Depuis décembre 2018, des Gilets Jaunes à aujourd’hui, les mouvements sociaux ont été sévèrement châtiés. La stratégie punitive du pouvoir prend appui sur l’utilisation d’armes dites non létales, qui sont conçues pour que la cible ne soit pas tuée ou peu blessée. Pourtant, la mort de Zineb Redouane et les 2 500 manifestants blessés prouvent le contraire1. D’un non létal l’autre, la mythologie d’une violence qui n’est en pas une continue sans complexes en France. Macron pose tout sourire avec le t-shirt « LBD 2020 » représentant la mascotte du Festival de BD d’Angoulême éborgnée. Il n’y a même plus besoin d’une satire du pouvoir, puisque le pouvoir écrit lui-même sa propre farce.
Quelques jours avant ce délire présidentiel, Castaner annonce le retrait progressif de la grenade GLI-F4. Et pour cause, en rupture de stock, son remplacement par la GM2L était déjà planifié. Elle contient un explosif nommé RDX mélangé avec de la cire. Il est plus puissant que la TNT contenue dans la GLI-F4. Le RDX est par exemple utilisé dans la conception des ogives du lance-roquettes RPG-7. La GM2L peut arracher une main et crever un œil. Comme la GLI-F4, elle blesse ou elle tue. N’y a t-il pas un paradoxe entre la qualité non létale des armes et leur capacité à tuer et à blesser, comme si les dommages sur les corps étaient réversibles ? Cette opposition entre non létalité et mort ne masque-t-elle pas une stratégie du pouvoir encore plus pernicieuse ?
En France, les armes dites non létales ont connu un engouement dans un contexte de culture sécuritaire justifiant une stratégie contre-insurrectionnelle et des moyens anti-guérilla. Suite à la répression des révoltes de 2005, et après trois années de collusion politique et médiatique pour promouvoir l’existence de nouvelles menaces pour la société – islamisme, immigration clandestine, incivilités et violences dans les banlieues – la Direction générale de la Police nationale (DGPN) a, en janvier 2008, renforcé le budget d’équipement de ses troupes avec des « lanceurs de 40 » (flash-balls). Depuis, l’utilisation des « armes de force intermédiaire » (AFI), telles qu’elles sont nommées aujourd’hui dans le cadre réglementaire du ministère de l’Intérieur, s’est banalisée. Il ne s’agit plus de « nettoyer au kärsher la cité » comme l’affirmait Sarkozy, mais « d’éviter d’avoir des gens qui considèrent que le samedi après-midi est fait pour casser des vitrines, des institutions ou attaquer les forces de l’ordre » comme l’explique désormais Macron. En France, tout citoyen révolté par sa condition a désormais droit à la dite non létalité. On pourrait presque dire non sans ironie que son usage a été démocratisé.
Réduites aux AFI, les « armes non létales » seraient une sorte de puissance minorée qui permettrait de maintenir l’ordre public en répondant aux violences de la population, qui sont quant à elles toujours regardées comme excessives avant d’être, parfois, légitimes. Par la magie du langage, les AFI deviennent des armes présentées comme non létales. Oxymore incroyable pour tous les éborgnés, démembrés et brûlés de la République qui ont réellement perdu une partie de leur vie quand ce n’est pas la vie tout court, comme dans le cas de l’assassinat de Zineb Redouane. La réalité, c’est que les AFI sont létales. Mais le discours des armes non létales permet de masquer un modèle répressif et disciplinaire de plus en plus millimétré pour déployer le pouvoir à la surface des corps afin que les souvenirs de souffrance, dans les corps, et dans les esprits, soient bien irréversibles.
Les armes dites non létales permettent de garantir l’ordre social en s’appuyant sur la fonction individuelle et collective de la souffrance. Dans La colonie pénitentiaire de Franz Kafka, l’officier explique au voyageur le fonctionnement de la machine à écrire la loi : « Notre sentence n’est pas sévère. On grave simplement à l’aide de la herse le paragraphe violé sur la peau du coupable. On va écrire par exemple sur le corps de ce condamné – et l’officier indiquait l’homme – : « Respecte ton supérieur. » » Kafka indique que le corps est un matériau d’écriture de la loi. Autrement dit, la loi s’énonce sur les corps. Ceux-ci appréhendent sensiblement la douleur. Qui sont les corps tués, blessés et incarcérés en France ? Sur le plan biologique, les expériences de souffrance sont mémorisées et les individus qui y ont été exposés éviteront les situations susceptibles de répéter une telle épreuve. Le corps politique s’énonce dans la chair du corps biologique, sans jamais le tuer. Sur l’éborgné, le démembré, le brûlé, toute personne marquée, le corps est écrit et se dit à autrui. Il incarne désormais le hors-la-loi qui est à la vue de tous. Le corps biologique de l’individu blessé parle aux autres corps. La blessure, tout comme l’injure, est une opération sociale qui norme les rapports sociaux de domination entre les individus, autrement dit, le corps social. La fonction sociale de la souffrance, même lorsqu’elle est oubliée, est de laisser des traces.
