Les Arditi del popolo : des tranchées aux barricades

Aux origines de la Résistance antifasciste

Fondés à Rome il y a tout juste 100 ans, le 27 juin 1921, les Arditi del Popolo (1921-1922) constituent ce que l’on peut considérer comme la première organisation antifasciste armée. Dans une péninsule marquée par l’ébullition révolutionnaire des années d’après guerre, alors que rien ni personne ne semblait en mesure de contrer la violence des chemises noires contre le mouvement ouvrier, ils surgirent sur la scène politique et parvinrent à porter de sérieux coups au mythe de l’invincibilité fasciste. À l’été 1921, forts de leurs 144 sections et des leurs 20 000 membres officiellement répertoriés, ces soldats du peuple se donnèrent pour tâche d’organiser l’autodéfense prolétaire et de saboter par leurs actions le processus sanglant qui aboutira, malgré tout, à la « Marche sur Rome » du 28 octobre 1922 et à la mise en place du Régime mussolinien.

S’il ne fallait retenir qu’un élément pour se convaincre de l’importance de cette organisation politico-militaire, on notera la particulière attention qui leur était portée et l’inquiétude qu’ils suscitaient aussi bien parmi les fascistes et les forces de l’ordre – que ce soit les services de renseignement de la couronne, les carabiniers ou la police – qu’au sein des bureaucraties ouvrières réformistes pour qui les Arditi del Popolo venaient troubler l’illusoire processus de « pacification » avec les fascistes dans lequel était alors engagé le Parti Socialiste Italien (PSI).

Toutefois, à quelques exceptions près, les reconstitutions ignorent ou relèguent souvent cet épisode aux marges d’une Résistance italienne qui ne se serait organisée véritablement qu’à partir des années 1940, lorsque les nazis reprirent la situation en main dans la péninsule et que les derniers fidèles de Mussolini se réfugièrent au Nord du pays pour y fonder la République de Salò. Outre la brièveté de leur histoire, et le fait que l’on préfère toujours raconter les victoires que les défaites, il est nécessaire avant toute chose de s’interroger sur les raisons de ce vide historiographique.

Parmi celles-ci on peut sans doute en relever deux principales. Tout d’abord il faut prendre en compte un certain malaise lié à certaines similitudes que l’on peut remarquer entre les Arditi del Popolo et leurs adversaires fascistes, que ce soit du point de vue de leur pratiques de combat, forgées au sein des groupes de choc de l’armée italienne puis importées sur les terrains urbains et militants, ou de leur références culturelles, largement influencé par l’arditisme de la guerre 14-18 et les mouvements futuristes et d’Annunziens. Toutefois la gêne de certains par rapport à cette ambiguïté qui apparaît notamment d’un point de vue esthétique – utilisation de la couleur noire et des têtes de mort, techniques et discipline militaires, exaltation futuriste de l’audace, de la violence et de la mort « belle et vindicatrice » – ne saurait à elle seule expliquer le relatif silence qui a longtemps entouré l’histoire des Arditi del Popolo.

Pour le comprendre il faut également prendre en compte l’aspect autonome, notamment par rapport aux bureaucraties des partis ouvriers de l’époque, et spontané, car répondant à une nécessité d’autodéfense au sein du prolétariat, de ce mouvement. Revenir sur l’histoire des Arditi del popolo oblige également les principaux courants politiques qui se réclament de l’antifascisme dans le débat politique actuel (libéraux, socialistes réformistes et communistes) à une difficile autocritique de l’attitude de leurs partis politiques à l’époque. Ceux-ci, en effet, n’ont pas compris dans leur grande majorité la portée du phénomène fasciste et ont pris toutes leurs distances avec cet antifascisme de rue et d’action directe, différent par bien des aspects de l’antifascisme « constitutionnel et républicain» qui s’est institutionnalisé à partir de la Libération et qui a longtemps influencé les recherches consacrées à la Résistance italienne.

Alors que depuis les années 2000 dans les milieux autonomes et antifascistes transalpins, on voit ressurgir dans les publications1, sous l’épiderme ou sur les fresques murales le nom et les symboles des Arditi del Popolo, il semble intéressant de revenir sur l’histoire de ceux qui, dès le début des années 1920, tentèrent d’organiser l’autodéfense armée contre l’essor du mouvement fasciste.

Chiens de guerre, futuristes et légionnaires pirates

Pour comprendre ce que recouvre l’expression d’arditisme il faut remonter à la première guerre mondiale. C’est là que le terme Arditi, qui signifie littéralement « hardis » – c’est-à-dire « braves », « courageux » – est utilisé pour la première fois pour désigner les sections d’assaut de l’armée italienne. Constituées pendant l’été 1917 pour frapper l’ennemi derrière ses lignes et prendre d’assaut certains points stratégiques, ces unités d’élite vont vite se retrouver entourées d’une aura particulière au sein de l’Armée, faite à la fois de crainte et d’admiration. Le caractère élitiste de ce corps spécial était par ailleurs confirmé par l’important programme d’entrainement sportif (lutte gréco-romaine, jiu-jitsu, combat au bâton, natation, alpinisme, cyclisme…) et militaire (combat au poignard et à la baïonnette, maniement des explosifs et des grenades, tir au mousquet…) auquel il était soumis. Leur symbole, un glaive romain entouré de deux rameaux de chêne et de laurier, faisait référence à l’arme blanche qui par son utilisation dans le combat au corps-à-corps occupait une place centrale dans l’équipement des Arditi, et finissait d’alimenter une réputation gorgée d’une mythologie guerrière d’un autre temps.

