », l’actuel ministre a été contraint de céder sur d’anciennes revendications catégorielles – soit de « payer » pour que les policiers acceptent de ne pas boycotter… – comme son prédécesseur avait dû garantir par écrit aux mêmes syndicats que les policiers conserveraient leur régime spécial de retraite pour qu’ils acceptent de continuer à assurer le maintien de l’ordre durant le mouvement social contre la réforme des retraites. Enfin, le théorème de Demonque, selon lequel « sur une courte période, les statistiques de la délinquance varient en proportion inverse de la popularité du ministre de l’Intérieur auprès des agents chargés du collationnement des données qui les fondent » demeure valable et un Président de la République qui entend se représenter, qui aura probablement besoin pour être réélu du soutien des électeurs de droite et dont l’action en matière de sécurité est jugée sans aménités par ses derniers, peut difficilement s’offrir le luxe de mécontenter les policiers au risque de voir les statistiques de la délinquance s’aggraver au moment où il entrera en campagne électorale.

Par ailleurs, depuis 2016 et le mouvement social contre la loi El Khomri de réforme du droit du travail et a fortiori lors du mouvement des gilets jaunes, les syndicats de police sont parvenus à convaincre l’exécutif qu’ils sont le « dernier rempart » qui permet au pouvoir de se maintenir. L’exécutif ayant un temps craint l’adhésion de la base policière au mouvement des gilets jaunes, certains syndicats policiers entendent bien faire rémunérer en satisfaction de leurs revendications ce qu’ils estiment avoir été leur intervention déterminante pour éviter une telle « fraternisation ».

Enfin, il ne faut pas négliger que l’instrumentalisation politique des questions de sécurité a installé dans l’opinion publique un fort sentiment d’insécurité et que la satisfaction régulière des revendications policières est un moyen, sinon d’y répondre efficacement, au moins d’éviter que les bons clients des médias que sont les représentants de certains syndicats de police ne jettent de l’huile sur le feu.

Il en résulte que, selon la formule d’Olivier Filleule et Fabien Jobard, « le politique se trouve en situation de forte dépendance, si ce n’est d’ancillarité, vis-à-vis de la police ». Dès lors, les normes récemment adoptées pour régir l’action des forces de l’ordre trahissent une conception policière des problèmes et des solutions qui doivent y être apportées. Ainsi en est-il du Schéma national du maintien de l’ordre ou du Livre blanc sur la sécurité intérieure mais aussi de la future « loi pour la sécurité globale préservant les libertés ».

S’agissant de l’ascendant éventuellement pris par le policier sur le judiciaire, l’analyse doit être nuancée. Il faut, d’abord, distinguer la situation du parquet (les procureurs, chargés d’exercer les poursuites, qui sont des magistrats mais placés sous l’autorité du garde des Sceaux) de celle des juges du siège (chargés de juger les présumés délinquants traduits devant eux). Comme une conséquence de ce qui a été précédemment exposé, le ministère public a, dans certains domaines, été placé par l’exécutif dans une position de subordination à l’égard de la police. C’est particulièrement vrai s’agissant de la judiciarisation du maintien de l’ordre, deux circulaires de la Chancellerie, de 2016 et 2018, mettant sans équivoque les procureurs au service des préfets, avec les conséquences que l’on a pu constater, particulièrement à Paris, lors du mouvement des gilets jaunes (même si le très important taux de classements sans suite constaté témoigne d’une résistance de certains magistrats) ; peut aussi être citée la circulaire Taubira de 2015 relative au traitement judiciaire des réfugiés qui stationnent à Calais dans l’attente d’un éventuel passage vers le Royaume-Uni. À l’inverse, rien ne permet d’affirmer que les juridictions de jugement se sont soumises à la police ; les mises en cause publiques récurrentes de l’action de la justice par certains syndicats de police ou les travaux réalisés sur les audiences de comparution immédiate à la suite des manifestations du week-end à Paris tendent à confirmer qu’il n’en est rien.

Il faut, ensuite, distinguer suivant la nature de la délinquance considérée. Ainsi, en matière de lutte contre le terrorisme ou en matière de lutte contre la grande délinquance économique et financière, des magistrats spécialisés travaillent avec des policiers spécialisés. Il est bien évident que, dans ces domaines, la confiance qui se développent entre les acteurs estompe les hiérarchies ; si la justice n’est pas mise au service de la police, le contrôle que la justice doit exercer sur l’action de la police s’en trouve affecté. De même, alors que de nombreux travaux ont établi l’instrumentalisation des délits d’outrage et de rébellion par certains fonctionnaires de police, on constate un fort taux de condamnations fondées sur les seules déclarations policières ce qui suscite de légitimes interrogations mais ne suffit pas à établir une quelconque soumission judiciaire, tant d’autres facteurs (profil et/ou comportement des mis en causes, culture des magistrats, etc.) peuvent contribuer à l’expliquer.

