Le rond-point des Vaches à la raffinerie de Gravenchon
Depuis quelques semaines, un mouvement de grève pour la hausse des salaires est en cours dans les raffineries, prenant de plus en plus d’ampleur. Si les conséquences directes du mouvement sont surtout visibles depuis une dizaine de jours avec la pénurie des carburants, la grève a débuté pour certaines raffineries dès le 20 septembre dernier.
Dans ce secteur, un premier acte s’est clos hier, vendredi 14 octobre, la raffinerie normande d’Esso-ExxonMobil à Port-Jérome-Gravenchon n’ayant pas reconduit son appel à la grève après 25 jours de débrayage. Leur médiatisation et la venue de politiques portée par l’enjeu d’élargissement de la contestation ont pu peser dans ce retrait, au moins temporaire, de la mobilisation. Mais c’est surtout le premier site à avoir été frappé par les réquisitions de personnels sur demande de la première ministre, de manière à forcer la reprise du travail au mépris du droit de grève. Le recours en référé déposé par la CGT ce jeudi a été débouté.
Pour autant, le mouvement continue car les salariés de la plateforme TotalEnergies Normandie avaient emboîté le pas à ceux d’ExxonMobil avec une semaine de décalage et ont de leur côté maintenu la grève jusqu’à mardi prochain, 18 octobre, journée de mobilisation interprofessionnelle. Cette mobilisation des raffineries a ainsi ouvert une brèche pour une relance et une extension du mouvement social (déjà rejoint par des branches des transports, commerces et services, routiers, etc.), donnant une impulsion spéciale à la manifestation de ce dimanche 16 octobre à Paris, prévue auparavant par la Nupes.
Avec la hausse des prix de l’essence et des produits courants, beaucoup se demandaient « où étaient les gilets jaunes » qui s’étaient mobilisés, entre autres mais notamment pour ces deux raisons le 17 novembre 2018. Dès le début du mouvement, des gilets jaunes avaient pris part à des blocages ou barrages filtrants de dépôts pétroliers et raffineries à Caen, Donges, Port-La Nouvelle, certains ayant été incarcérés au motif d’y avoir participé. La « giletjaunisation du mouvement ouvrier » était une réalité lors de la grève des transports contre la réforme des retraites de 2019-2020 ou celle de la raffinerie de Grandpuits en 2020-2021 (Aloys Nollet). Déjà lors de cette grève, et malgré des rapports souvent débattus, des gilets jaunes prenaient part à l’intersyndicale rouennaise, participant en tête de cortège à troubler les manifestations traditionnelles. La semaine dernière, un syndicaliste CGT de Grandpuits (en grève du 27 au 29 septembre derniers et à nouveau depuis vendredi) déclarait :
« […] notre outil se transforme [rapport à la transformation de l’usine et la fermeture de la raffinerie en 2021], donc notre activité syndicale doit se transformer avec lui. Aujourd’hui on n’est plus dans des actions coup de poing, fermeture de la base un petit peu comme à la gilet jaune. Voilà on se lève très tôt le matin et on vient bloquer physiquement les camions qui veulent rentrer pour se faire charger en produit, voilà en fait aujourd’hui c’est ça notre mode d’action à Grandpuits ».
« Où sont les gilets jaunes ? » Au rond-point des Vaches à Saint-Etienne-du-Rouvray, ils sont là tous les jours. Le rond-point en périphérie de Rouen est tenu depuis le 17 novembre 2018. Voici l’analyse de certains d’entre eux sur le mouvement en cours et le récit de leur venue au piquet de grève de la raffinerie Port-Jérôme-Gravenchon, mardi 11 octobre dernier, où ils étaient bien là. Le soutien sur ce site des gilets jaunes de la région rouennaise, du Havre et de Paris témoigne de la persistance de liens nourris ces dernières années, et par là de l’élargissement en puissance de revendications a priori sectorielles. Les deux dates de dimanche 16 et mardi 18 octobre sont décisives comme possibles convergences pour ouvrir de nouvelles perspectives à ce mouvement de grève. Les gilets jaunes du RPDV seront aux rendez-vous.