Les Arditi del popolo : des tranchées aux barricades
Carte postale de propagande

Concernant les individus qui composaient ces sections, si de nombreux soldats ont été attirés dans les rangs des Arditi par les privilèges et les honneurs dont ils jouissaient ou pour se laver de certaines condamnations pénales ou militaires, une partie significative d’entre eux sont des volontaires qui proviennent des milieux militants interventionnistes, nationalistes et conservateurs mais également républicains, socialistes ou anarchistes. En effet, parfois en rupture avec le pacifisme de leurs organisations respectives, certains militants ouvriers avaient choisi de s’engager en tant que volontaires au nom d’une « guerre juste » contre l’absolutisme des empires centraux, quand ils n’allaient pas jusqu’à considérer la guerre comme une étape nécessaire à un bouleversement révolutionnaire ou régénérateur pour le pays, avec l’objectif à peine voilé de voir tomber la monarchie italienne. Ainsi l’interventionnisme italien se constitue en un conglomérat politiquement hétérogène où, comme le déclarera plus tard l’historien Nino Valeri : « Avec les conservateurs jeunes et vieux se mélangèrent également des démocrates de différentes teintes : radicaux, républicains, francs-maçons, irrédentistes, garibaldiens, anarchistes, convaincus de promouvoir avec la guerre au niveau international un monde libéré des trônes et des autels. »

Les volontaires interventionnistes constituent toutefois un phénomène extrêmement minoritaire au sein de l’armée italienne : leur nombre s’élève à peine à 8200 alors que l’on dénombre presque six millions d’Italiens appelés sous les drapeaux, dont une écrasante majorité de paysans qui ont été réquisitionnés par l’armée royale dans les villes et les villages de la péninsule. Ainsi, nous y reviendront plus tard, le mythe de Arditi doit également beaucoup à la propagande de guerre qui avait tout intérêt à mettre en avant ces stakhanovistes de la mort pour motiver les troupes. Ces conditions particulières favoriseront le développement d’un « esprit de corps » et d’un ensemble de codes propres à cette caste guerrière que l’on appellera l’arditisme.

Les Arditi del popolo : des tranchées aux barricades
Carte postale de propagande

La puissance du mythe des volontaires interventionnistes et des Arditi est également due à la façon dont le mouvement futuriste va s’en emparer pour en faire une sorte d’incarnation idéale de « l’homme futuriste ». Cette avant-garde artistique qui se développe en Italie dès la fin de la première décennie du XXème, se caractérise par une exaltation constante de la modernité, de la technologie, de l’urbanité et de la vitesse mais également de toute une série de valeurs telles que l’audace, la témérité, la révolte, l’agressivité ou encore l’amour du risque et de la destruction. Cela se traduira par une production artistique dominée par une obsession du mouvement géométrique, des chocs colorés, par la volonté affichée de faire exploser les cadres visuels et littéraires traditionnels et d’exprimer la simultanéité des subjectivités et des sensations.

Dès son manifeste publié en 1909 par le poète Filippo Tommaso Marinetti le mouvement futuriste affiche, dans ses références, des contradictions politiques assez proches de celles que l’on retrouve dans l’interventionnisme puis dans l’arditisme. En effet, on y glorifie « la guerre » (« seule hygiène du monde »), le « patriotisme » et le « mépris de la femme », mais également le « geste destructeur des anarchistes » et le rejet de la tradition et du moralisme. Ainsi, bien avant que ces contradictions politiques n’explosent face au rapprochement d’une partie des futuristes avec les fascistes dans l’après-guerre puis la récupération de ce mouvement artistique par le régime fasciste, on peut, dès le début des années 1910, voir se développer au sein même de cette bohème des polémiques d’ordre politique. Celles-ci sont portées notamment par les partisans d’un « anarcho-futurisme » proche du syndicalisme-révolutionnaire sorélien et dénonçant dès 1912 le confusionnisme marinettien autour de la question du militarisme, du nationalisme et de la misogynie, considérés comme des traditionalismes incompatibles avec le véritable futurisme2.

Le communiste Antonio Gramsci expliquera quand à lui en 1921 dans L’Ordine Nuovo : « Les futuristes ont réalisé cette tache dans la culture bourgeoise : ils ont détruit, détruit et encore détruit. Ils ont eu une conception révolutionnaire, absolument marxiste, alors qu’au même moment les socialistes ne s’occupaient aucunement de ce genre de questions ». Après la prise du pouvoir par les fascistes Giuseppe Prezzolini analysera dans l’édition du 3 juillet 1923 de Il Secolo : « Le Fascisme n’est que hiérarchie, tradition et obéissance à l’autorité. Le Fascisme évoque Rome et sa grandeur classique. Le Fascisme ne réforme pas les valeurs et institutions italiennes comme le catholicisme. À l’inverse, le Futurisme conteste la tradition. Il se bat contre les Musées, le classicisme, et les traditions scolaires. (…) Le Fascisme, pour gagner son combat, doit s’approprier le Futurisme dans tout ce qu’il a d’excitant et censurer tout ce qu’il garde de révolutionnaire, d’anti-classique et d’indiscipliné. »

Les Arditi del popolo : des tranchées aux barricades
Carlo Carra, peintre et cofondateur du futurisme, fut proche des milieux anarchistes avant de se rallier au fascisme.

Pour toutes ces raisons, l’arditisme de guerre, bien qu’empreint d’un patriotisme encore inaliéné, se caractérise paradoxallement par un mépris certain envers l’autorité de l’État et les normes bourgeoises auxquelles était opposée l’exaltation irrationnelle d’un vie dangereuse et audacieuse. Une tendance subversive qui les amènera à se rendre responsables de nombreuses agressions et bagarres, parfois meurtrières, contre les carabiniers qui, représentant l’ordre étatique au sein des camps militaires et les succédant lors des assauts, étaient considérés par les Arditi comme des « flicards » et des « planqués ». À la fin de la guerre les 40 000 Arditi vont être démobilisés sans aucune garantie concernant un retour à la vie civile qui se heurtera à de nombreuses difficultés. Déçus de l’ingratitude de la mère patrie, ces professionnels de la mort se fédèreront au sein de leur propre association d’anciens combattants, marquée par un dégout certain envers les institutions et les politiciens vus comme des défaitistes, des planqués ou des profiteurs de guerre selon les cas. C’est ainsi que naitra en janvier 1919 à Rome L’Associazione fra gli Arditi d’Italia (AfAI), largement liée aux milieux futuristes.