À l’inverse, les travaux réalisés sur le traitement de la petite et moyenne délinquance ou l’observation du fonctionnement de la justice ordinaire ne caractérisent pas d’inversion du rapport de force entre police et justice. Enfin, il faut distinguer la lettre de la loi de sa pratique. Certes, le code de procédure pénale prévoit que la justice contrôle et dirige l’enquête – et donc l’action de la police ; mais, en pratique, les magistrats sont trop peu nombreux pour exercer effectivement ces missions et pour accomplir eux-mêmes les actes d’investigation. Ils doivent donc déléguer à la police dont les fonctionnaires, même dans leur activité de police judiciaire, obéissent d’abord à leur hiérarchie. De surcroît, en consacrant la notion de « chaîne pénale », en exigeant l’accroissement de la réponse pénale sans augmenter les moyens de la justice et en soumettant les juges aux exigences de productivité statistique du new public management, l’autorité politique a, selon la formule de Gilles Sainati, mis de facto la justice « au temps policier ». Les juges sont donc en permanence placés dans l’obligation de négocier avec la police plutôt que de la diriger. Cette situation n’est pas récente et elle perdurera tant que durera l’état de « clochardisation » de la justice française et que les politiques de sécurité seront des politiques du chiffre.

On entend, bien au-delà de l’extrême-gauche traditionnelle, parler de « tournant autoritaire » depuis quelques temps pour désigner la séquence actuelle. Est-ce que cette expression vous semble pertinente du point de vue du droit ? Si c’est le cas, comment la loi de sécurité globale intervient dans ce dispositif ?

Karine Parrot : Ce qui est sûr, c’est que l’on observe depuis plusieurs décennies une concentration très forte des pouvoirs entre les mains de l’exécutif : les décisions politiques les plus importantes – celle consistant à envoyer l’armée française au Mali officiellement pour combattre « le terrorisme », les « réformes » libérales du droit du travail, ou encore le déclenchement et le régime d’un état d’urgence sanitaire – toutes ces décisions sont prises par le pouvoir exécutif, c’est-à-dire par une poignée de quelques hommes. Parfois, les décisions sont avalisées par le Parlement mais celui-ci est composé de telle manière qu’il ne constitue pas un contre-pouvoir et, si vraiment les parlementaires s’opposent, le gouvernement passe en force via la procédure du 49.3 (comme ce fut le cas pour la loi El Khomri). Cette concentration très importante des pouvoirs est précisément la marque des régimes autoritaires ; mais je ne sais pas si on doit parler de « tournant », peut-être simplement que cet autoritarisme est plus directement visible car le fossé entre ceux qui tirent profit du système et les autres s’est creusé. Les inégalités s’accroissent et plus personne ne peut sérieusement croire que le capitalisme va permettre à chacun·e de s’en sortir, même à hauteur des efforts qu’il ou elle pourrait consentir. Tout le monde sent bien qu’il faut changer totalement nos manières de vivre et de penser le monde qui nous entoure – ne serait-ce que pour réussir à survivre sur la planète terre. Mais comme les gouvernants et leurs alliés de la finance ne sont prêts à renoncer à aucun de leurs privilèges, ils sont contraints d’être de plus en plus autoritaires. D’une certaine façon, le verni démocratique qui fonctionne lorsque le « peuple » se tient sage, ce verni se craquelle lorsque les « gouvernés » ont des velléités émancipatrices.

En droit, cet autoritarisme se manifeste notamment par un « affaiblissement » des contre-pouvoirs comme le Conseil d’État ou la Cour de cassation qui, pour schématiser, sont plus qu’à l’accoutumé contraints de « choisir leur camp ». Les personnes qui siègent dans ces instances adhèrent dans leur immense majorité aux dogmes du capitalisme néo-libéral, ils et elles sont convaincus par exemple que la protection de l’ordre public est un objectif d’une importance telle qu’il doit généralement l’emporter sur la protection des libertés. Le Conseil constitutionnel fonctionne selon une logique similaire lorsqu’il décide par exemple que l’objectif de lutte contre l’immigration illégale est un objectif constitutionnel à rattacher à la protection de l’ordre public. Sur le papier, il existe des organes avec lesquels le pouvoir exécutif est censé devoir composer mais, en pratique, leurs membres sont dans leur immense majorité sur la même ligne politique que les dirigeants. Au sein de l’appareil d’État, les lieux de contre-pouvoirs se font rares.

L’Université reste un de ces lieux puisque le statut des enseignant·es-chercheuses (titulaires) leur garantit une indépendance dont jouissent peu de fonctionnaires. Et ce n’est pas un hasard si ils et elles sont la cible d’attaques frontales de la part du pouvoir exécutif. La ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche s’est même ridiculisée à l’Assemblée nationale en prétendant que les enseignant·es-chercheuses étaient statutairement tenu·es de soutenir les politiques publiques ! Ça n’est pas un hasard non plus si la dernière réforme de l’Université votée en novembre 2020 – en procédure accélérée – va permettre de multiplier les postes d’enseignant·es- chercheuses précaires qui seront contraint·es de montrer patte blanche pour que leur « contrat » soit reconduit….

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