RETRANSCRIPTION D’UN APPEL AVEC DEUX GILETS JAUNES AU RPDV
– On a fait 2 voitures, on est partis à 7, du rond-point et des gilets jaunes de Rouen. Là bas, on a vu d’autres gilets jaunes du Havre, on a vu des représentants d’UL [union locale syndicale], des syndicalistes d’entreprises. On a plutôt été bien accueillis, on a discuté avec pas mal de personnes, le feeling est plutôt passé. On a rencontré des syndicalistes qui avaient participé au mouvement des gilets jaunes. Au niveau du piquet de grève, il y avait pas mal de gens de partout, pas mal de gens de Rouen, c’était chouette. Et au niveau des prises de paroles, même si on était sur le piquet d’Esso [la raffinerie Esso-ExxonMobil sur le site industriel de Notre-Dame-de-Gravenchon] donc forcément il y avait des revendications par rapport aux métiers difficiles etc., mais il y avait aussi des revendications très générales comme l’indexation des salaires pour toutes et tous sur l’inflation, et puis aussi la réforme des retraites à venir. Donc certes, c’est une lutte interne à l’entreprise, pour taxer les superprofits et récupérer la part, mais ça reste une revendication qui est commune aussi bien aux syndicats qu’aux gilets jaunes. C’est aussi en lien avec la manifestation de dimanche, sur la marche contre la vie chère : se battre pour ré-élever les salaires dans le contexte de l’inflation, et donc c’était plutôt sympa comme piquet de grève. Bon, du coup avec les réquisitions et l’accord qu’ils ont signé, ce piquet-là s’est arrêté.
– De base, pour eux, c’était ça : c’était éveiller les consciences et essayer de commencer à faire des grèves un peu partout. Mais au final, ça s’est vite retourné contre eux. Parce que nous, on y est passés mardi midi, et à 14h Elisabeth Borne annonçait les réquisitions.
– Pour l’instant, [Esso Normandie] ils arrêtent. Ils seront quand même en grève mardi et ils appellent à une autre journée beaucoup plus tard en décembre. Comme je disais, le fond du problème ce n’est pas que les salaires, la renégociation des salaires localement. C’est quand même un problème plus général. Mais du coup, dans ce contexte-là, ils ont repris le travail pour l’instant, après quand même 3 semaines de grève. Ils ont été suivis quelques jours après [le début de leur grève] par Total. Et là, c’est Total qui est aujourd’hui encore en grève, car oui ils ne sont pas encore concernés par les réquisitions. Après il y avait des représentants d’un peu partout, aussi bien des UL comme Harfleur, que de Renault Cléon, que de Safran, et puis Alma [Dufour] notre députée de Rouen, insoumise. Il y avait un peu de tout. Sur ces métiers de l’industrie chimique qui sont aussi des métiers pénibles avec des taux de cancer ou de maladie, forcément la retraite à 65 ans ce n’est pas vraiment une option. Donc ils étaient pour des revendications beaucoup plus communes, sur l’indexation des salaires pour toutes et tous, et ils appelaient les autres secteurs à se lever, ce que certains ont suivi même avant l’appel de Martinez. La fédération Commerces et services, ce sont les premiers à avoir relayé le soutien à la grève. Ça permet de lancer l’étincelle. Et aussi les réformes à venir avec celles du chômage actuellement, et puis les retraites, ça fait ricochet un peu partout. Ça concerne aussi bien toutes les entreprises que les gilets jaunes, puisque les problèmes sont communs.
On est arrivés avec les gilets. Les autres gilets jaunes, c’est un groupe de Rouen et du Havre qui y sont allés la semaine dernière. Nous, on est arrivés avec les gilets jaunes, le drapeau, on a été bien accueillis. On a pu discuter avec des syndicalistes qui sont venus spontanément, parce que certains étaient déjà dans le combat gilet jaune à l’époque, et donc ils étaient contents de voir qu’on était là. Même au niveau des prises de parole, ils ont remercié les gilets jaunes d’être venus. Après, comme on était pas trop organisés, on a pas pris la parole. Et puis en plus, il y a des syndicalistes avec qui on a déjà fait des manifs notamment à l’époque de la réforme des retraites de 2019, donc on avait déjà des liens avec certains, donc ça s’est bien passé.
– Ceux du rond point [les gilets jaunes], principalement ils soutiennent [la grève]. Ils comprennent, même si ça impacte leur vie pour l’essence et tout ça, ils comprennent quand même ce qu’il se passe quoi.