On y retrouve ainsi ces mêmes contradictions politiques : si dans certains cas l’hostilité envers le défaitisme du Parti Socialiste est clairement sous tendu par des sentiments nationalistes qui évolueront vers des engagements pro-fascistes, dans d’autres cas, comme par exemple au sein de la Fratellanea tra gli Arditi d’Italia (FtAI) fondée le 22 mars 1919 par des Arditi anarchistes et républicains, on retient surtout la victoire contre l’Autriche-Hongrie comme une victoire contre l’Europe monarchiste et absolutiste qui en appelle d’autres, notamment contre la Couronne italienne. Pour ces raisons, la FtAI retiendra particulièrement l’attention de la police qui finira même par arrêter son secrétaire en l’accusant d’avoir planifié un attentat contre le roi dans la lignée du régicide perpétré par l’anarchiste Gaetano Bresci 20 ans plus tôt. On peut par ailleurs noter dès cette époque l’apparition de petits groupes militants formés par des anciens Arditi ayant évolué vers des positions ouvertement révolutionnaires, comme par exemple l’Alleanza Rivoluzionaria de l’anarchiste Paolinelli proche de certains segments du mouvement syndical, ou les Arditi Rossi milanais de Vittorio Ambrosini, ancien capitaine des Arditi adhérant du PSI puis du PCdI.

C’est ce noyau ardito-futuriste politiquement hétérogène qui constituera le gros des troupes qui répondront à l’appel du « poète-soldat » Gabriele d’Annunzio et occuperont avec lui la ville de Fiume (Rijeka, Croatie) en septembre 1919. Cet épisode sera encore une fois particulièrement révélateur des contradictions politiques propres à cette mouvance. En effet, l’occupation de Fiume sera vue dans un premier temps comme une rébellion nationaliste impulsée par ceux qui avait combattu pendant la guerre et qui voulaient affirmer l’ « italianité » d’une ville « amputée à la nation ». Cette dimension nationaliste et impérialiste du mouvement d’Annunzien lui vaudra d’ailleurs d’être soutenu par Il Popolo d’Italia, journal fondé par un certain Benito Mussolini après son exclusion du journal socialiste Avanti!.

Toutefois, à partir de janvier 1920, les services de renseignements de la couronne italienne vont s’inquiéter dans leurs rapports d’une évolution politique tendancielle d’une large partie de la base des Légionnaires de Fiume, de moins en moins nationalistes et de plus en plus ouverts aux idées révolutionnaires et au mouvement ouvrier. Cette évolution se fera notamment grâce à l’influence du syndicaliste-révolutionnaire Alceste De Ambris3, proche de D’Annuzio, et se traduira par exemple par une politique extérieure philo-soviétique de Fiume, déclarée entre temps « ville-État » par le traité de Rapallo, et par les accents socialistes et libertaires de sa constitution, la Charte du Carnaro4. Quant à la figure ambiguë de Gabriele D’Annuzio, on sait aujourd’hui qu’il développait des liens avec les organisations syndicales et certaines grandes figures du mouvement ouvrier, comme le communiste Gramsci ou l’anarchiste Malatesta, sans pour autant rompre contact avec Mussolini, ce qui l’amènera a envisager des tentatives de coup d’État aussi bien « par la droite » que « par la gauche ». 

Les Arditi del popolo : des tranchées aux barricades
Groupe de légionnaires d’annunziens posant poignard-entre-les-dents et emblème de l’État libre de Fiume. Montage : Redskins Limoges

L’indétermination de la mouvance ardito-futuriste et d’Annunzienne entre révolution sociale et réaction nationaliste jusqu’au début des années vingt ne suffit toutefois pas à considérer la Régence italienne du Carnaro, rebaptisée « État Libre de Fiume », uniquement comme un mouvement proto-fasciste. Cette vision des choses, largement répandue dans l’imaginaire collectif, a en effet quelques difficultés à expliquer pourquoi on retrouve de nombreux anciens légionnaires de Fiume dans les rangs de la Résistance antifasciste de 1921 à la Deuxième Guerre mondiale, pourquoi Lénine considèrera Gabriele D’Annunzio comme le potentiel chef de la révolution communiste en Italie, pourquoi plusieurs bataillons de miliciens fascistes participeront aux côtés de l’armée régulière à la répression de cette République pirate5 en 1924. Cette vision des choses n’explique pas, enfin, le fait que le noyau de la première organisation antifasciste provient justement de l’explosion de ces contradictions et puise une partie de ses influences et de ses acteurs dans « l’aile subversive » du mouvement ardito-futuriste en général et des légionnaires de Fiume en particulier.

De l’armée fordiste aux soldats du peuple

Il s’agit ici de comprendre, à partir des contradiction politiques internes aux mouvements et milieux dont nous venons de parler, ce qui poussera une partie de ces anciens Arditi et Légionnaires pirates à se positionner aux côtés du mouvement ouvrier, pourtant majoritairement antimilitariste, à constituer le noyau fondateur de la première organisation antifasciste présente sur l’ensemble du territoire et à affronter, armes à la main, certains de leurs anciens camarades de tranchée sur les barricades de la guerre civile qui précéda la prise du pouvoir par Mussolini. Pour cela, il convient de revenir sur les événements qui marquèrent le front, les villes et les campagnes italiennes pendant le conflit et dans ces années de l’immédiat après-guerre.