Le corps est la matière de la mémoire individuelle et collective du rappel à la loi. Pourquoi laisser de tels souvenirs aux corps ? Pourquoi utiliser des armes dites non létales ? Pourquoi ne pas tuer les outlaws au lieu de les faire souffrir ? L’échelon humain le plus petit se réduit toujours au corps d’un individu. Son corps biologique est le support politique de la nation et le support économique du capital, mais surtout, le support social de l’intégralité des rapports de pouvoir. Les armes dites non létales ne sont pas meilleures parce que plus douces dans l’intention de la violence, mais parce que plus subtiles dans la préservation de la douleur dans le corps des subordonnés du pouvoir. Le corps collectif qu’il soit économique ou politique, est avant tout un corps social et historique puisqu’il doit se souvenir de la douleur. Il ne faut surtout pas tuer ce corps, il doit souffrir collectivement à partir des douleurs individuelles. Aujourd’hui, le pouvoir veut que la règle soit la souffrance, que l’exception soit la mort. Incarnation littéralement parfaite d’un équilibre entre la biopolitique et la nécropolitique, l’arme non létale est en réalité une politique de la souffrance. Les armes dites non létales laissent les corps vivants, mais à viabilité réduite, afin qu’ils puissent être toujours en capacité de travailler pour le capital et de voter pour la nation.
Le discours des armes non létales diffusé et promu par le pouvoir vise à centrer le débat sur la capacité à blesser ou à tuer des AFI alors qu’en réalité, le but de ces armes est de maintenir les corps dans une vie douloureuse, afin de laisser survivre sobrement l’efficacité du corps au profit du capital économique et du pouvoir politique. Encore aujourd’hui, la réalité matérielle individuelle et collective des masses d’individus, c’est l’expropriation de la plus-value issue du travail par les détenteurs et les commutateurs de pouvoir pour pérenniser la loi capitaliste, la loi coloniale et la loi patriarcale. Dans ce cadre, il était déjà opportun que les manifestants et les révoltés se retrouvent tous les samedis, ou lorsqu’ils sont en grève, c’est-à-dire, non payés. Mais l’astuce avec les armes non létales est encore plus raffinée. Si pour les détenteurs du pouvoir politique, il est impensable de tuer la population participant à une révolte puisque leur fiction démocratique serait perçue dans sa réalité tyrannique, et surtout, parce qu’elle perdrait le support électoral de sa nation, il en va de même pour le pouvoir économique. Les détenteurs de capitaux, en collusion avec le pouvoir politique, ne peuvent pas sacrifier le corps biologique au travail de l’homo œconomicus. Il est la première matière à partir de laquelle il peut extraire la plus-value.
Les armes non létales permettent au corps économique vivant mais meurtri de continuer la production. Avec un œil en moins, il en reste toujours un pour retourner au travail. Le tonfa, le flash-ball ou la grenade combinent à la fois les qualités de la répression et de la discipline. Dans cette perspective, la catégorie d’armes non létales, devrait être élargie. Il ne s’agit pas seulement des AFI mais de tous les instruments du pouvoir pour faire discipline à la surface du corps à partir des traces de souffrance. Ainsi, le système pénal et le modèle pénitentiaire poursuivent exactement la même stratégie que les armes dites non létales. Ils enlèvent une partie de la viabilité de la vie ou la totalité de la vie tout court tout en laissant au détenu la possibilité de travailler et de voter. Le détenu-travailleur, en France, est une force de travail à moindre coût pour la gestion du système carcéral, tandis qu’il conserve son droit de vote même derrière les barreaux. Du tonfa à la prison il n’y a qu’un but : laisser un souvenir inoubliable de la souffrance dans le corps, qu’il soit individuel ou collectif. Il faut ajouter à l’assassinat de Zineb Redouane et aux 2 500 bléssés, les 2 000 condamnations, les 10 000 gardes à vue et les 12 000 interpellations pour mesurer, par exemple, l’ampleur de la « non létalité » des armes du pouvoir sur le mouvement des Gilets Jaunes.