– Oui au niveau des prises de parole, jeudi à l’AG [du RPDV] c’était en soutien des grévistes, parce que le problème est commun, donc tout le monde est dans la même galère. Même si forcément ça peut gêner au niveau de faire de l’essence etc., les gens soutiennent. Après, on a parlé un peu de la grève de mardi, et certaines personnes qui sont dans des entreprises où il y a des appels à la grève vont y participer. Après c’est un peu compliqué dans des plus petites entreprises et des entreprises artisanales, de pouvoir faire un jour de grève, prendre juste une journée de congés avec les explosions des prix. On a aussi parlé de la manif de dimanche, et du coup on va faire du covoiturage pour y aller. Oui, c’est assez soutenu, même si on est attentifs au fait que peut-être que nous on veut aller plus loin que juste demander des miettes. En tout cas, ça va dans le bon sens, déjà pouvoir sortir la tête de l’eau. On va participer aussi bien à la marche de dimanche qu’à la grève de mardi. On a quand même eu des personnes qui n’étaient pas venues [sur le rond-point] depuis quelque temps. Puis on a eu des copains gilets jaunes d’Evreux qui sont passés. C’est sûr que c’est toujours un point de rassemblement et que quand il y a des événements à venir, on a plus de monde qu’à la normale. Mais ça reste quand même des habitués du rond-point. L’une des dates que l’on va poser pour le rond-point c’est le 22 octobre, pour faire un barbecue solidaire et participatif sur le rond-point et essayer de refaire venir du monde qui n’était pas venu depuis longtemps, en prévision des 4 ans en novembre. Parce que les problèmes sont toujours là, et le mouvement n’est pas mort ! On prévoit cette date pour faire un grand banquet ensemble, essayer de se refaire voir aussi, faire des banderoles et réoccuper un peu le rond-point, au moins déjà pour faire de la visibilité en vue de mi-novembre.
– En tout, ça fait 85 cabanes de construites sur le rond-point. De base, c’est un lieu social, pas forcément cabane gilet jaune. Des gens, peut-être pas forcément intéressés par le mouvement, mais qui voudraient en savoir plus, peuvent passer à la cabane. Il n’y a pas de problème.
– Ça reste toujours un point de rencontre qu’on a depuis toujours. Il y a toujours des gens qui viennent tous les jours, notamment des retraités ou des personnes qui sont désociabilisées, des personnes qui ont un handicap, ou qui sont à la retraite ou au chômage. Déjà quotidiennement, ça permet d’avoir un endroit où se rassembler, prendre un café ensemble et se soutenir. Comme là, vous pouvez entendre qu’il y a de la construction en cours pour toujours renforcer cette cabane. Après, on aimerait refaire un peu de visibilité pour refaire venir du monde de l’extérieur.
– Il y a un truc aussi, c’est que du moment où ça a commencé (le 17 novembre 2018) à maintenant, il y a un grand pas, mais dans le mauvais sens, qui s’est creusé. Mais les gens ne percutent pas forcément. C’est encore pire que ce que c’était de base, mais moins de personnes bougent que depuis le début ! On est plus insultés et mal vus par les gens…
– Oh je sais pas..
-… alors que la crise est pire maintenant qu’au début
– Après, ça c’est sûr, là on le voit avec le carburant, les gens sont tendus, ils sont sur les nerfs. Nous, localement à Rouen, on a Lubrizol qui a débrayé. Les dockers se sont juste mis en alerte. Ils ont dit qu’ils se mobilisaient mais pour l’instant il n’y a pas d’appel à part mardi. Il y a les territoriaux de Saint-Etienne-du-Rouvray qui se sont mis en grève aussi, mais ce sont des appels pour mardi. Je pense que c’est là que l’on va voir si c’est reconduit ou pas. Au niveau de la base, on sent une envie de faire l’unité et une grève générale illimitée, mais après il y a les possibilités de chacun de se mettre en grève. Comme là, Esso [la raffinerie de Notre-Dame-de-Gravenchon] après 3 semaines de grève, c’est quand même compliqué de continuer à perdre du salaire. Il y a donc ça déjà, les possibilités, et puis après les appels dans chaque entreprise et si les gens se mobilisent ou pas. Pour l’instant, c’est donc plus attentiste sur mardi. Les appels ont été regroupés avec celui de Martinez. On verra si c’est un mouvement qui veut durer, mais il y a de l’envie !
Tout le monde est le bienvenu au rond-point, venez le 22 si vous voulez, à Rouen.