Les Arditi del popolo : des tranchées aux barricades
Groupe d’Arditi posant avec leurs poignards dans les tranchées de la Première guerre mondiale

Pour la grande majorité des ouvriers et des paysans mobilisés, la première véritable guerre totale de l’âge démocratique et de la société de masse n’avait en rien constitué l’expérience enivrante et exaltante décrite par la petite bourgeoisie nationaliste et futuriste et symbolisée par les Arditi. Au contraire, la première grande guerre inter-impérialiste fut un moment essentiel dans la diffusion en Europe du taylorisme, qui accompagna le recrutement d’une nouvelle force de travail dans les usines de l’arrière, notamment les femmes et les adolescents, et l’émergence, sur le front, de ce que l’historien Enzo Traverso appelle « l’armée fordiste ».

Comme il l’explique dans son essai sur la généalogie de La violence nazie : « l’ivresse patriotique laissait la place à la découverte des horreurs modernes de la mort anonyme de masse, du massacre industrialisé, des villes bombardées, des paysages ravagés. Les champs d’honneur prenaient un visage inédit, celui de tranchées étendues sur des centaines de kilomètres, où les soldats croupissaient pendant des mois dans la boue, entourés de barbelés, parfois de cadavres et de rats ». Ainsi la façon dont la figure des Arditi fut investie par la propagande de guerre masque mal le fait que « loin de l’image mythique du héros, les soldats se prolétarisaient, se transformaient en ouvriers au service d’une machine de guerre. Privé de l’aura du guerrier antique, le soldat était soumis à une discipline militaire parfaitement comparable à celle de la production industrielle ». À la sortie de la guerre, malgré la présence de l’Italie dans le camp des vainqueurs, c’est donc meurtri et renforcé dans sa conscience de classe que le prolétariat italien rentre dans ses foyers.

Le mouvement ouvrier, qui s’était manifesté depuis le début de la décennie au travers du fort mouvement anti-guerre et des grèves insurrectionnelles qui avaient éclaté dans les villes du Nord pendant les combats, va donc continuer à se développer au sortir de la guerre. Les élections de 1919 donnent 156 députés au Parti Socialiste Italien (PSI) et 100 au Parti Populaire fondé au début de l’année par les catholiques, remettant ainsi en cause l’hégémonie des libéraux qui dominaient la vie politique italienne de l’avant-guerre. Mais au-delà de la sphère électorale les années 1919-1920 sont surtout considérées en Italie comme celles du Biennio Rosso, les « deux années rouges » au cours desquelles les travailleurs multiplièrent les grèves (1663 en 1919 et 1881 en 1920), les manifestations et les occupations dans les usines du Nord et les grandes propriétés agricoles du Sud. Face à la formation de conseils ouvriers sur le modèle soviétique le grand patronat italien décide de s’organiser en créant son propre syndicat en mars 1920, la Confindustria, qui répondra par des lock-out. Le 24 avril de cette même année un accord provisoire est signé mais la paix sociale n’est pas rétablie pour autant : à partir du 31 août 1920, 500.000 ouvriers occupent à nouveau les usines du Nord et en septembre les Guardie Rosse dell’Occupazione delle Fabbriche (les « Gardes Rouges de l’Occupation des Usines ») de Turin tenteront même de prendre d’assaut le Palais de la famille Agnelli, propriétaire des usines FIAT.

Les Arditi del popolo : des tranchées aux barricades
Groupe de Gardes Rouges de l’Occupation des Usines posant en armes, septembre 1920

Alors que les villes et les campagnes italiennes sont le théâtre d’événements dont le caractère pré-révolutionnaire fait craindre ou espérer chez de nombreux observateurs un scenario comparable à ce qui s’était passé quelques années plus tôt dans l’Empire russe, l’agitation sociale se manifeste également autour des 70.000 soldats italiens qui occupent l’Albanie depuis la fin de la guerre. On assiste alors à plusieurs épisodes au cours desquels le soldat-masse prolétarisé de la guerre totale va fraterniser avec l’ouvrier-masse de l’usine fordiste : le 21 juin 1920 le 11e contingent, qui devait partir soutenir les troupes italiennes en Albanie se révolte en s’alliant avec une foule d’ouvriers solidaires. Ce même mois, à Trieste, une manifestation ouvrière contre le départ de deux cargos chargés d’armes et de troupes finit par l’attaque et le désarmement des gradés. Le mois suivant à Brindisi, soldats et ouvriers érigent des barricades et affrontent ensemble les forces de l’ordre. On peut d’ailleurs noter ici le rôle joué par plusieurs futures figures des Arditi del Popolo, comme le parmesan Guido Picielli, dans ces épisodes de convergence entre mouvement ouvrier anti-impérialiste et soldats insurgés. Ce n’est finalement que le 4 août 1920 que l’indépendance de l’Albanie sera reconnue.

C’est dans ce contexte que les Fasci italiani di combattimento (« Faisceaux italiens de combat »), crées le 23 mars 1919 sous l’impulsion de Benito Mussolini, et leurs squadre d’azione (« équipes d’action »), vont venir voler au secours d’une grande bourgeoisie et d’une classe politique terrorisée par le spectre de la révolution sociale. Malgré les postures vaguement socialistes et révolutionnaires assumées par le mouvement fasciste au moment de sa création, c’est payées et logées par le grand patronat, équipées par l’armée et protégées par les carabiniers et la police, que les « chemises noires » vont rapidement multiplier les descentes en camion dans les villes et les villages. Leur première action spectaculaire sera le saccage par 200 fascistes armés des locaux de la rédaction du journal socialiste Avanti! à Milan le 15 avril 1919 après avoir attaqué une manifestation anarchiste laissant derrière eux une militante assassinée, Teresa Galli.