Le discours politico-médiatique continue d’opposer les luttes entre elles. La lutte des classes serait raciste et sexiste. Les syndiqués, les gilets jaunes, les grévistes taperaient leurs femmes, insulteraient leur garçon efféminé de pédé et feraient des ratonnades. D’ailleurs, il n’y aurait pas de femmes ou de transpédégouines grévistes ou révoltés. Le pouvoir sait saisir les opportunités de division entre les luttes, comme lorsqu’il exerce une pression sur des grévistes en s’appuyant sur leur homophobie, alors qu’ici, l’enjeu n’est pas la culpabilité des individus, mais des structures homophobes, elles-mêmes perpétuées par un pouvoir qui prétend les dénoncer2. C’est le cas, aussi, pour la lutte antisexiste qui est présentée comme raciste. Un discours classique du pouvoir est celui du féminisme civilisationnel, blanc et bourgeois, qui oppose l’émancipation des femmes au voile et au patriarcat islamique, comme s’il n’y avait pas la possibilité d’une rencontre entre l’Islam et le féminisme alors qu’il existe des féminismes islamiques3. Une autre stratégie de division est d’enfermer la lutte antiraciste dans son sexisme. Ce discours habile présente toute personne qui lutterait contre l’islamophobie comme un partisan de l’Islam – alors assimilé au pire patriarcat. C’est sans grand étonnement, donc, que les grévistes et les manifestants qui luttent pour leur condition matérielle sont rangés dans la catégorie lutte des classes pour faire valoir le cliché antisémite, raciste, homophobe et sexiste de leur position. Paradoxalement, la seule personne assassinée par les armes qui ne tuent pas a été Zineb Redouane, autrement dit, une personne en situation d’exploitation, de racialisation et de féminisation. La mort de Zineb Redouane doit devenir l’incarnation vivante, dans la mémoire de l’ensemble des révoltés, de l’articulation des rapports de domination.
Aujourd’hui, la violence peut tuer, la violence doit blesser, la violence doit laisser une trace de la souffrance à tous pour pérenniser l’ordre social au profit de ceux qui détiennent les pouvoirs politique et économique. Dans le cadre du capitalisme néolibéral, colonial et patriarcal, il y a peu de chances de mourir directement tant qu’il est possible de se faire exproprier sa plus-value économique, culturelle, technique et scientifique et tant qu’il est possible de se faire prendre son vote politique, sauf si un individu cumule l’exploitation, la racialisation et la féminisation. Dans une telle situation, la vie est diminuée de sa valeur. La mort de Zineb Redouane, qui est le résultat de violences systémiques, est réduite à la catégorie exceptionnelle de violences policières. Il n’y a pas de violences policières exceptionnelles puisque si l’État détient le monopole de la violence, la police est l’instrument de cette violence, et par essence, la police est la violence. C’est pour cette raison, aussi, qu’il n’y a pas d’armes non létales dans les mains de la police. La police est la violence, et cette violence est dirigée contre la vie biologique, sociale et politique. « Le policier m’a visée. Je l’ai vu… » répète chez elle, au téléphone, Zineb Redouane à sa fille, avant d’être transférée au bloc opératoire pour y mourir.
Aujourd’hui, c’est aussi aux révoltés de prendre les armes. Il ne s’agit pas de prendre des armes qui tuent et qui blessent. Inutile de reproduire le pouvoir pour construire des alternatives de vies viables. Il faut utiliser des instruments d’autodéfense qui ne laissent pas de traces dans la mémoire des corps à travers la souffrance des individus. S’en prendre aux symboles de la nation ou du capitalisme, ce n’est pas s’en prendre à la vie biologique des individus, ce n’est pas utiliser la fonction sociale de la souffrance et de la peur de la mort. Quoi qu’on dise d’un casseur, ce n’est pas quelqu’un qui tue, ce n’est pas quelqu’un qui blesse la chair. Toutefois, s’en prendre aux symboles, c’est s’attaquer uniquement aux fictions. Cette stratégie est nécessaire, mais insuffisante. L’abandon du travail et la défection au vote permettraient simultanément aux pouvoirs économique et politique de ne plus trouver de support matériel à leur maintien. C’est le meilleur moyen de suspendre les institutions qui maintiennent l’ordre social en cours.
Alexis Munier-Pugin
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvement_des_Gilets_jaunes
- https://acta.zone/communique-de-soutien-aux-trois-grevistes-de-la-ratp-de-vitry/
- https://lafabrique.fr/feminismes-islamiques/