Les paysages politiques de Jacques Rancière

Marco Assennato a lu le dernier livre de Jacques Rancière, qui vient de paraître aux éditions La Fabrique : Le Temps du paysage. Aux origines de la révolution esthétique. Nous publions ici sa recension.

Selon Jacques Rancière, le temps du paysage émerge comme une hétérochronie contradictoire au sein d’une conjoncture historique dense : ses contours sont définis par la naissance de l’esthétique, par la Révolution française et par le développement d’une politique parlementaire d’enclosure des terres communes en Angleterre (le premier Inclosure Act date de 1773 et précède la grande législation du XIXe siècle). Le volume, qui vient d’être imprimé par les éditions La Fabrique, part d’un postulat : « un paysage est le reflet d’un ordre social et politique. Un ordre social et politique peut se décrire comme un paysage. (…) La nature inspire l’un et l’autre et chacun des deux peut métaphoriser l’autre ». Dans la référence commune et légitimante à la Nature, le Genius Loci et l’Esprit des lois se reflètent réciproquement. Ce caractère de la culture proto-romantique se construit, selon Rancière, le long d’un débat intense concernant l’art des jardins, placé par Kant parmi les arts de l’apparence sensible, comme une sous-catégorie de la peinture. « La nature des jardins est l’imitation de la façon dont la peinture imite la nature » : un double artifice alors, rien de naturel, mais la copie de la copie d’une copie. La confusion qui règne aujourd’hui entre des termes aussi différents que nature, paysage, jardin, environnement, territoire, trouve son origine dans cette conjoncture historico-culturelle.

Cependant, la reconnaissance de l’art des jardins comme faisant partie des Beaux-Arts n’a rien de pacifique. En effet, la controverse sur le jardinage est traversée par un double et puissant contrecoup, tant au niveau culturel que politique. D’une part le débat sur les différences entre le beau, le pittoresque, le grandiose et le sublime a pour effet de déséquilibrer l’esthétique classique et de déterminer l’émergence de l’idée contemporaine de l’art : « telle est la nouveauté radicale : cette nature qui se fait connaître maintenant (…) n’est pas simplement un modèle à imiter par les artistes. Elle est artiste elle-même. Son art consiste à présenter des scènes (…). La nature est une artiste dramatique ». La peinture, comme l’arrangement des jardins, se veulent comme « sciences du regard ». Il ne s’agit plus de « produire des formes ». Plutôt de « saisir un ensemble d’effets qui n’obéissent à aucune volonté de réaliser un plan déterminé et brouillent la frontière même entre nature et art (…). Avec cette Nature l’univers des Beaux-Arts s’abîme pour laisser place à cette réalité nouvelle que nous appelons, simplement, l’art ». D’autre part, l’inscription sociale et politique d’un tel débat montre une ligne de tension majeure – dont l’art n’est qu’un reflet inversé – entre les défenseurs de l’usage ancestral des commons, liés à « un ordre social non perturbé par les divisions artificielles de la propriété » et la classe émergente des nouveaux propriétaires terriens, pour qui « la ligne serpentine n’est rien d’autre qu’un art de l’ornementation des propriétés » dont la « qualité propre » est « le pittoresque ».

Rancière nous propose donc une généalogie de cette double tension, en mettant en évidence les conflits et les apories qui traversent l’art du jardin. Procédons dans l’ordre : en 1770, Thomas Whately publie ses Observations on Modern Gardening. L’idée classique de nature-phusis est, dans ce texte, complètement abandonnée, et s’impose une esthétique de l’« évocation agreste » « dégagée des entraves de la régularité ». Selon Wathely, la symétrie et l’angle droit qui régissent l’art des jardins à la française sont le reflet d’une « antinature marquée par l’absolutisme monarchique », dont Versailles est le symbole. À ce modèle s’oppose donc le jardin anglais, dont les courbes naturelles rappellent le « corps féminin », exact opposé du « corps qui norme, le corps-architecture de Vitruve ». Contre le géométrisme cartésien, Whately chante les vertus de la Vastness, de l’Intricacy et de la ligne serpentine, qui produisent ce « paysage social de gradations insensibles » compatible avec « les formes de gouvernement d’une monarchie libérale fondée sur la tradition et sur son accommodement empirique aux seules nouveautés qui en préservent les antiques vertus ». L’Intricacy et la variété curviligne signifient ici les différences de classe, mais aussi un gouvernement pragmatique, capable de compromis, sauf, bien sûr, sur la propriété et la tradition.