La violence fasciste contre le mouvement ouvrier atteindra en 1921 un niveau sans précédent : au cours des 6 premiers mois de cette année, 726 locaux d’organisations ouvrières sont détruits dont 119 bourses du travail, 107 coopératives, 59 locaux du jeune Parti Communiste d’Italie (PCdI) né au début de l’année de la scission du PSI au congrès de Livourne, 83 locaux de ligues paysannes, 141 de sections socialistes, 100 cercles culturels, 28 locaux syndicaux et 53 cercles de loisir ouvriers. Sur le plan humain on peut estimer une moyenne approximative de 10 prolétaires tués chaque jour en 1921 en s’appuyant sur les sources de l’époque et notamment sur le journal anarchiste fondé par Enrico Malatesta Umanità Nova qui publia cette année-là une rubrique intitulé « la Guerilla » dans laquelle étaient répertoriées les violences fascistes contre les travailleurs, les fusillades, les meurtres de sang froid et les saccages.

En mêlant, d’une part une dénonciation du système et du régime parlementaire accusé d’être incapable de maintenir l’ordre et la grandeur de la nation italienne et en s’appuyant, d’autre part, sur des soutiens certains au sein du grand patronat, de l’armée, de la police et de la monarchie parlementaire, le mouvement fasciste va se développer de façon vertigineuse en quelques années. Ainsi, selon certains chiffres, probablement gonflés, on passe entre 1920 et 1921 de 20 000 adhérents répartis en 88 sections à 250 000 adhérents et des milliers de sections locales.

Les Arditi del popolo : des tranchées aux barricades
Vignette fasciste, Anatas, 1921 et Vignette antifasciste de l’Ordine Nuovo, Pietro Ciuffo, 1922

Parmi les militants des Faisceaux puis, à partir du 7 novembre 1921, du Parti National Fasciste (PNF) on compte, outre la masse importante de chômeurs agricoles et des fractions importantes de la petite bourgeoise, de nombreux anciens combattants et en particulier des Arditi qui mettront leur savoir militaire et meurtrier au service des exactions anti-ouvrières. Ce lien entre Arditi et fascistes dans l’immédiat après-guerre ne sera toutefois pas unanime. Ainsi, dès 1919, Mario Carli, fondateur de l’AfAI, écrit en réaction à l’assaut d’une bourse du travail par un groupe d’Arditi fascistes un article dans sa revue Roma Futurista intitulé « Arditi, non gendarmi ! » (« Arditi, pas gendarmes ! ») afin d’exprimer sa vision de l’arditisme, incompatible selon lui avec les actions des mercenaires servant de chiens de garde au patronat.

En 1920 les anciens Arditi vont toutefois se réorganiser au sein d’une nouvelle association, L’Associazione Nazionale fra gli Arditi d’Italia (ANAI) qui ne manquera pas lors de ses assises nationales d’affirmer son détachement par rapport aux « dérives bolchevisantes » des Légionnaires de Fiume et adopte par là même, de façon implicite, un positionnement profasciste. Deux mois plus tard, face à l’augmentation de la violence fasciste, on assiste à un nouveau changement de position chez les anciens Arditi : lors de son congrès national l’ANAI va adopter des motions proclamant l’autonomie de l’association par rapport à tout mouvement ou parti politique. Les liens sont rétablis avec d’Annunzio, alors partisan d’une politique de « pacification nationale », et il sera demandé explicitement aux Arditi membres des Faisceaux de Combats de choisir entre fascisme et arditisme. Les Arditi qui refuseront de rompre avec le mouvement mussolinien seront donc exclus et formeront plus tard la Federazione Nazionale Arditi d’Italia (FNAI) ouvertement profasciste.

Une autre tendance n’acceptera pas cette prise de position équidistante face à la guerre civile qui oppose dans tout le pays mouvement ouvrier et fascisme. Cette tendance, particulièrement présente au sein de la section romaine de l’ANAI autour du lieutenant anarchiste Argo Secondari6, vétéran pluri-décoré de la première guerre mondiale et de l’occupation de Fiume, proclamera l’incompatibilité entre l’arditisme et une quelconque attitude neutraliste et, par conséquent, la nécessité de se positionner manu militari aux côtés du prolétariat en lutte frappé par la réaction fasciste.

27 Juin 1921 : « Les Arditi del Popolo lancent aujourd’hui leur cri pour la défense armée des travailleurs »

« Tant que les fascistes continueront à brûler les bourses du travail, tant que les fascistes assassineront les frères ouvriers, tant que continuera le guerre fratricide, les Arditi ne pourront jamais rien avoir en commun avec eux. Un gouffre profond de sang et de charniers fumants sépare fascistes et Arditi. ». C’est par ces mots que Argo Secondari justifie la fondation le 27 juin 1921 de l’Associazione degli Arditi del Popolo, issue de l’autonomisation d’une partie de la section romaine de l’ANAI se retrouvant sur des positions résolument révolutionnaires et antifascistes. Il précisera dans un entretien : « Que les mercenaires de la garde blanche sachent qu’est finie pour eux l’ère des saccages, des incendies et des expéditions punitives. Les Arditi del Popolo lancent aujourd’hui leur cri pour la défense armée des travailleurs et des bourses du travail. D’où qu’il vienne, tout acte d’abus contre les travailleurs et les subversifs sera considéré comme une provocation pour les Arditi del Popolo et la réponse sera implacable et immédiate ». Des policiers infiltrés s’alarmeront par ailleurs dans leur rapports de discours qui fustigent le « patriotisme requin » (« Ben lontani dal pattritotardo pescicanismo »), affirment que « notre patrie se trouve partout où il y a des peuples opprimés » et lancent l’appel suivant : « Ouvriers, masses paysannes, Arditi d’Italie, à nous ! ». Le 6 juillet, soit une dizaine de jours après leur création, les Arditi del Popolo font leur première apparition publique lors d’une manifestation antifasciste à Rome au cours de laquelle 2000 Arditi défilent en armes sous le commandement d’Argo Secondari aux côtés des syndicats et des organisations ouvrières.

Ce cri lancé par les Arditi del popolo aura un écho retentissant dans la capitale mais aussi au près du prolétariat de tout le pays, et même jusqu’à Moscou, où Lénine désigna cette initiative comme un exemple à suivre dans les pages de la Pravda du 10 juillet 1921. Au cours de l’été 1921 on verra apparaître plus de 140 sections des Arditi del Popolo de la Lombardie à la Sicile qui regrouperont plus de 20 000 adhérents, dont plus de 6300 pour les seules régions du Latium et de la Toscane. Les symboles de la nouvelle association dérivent directement de l’esthétique ardito-futuriste : un crâne coiffé d’une couronne de lauriers et serrant entre ses dents un poignard constitue le symbole de l’organisation, le timbre du directoire reprend quant à lui le glaive entouré de rameaux de laurier et de chêne des Arditi. On notera par ailleurs que dans certains cas, comme à Civitavecchia, le symbole de la section locale, une hache brisant un faisceau, exprime plus explicitement la raison d’être de l’organisation.

Les Arditi del popolo : des tranchées aux barricades
Argo Secondari, broche des Arditi del Popolo, drapeau de la section de Civitavecchia et photo d’un groupe d’Arditi del popolo en armes

L’adhésion à l’Association des Arditi del Popolo repose sur une nécessité politico-militaire immédiate : organiser l’auto-défense populaire contre les attaques des chemises noires étant entendu qu’il n’y avait rien à attendre de la police et de l’État monarchique. On y retrouve donc des membres provenant des différentes tendances du mouvement ouvrier de l’époque : anarchistes, socialistes, communistes, républicains et même catholiques. Selon les spécificités locales, les différentes sections se constitueront soit ex-nihilo, soit en s’appuyant sur les structures locales d’autodéfense déjà existantes telles que la Lega Proletaria (liée au PSI et au PCdI), les Gardes Rouges de l’Occupation des Usines, les Arditi Rossi milanais et les Centuries Prolétaires de Turin ou encore les groupes anarchistes Figli di Nessuno (« Fils de personne ») à Gênes et Abbasso la legge (« À bas la loi ») à Carrare, pour ne citer que quelques exemples..

Partout en Italie les incursions fascistes commencent donc à se heurter de plus en plus aux bataillons des Arditi del Popolo et aux foules ouvrières et paysannes armées s’appuyant sur ces derniers. Les premières victoires ne se font pas attendre : dès le 11 juillet 1921, à Viterbe, une révolte ouvrière impulsée par des Arditi del Popolo repousse une attaque des groupes fascistes venus de Pérouse. Moins d’une semaine plus tard à Livourne des centaines d’Arditi del Popolo parviennent à repousser, aux côtés des anarchistes locaux, des squadre fascistes pourtant largement équipées en camions blindés et en fusils. Le 21 juillet, 600 chemises noires se préparent à attaquer Sarazana afin d’y délivrer certains de leurs camarades arrêtés quelques jours auparavant après avoir participé à une expédition meurtrière contre un meeting ouvrier. Sur place, les Arditi del Popolo et les militants ouvriers leur préparent un accueil explosif en plaçant des charges de dynamite sur leur passage. Prévenus par les carabiniers, les fascistes feront demi-tour mais tomberont malgré tout dans un guet-apens dans les campagnes environnantes : on dénombrera 18 morts et une trentaine de blessés dans leurs rangs. Le 11 septembre, à Ravenne, ce sont plus de 3000 chemises noires qui sont repoussées par les Arditi del Popolo.

À Rome enfin, une grève générale est organisée du 9 au 13 novembre pour protester contre la tenue du congrès du PNF. Des émeutes éclatent et des barricades sont érigées dans les quartiers populaires de la capitale qui resteront imperméables aux tentatives d’incursion des fascistes. Ces derniers, venus avec l’intention d’organiser une répétition générale de la Marche sur Rome, resteront bloqués dans le centre-ville. L’Ardito del Popolo, organe de presse de l’organisation antifasciste, titrera dans son édition du 17 novembre : « Rome prolétaire montre aux travailleurs d’Italie la voie du sursaut ».

Les Arditi del popolo : des tranchées aux barricades
Unes de L’Ardito del popolo, organe de presse de l’organisation antifasciste

Malgré la multiplication des revers infligés aux chemises noires, le front uni Arditi del Popolo va rapidement se retrouver isolé politiquement face à la répression. En effet dès le 4 août le Parti Socialiste et la CGL (syndicat majoritaire) signent « un pacte de pacification » avec les fascistes rentrés au parlement depuis les élections du 15 mai 1921 grâce à une alliance avec les libéraux. Le deuxième point de ce « pacte » engage les deux parties à cesser « toute menace, voie de fait, représaille, punition, vendetta et violence personnelle » et le cinquième point stipule que « le Parti Socialiste affirme qu’il est complètement étranger à l’organisation et aux actes des Arditi del Popolo ». Le comité exécutif du jeune Parti Communiste d’Italie va lui aussi décider de ne pas soutenir les Arditi del Popolo en raison de l’incompatibilité entre ceux qui étaient vus comme des aventuriers romantiques et la nécessité d’inféoder toutes les structures prolétaires au comité central dirigé par Amedeo Bordiga. Ainsi, le 7 août 1921, le PCdI ordonne à ses membres de rompre avec les Arditi del Popolo et de rejoindre les maigres Squadre Comuniste d’Azione malgré les accusations de sectarisme formulées au sein même de l’Internationale Communiste par les représentants de la Russie soviétique.