Le même thème sera repris vingt ans plus tard par Edmund Burke dans ses Réflexions sur la Révolution française : « dans le territoire abstrait construit par les lois révolutionnaires – écrit Rancière – Burke voit la fin des courbes douces et des jeux d’ombre et de lumière qui harmonisaient le paysage social. Il y voit la disparition d’une société naturelle parce que lentement construite selon les mêmes formes d’intricacy qui donnent à un paysage cette unité fondée sur la variété ». Les révolutionnaires – « ces fanatiques des droits abstraits et des jardins rectilignes » – menacent en somme l’harmonie naturelle, fondée sur le privilège et la structure sociale que le paysage anglais, pittoresque et plein de variations, préserve encore. L’égalité est nivellement, selon Burke, une destruction des différences naturelles. Et Rancière nous rappelle à juste titre que « le nom de levellers avait, en effet, d’abord été donné aux paysans insurgés du Midland qui, en 1607, avaient détruit poteaux et barrières pour s’opposer aux enclosures. Il avait ensuite été revendiqué pendant la guerre civile anglaise par une fraction révolutionnaire organisée dont les revendications sont consignées dans le manifeste intitulé An agreement of the free people of England ».

Entre 1805 et 1810, Richard Payne Knight et Uvedale Price battent en brèche la ligne Whately-Burke, dénonçant l’homogénéité du jardin anglais aux lignes pittoresques : « si l’ordre géométrique des parterres, des compartiments et des boulingrins reflétait la vanité des princes, les grandes espaces découverts, les sentiers sinueux, les clumps et les belts du nouveau style traduisent (…) l’orgueil de propriétaires qui traitent le paysage comme leur possession et imposent à leurs malheureux visiteurs ces tours et détours par des chemins serpentins qui leur en font éprouver l’étendue ». Le gouvernement libéral et tempéré des Anglais aurait dû protéger la « continuité harmonieuse » des différences sociales contre la folie égalitaire des révolutionnaires français. Mais en réalité, note Rancière, la puissance publique du Léviathan cristallise des injustices, en se mettant au service de l’accumulation capitaliste : les stratégies pittoresques « suppriment les points de rencontre et les espaces ouverts à tous afin de bien séparer le séjour et les prérogatives des riches des habitations et des conditions d’existence d’une population qu’ils tendent à ramener à un même niveau de pauvreté ». Ainsi l’art des jardins devient « un art de l’usage avisé de la propriété ».

Cependant, cette histoire reste traversée par son double fantasmatique et inquiétant : entre-temps, l’art a détruit les barrières du canon représentatif et est maintenant libre de produire des visions différentes du monde. Alors que contre les hypocrisies du pittoresque reste forte la voix de William Wordsworth, qui a chanté la nature commune du paysage. Pour cette nature commune, réfractaire à la propriété, le jeune Hegel lèvera « les yeux vers la voûte éternelle du ciel et l’astre brillant de la nuit » et sentira « son esprit se perdre en s’abandonnant à la puissance panthéiste de l’incommensurable ». Hölderlin écrira « la tragédie d’Empédocle » qui enseigne « le serment de vivre comme un peuple libre et égal ». Schelling décrira « cette nature sublime dans laquelle l’esprit des individus s’abîme et qui donne une leçon de communauté ». Avec cette nature, écrit Rancière, entre dans l’art « le non-art », « l’art/forme de vie ». Commence ici une nouvelle histoire. Notre histoire : « les artistes de la Russie révolutionnaire – écrit Rancière – déclareront que le rôle de l’art n’est plus de faire des œuvres d’art mais de construire les formes de la vie nouvelle et de transformer le décor du visible, depuis les bâtiments destinés à l’Internationale ouvrière jusqu’aux kiosques de propagande, affiches et signaux de rue, pour en faire l’apparence sensible d’un monde sans propriété ».

Marco Assennato, né en 1978 à Palerme, est philosophe et docteur en architecture.

Jacques Rancière, Le temps du Paysage. Aux origines de la révolution esthétique, La Fabrique, Paris, 2020, pp.135, €14.

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