Toutefois il est important de noter que de nombreux militants communistes de base, et même certains cadres comme Antonio Gramsci, refusèrent dans un premier temps de se soumettre à ces directives et continuèrent à soutenir les bataillons des Arditi del Popolo. Il n’en reste pas moins que la seule tendance du mouvement ouvrier qui va offrir un soutien inaliénable et inconditionnel aux Arditi del Popolo tout au long de la période 1921-1922 est le mouvement anarchiste et syndicaliste-révolutionnaire qui, à travers l’Unione Anarchica Italiana (UAI) ou l’Unione Sindacale Italiana (USI), contribuera largement au développement de l’organisation antifasciste. Une fois L’Ordine Nuovo de Gramsci rattrapé par la ligne du parti, L’Umanità Nova de Malatesta restera ainsi le seul journal à soutenir leur cause.

Les Arditi del popolo : des tranchées aux barricades
Malatesta avec un groupe d’Arditi del Popolo

Abandonnés par les grands partis ouvriers, les Arditi del Popolo subissent de plein fouet la répression (arrestations, perquisitions, séquestration d’armes et de matériel) notamment à cause d’une circulaire du gouvernement Bonomi daté du 23 décembre 1921 qui exige le désarmement de tous les groupes armés mais qui ne s’applique réellement qu’aux Arditi del Popolo et à quelques sections du PCdI sans inquiéter une seconde les milices fascistes. L’organisation antifasciste rentre donc à partir de cette période dans une clandestinité qui aura pour conséquence un affaiblissement indéniable de sa structure nationale. Argo Secondari, surveillé de près par les services de police et critiqué pour son autoritarisme en interne, quittera l’association et sera remplacé au sein du nouveau directoire par un autre anarchiste, Vincenzo de Fazi. Quelques mois plus tard, dans la semaine qui précède la Marche sur Rome, il tombera dans un guet-apens fasciste alors qu’il rentrait chez lui. Grièvement blessé à la tête, le fondateur des Arditi del Popolo vivra les années de régime fasciste dans un asile psychiatrique où il mourra en 1943, à l’âge de 46 ans.

Malgré les coups très durs portés par la répression d’État et les chemises noires et la chute des principaux bastions antifascistes, on peut toutefois noter la persistance d’actes de résistance portant la marque des Arditi del Popolo contre le mouvement mussolinien, désormais aux portes du pouvoir, dans les premiers mois de l’année 1922. Ainsi le 10 janvier à Carrare des affrontements entre anarchistes et fascistes font 4 morts et 9 blessés, le 24 avril à Piombino une colonne fasciste est repoussée par des antifascistes et le 24 mai, à Rome, les chemises noires sont une nouvelle fois chassées du quartier populaire de San Lorenzo.

C’est toutefois à l’occasion de la dernière grève générale avant la Marche sur Rome qu’auront lieu les ultimes batailles des Arditi del Popolo. Cette grève, appelée pour le 31 juillet 1922 par l’Alleanza del Lavoro, structure unitaire de syndicats et d’organisation antifascistes, sera immédiatement condamnée par le PNF qui lancera un ultimatum sans équivoque : le gouvernement a 48h pour mater l’agitation, après quoi les milices fascistes interviendront. Dans la quasi totalité des villes les forces de l’ordre et les fascistes réussissent à imposer un macabre silence. Dans certaines villes, socialistes, communistes et anarchistes combattront côte à côte et réussiront à opposer une résistance armée aux milices fascistes pendant plusieurs jours avant de céder face au soutien apporté par les forces de l’ordre aux chemises noires. C’est le cas à Civitavecchia, Livourne, Ancône ou Gênes. C’est toutefois dans les villes qui comptent la plus forte implantation anarchiste et syndicaliste-révolutionnaire et où, par conséquent, la structure locale des Arditi del Popolo est restée solide et organisée, que les fascistes seront véritablement repoussés. On peut observer cette dynamique à Bari, où le centre ville et la bourse du travail resteront imperméables aux fascistes jusqu’à la Marche sur Rome, et surtout à Parme, qui sera le théâtre du grand baroud d’honneur des Arditi del Popolo.

Les Arditi del popolo : des tranchées aux barricades
Guido Picelli et les barricades de Parme

Le 2 Août 1922, les 48 heures de l’ultimatum se sont écoulées et les milices fascistes dirigées par le chef militaire Italo Balbo se déploient autour de l’agglomération parmesane alors que les forces de l’État désertent les quartiers populaires de la ville. Au même moment, 300 Arditi del Popolo, divisés en une trentaine de squadre d’une dizaine de personnes chacune dirigées par le socialiste Guido Picelli7, investissent les quartiers et organisent avec la population locale la défense de la ville. Hommes, femmes, enfants, vieillards, tout le monde est mis à contribution et se plie à la discipline militaire des Arditi del Popolo : des tours de gardes sont mis en place, les enfants montent sur les toits pour assurer le rôle de sentinelles, une cuisine collective est organisée pour assurer la distribution des vivres réquisitionnées, les armes insuffisantes sont distribuées, des récipients de pétrole et d’essence sont préparés et les barricades sont mises en place dans les points stratégiques de la ville. Les combats durent pendant trois jours et se concluent par la fuite des chemises noires, endeuillées de nombreuses pertes, préférant éviter une débâcle qui aurait pu avoir un écho retentissant au niveau national. Le 6 août 1922 le commandant militaire Lodomez assume les pleins pouvoirs et proclame l’état de siège. Dans la matinée, l’armée entre dans les quartiers populaires insurgés de Parme et en peu de temps, la situation retourne à la normale.

La victoire antifasciste de Parme reste toutefois un fait isolé et partout en Italie la grève générale réprimée de l’été 1922 est vue comme la grande défaite du mouvement ouvrier, qui préfigure la prise du pouvoir par Mussolini quelques mois plus tard et les deux décennies de dictature fasciste qui en découlèrent. La stratégie du grand patronat italien visant à miser sur les fascistes pour mater la révolution qui avait grondé pendant le Biennio Rosso a donc atteint ses objectifs. Le météore hybride des Arditi del Popolo, qui part des tranchées de la grande boucherie de 1914-18, semble s’éteindre sur les barricades de Parme en 1922. Il continue pourtant à briller pendant les sombres années de dictature fasciste dans le cœur des nombreuses femmes et hommes qui se rappellent des faits d’arme de ces bataillons héroïques. Quand Italo Balblo retournera à Parme des années plus tard, auréolé de ses exploits aéronautiques dont des traversées transatlantiques relayées par le Régime fasciste qui lui avaient apporté un grand prestige, il sera accueilli par un panneau en dialecte parmesan qui disait : « Balbo, tu as traversé l’océan mais pas le torrent Parme ! ». De même, que ce soit derrière le bras anarchiste qui lance une bombe sur le Duce lors du tyrannicide manqué de 1926, parmi les volontaires antifascistes italiens qui iront soutenir la République Espagnole au sein des Brigades internationales dans les années 1930 ou parmi les partisans qui s’arment dans les montagnes italiennes à partir des années 1940, il n’est ni rare ni étonnant de retrouver les membres, les armes rouillées et la mémoire des Arditi del Popolo.

  1. Citons notamment les deux ouvrages qui ont servi à écrire cet article : Arditi del popoli, Argo Secondari e la prima organizzazione antifascista (1917-1922), Eros Francescangeli, Odradek, 2004 et Dal nulla sorgemmo. La legione romana degli Arditi del Popolo, Valerio Gentili, Redstar press, 2012.
  2. « Quel idéal peut compléter le futurisme ? Je répondrais par une autre question : est-il possible qu’un homme cohérent puisse en même temps prôner la plus grande et générale révolution sur le terrain artistique, vouloir sur ce terrain l’anarchie la plus complète et continuer à être un parfait conservateur dans la vie de tous les jours ? Jamais, ce serait un contresens. Il est impossible que l’anarchie et la révolution ne marchent pas main dans la main aussi bien dans l’art que dans la vie. » Renzo Provinciali, Futurismo e anarchia, 1912.
  3. Figure importante du syndicalisme révolutionnaire italien du début du siècle, Alceste De Ambris est partisan de l’interventionnisme de gauche avant la guerre, chef de file de la tendance socialiste autogestionnaire à Fiume et rédacteur avec d’Annunzio de la Charte du Carnaro. Après avoir participé à la défense de Parme aux côtés des Arditi del Popolo et avoir assisté impuissant à la prise du pouvoir par les fascistes en 1922, il subit une agression et décide de partir en exil en France l’année suivante. Il refusa toujours les propositions du Régime mussolinien, à savoir la possibilité d’un retour au pays en échange d’un revirement idéologique public en faveur du Régime, et finira sa vie en organisant à Paris des structures coopératives d’accueil des exilés antifascistes italiens avant de mourir en 1934 à Brive-la-Gaillarde.
  4. Rédigé par De Ambris et d’Annunzio ce texte affirme en effet le droit de vote pour les femmes et le droit à une éducation laïque et populaire ainsi que le contrôle et la révocabilité des fonctionnaires par les citoyens-soldats. Enfin, il prévoit la nationalisation du port et des chemins de fer et l’affirmation de la subordination du principe de propriété privée au travail, considéré comme le « seul titre légitime de pouvoir ».
  5. Hakim Bey définira l’État libre de Fiume comme « la dernière utopie pirate » dans TAZ, Zone d’Autonomie Temporaire, Editions de l’Éclat, 1997.
  6. Après avoir embarqué très jeune pour l’Amérique latine, où il aurait été boxeur et fréquenté les milieux subversifs de la diaspora italienne, Argo Secondari rentre en Italie pour s’engager en tant que simple soldat en 1914. Rapidement, il intègre les Arditi et sera plusieurs fois décoré pour sa valeur au combat. Après la guerre il adhère à l’ANAI et sera arrêté pour son implication, le 5 juillet 1919, dans une tentative de coup d’État d’inspiration républicaine et anarchiste partant du Fort de Pietralata en banlieue de Rome. En 1921 il est le fondateur des Arditi del popolo mais sera rapidement écarté du directoire de l’organisation. Quelques jours avant la marche sur Rome il tombe dans un guet-apens fasciste en rentrant chez lui, survit aux nombreux coups reçus à la tête malgré une importante commotion cérébrale, mais sera interné dans un asile psychiatrique jusqu’à sa mort le 17 mars 1942 à l’âge de quarante six ans.
  7. Militant socialiste italien depuis son retour du front, Guido Picelli est notamment le fondateur de la section de Parme de la Ligue prolétarienne des mutilés, invalides et veuves de guerre. En 1920, il est emprisonné pour avoir tenté d’empêcher le départ d’un train de grenadier vers l’Albanie. Après sa sortie de prison il adhère aux Arditi Del Popolo et dirige la défense de Parme. En 1924, alors qu’il s’est rapproché du Parti Communiste, il est de nouveau arrêté et condamné à l’exil. Il se réfugie alors en France, en Belgique et en URSS avant de se rendre à Barcelone en 1936 pour s’enrôler au sein du Bataillon Garibaldi qui regroupe les Brigadistes Internationalistes italiens. Le 5 juin 1936 il meurt au combat face aux Franquistes.
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