Le rôle politique de l'enquête

Les Cahiers de Mai ont été l’une des expériences les plus originales de l’après-68 en France. Regroupant aussi bien des membres de la gauche syndicale que des militants libertaires ou maoïstes, le projet avait pour but de favoriser les connexions entre noyaux ouvriers révolutionnaires nés du soulèvement de mai, qui a mis en évidence la radicalité des bases prolétaires et leur refus de se laisser contraindre par les appareils bureaucratiques.
Les Cahiers de Mai placent l’enquête ouvrière au centre de leur pratique, dans un rapport d’immanence directe aux luttes sociales de l’époque. Alors qu’au même moment les opéraïstes italiens pratiquent la co-recherche comme méthode de travail politique, les militants des Cahiers élaborent une conception originale de l’enquête, à rebours de toute perspective sociologique comme de toute prétention avant-gardiste, en tant qu’instrument d’organisation et de recomposition de la classe ouvrière – sous le contrôle des travailleurs eux-mêmes.
Durant leurs six années d’existence (jusqu’en 1974),
Les Cahiers de Mai ont été un formidable porte-voix de la conflictualité prolétarienne, s’attachant à en promouvoir les formes les plus novatrices et antagoniques. Pour nous qui, dans le contexte du cycle de lutte avec lequel nous sommes en prise depuis 2016, cherchons également à mettre en avant l’enquête militante comme méthode d’organisation politique, il nous apparaît que ce texte offre une généalogie intéressante, aussi méconnue que féconde, pour en penser les enjeux.

Pour une synthèse critique de l’expérience des Cahiers de Mai, voir ce texte de Jacques Wajnsztejn et Jean-Louis Jarrige, disponible en ligne.

« Dans l’attente que le gouvernement français ouvre…une vaste enquête sur les faits et les méfaits de l’exploitation capitaliste, nous tenterons d’en commencer une de notre côté. Nous espérons être soutenus par les ouvriers des villes et des campagnes, qui comprennent qu’eux seuls peuvent décrire en toute connaissance de cause les maux qu’ils endurent, qu’eux seuls, et non des sauveurs providentiels, peuvent énergiquement remédier aux misères sociales dont ils souffrent. »

Karl Marx, 1880

Les dernières journées d’études des Cahiers de Mai ont permis de mesurer le chemin parcouru par le journal depuis deux ans. Le document que nous publions ici vise à présenter de façon systématique le point de vue majoritaire qui s’est dégagé au cours des discussions, mais aussi certaines critiques, certains problèmes qui ont été soulevés. Par le fait même, il explicite la démarche des Cahiers dans la phase actuelle, et les raisons de cette démarche.

Quelle démarche ?

Mai 1968 a vu se nouer la principale contradiction de la lutte révolutionnaire en France : d’une part, le haut niveau de combativité de la classe ouvrière, l’apparition de nouvelles formes de luttes, d’exigences nouvelles, en particulier chez les jeunes ; d’autre part, l’absence d’une organisation révolutionnaire du prolétariat, qui puisse unifier le mouvement, devenir le fer de lance de la coalition anti-capitaliste, la mener à la victoire. Comment résoudre cette contradiction ? C’est-à-dire comment poursuivre et développer ce qui a surgi en mai 1968 et comment, dans le même temps, contribuer à la création de cette organisation sans laquelle il ne peut y avoir de lutte victorieuse pour le socialisme ?

De là découlent les autres questions fondamentales : quel type d’organisation créer ? Quelle stratégie anticapitaliste mettre en œuvre ? Et, à la limite, quelle révolution se profile à travers le développement des luttes ?

Il ne s’agit évidemment pas de répondre à toutes ces questions dans ce document, les éléments de réponse et les moyens d’y répondre pour la plupart faisant défaut. Il s’agit plus simplement de gravir la première marche, de franchir la première étape du processus, de répondre à la question préliminaire : par où commencer ?

Le rôle de l’enquête ouvrière

L’enquête ouvrière est apparue comme le moyen privilégié de travail dans la phase actuelle. Le terme même d’enquête, toutefois, a donné lieu à bien des malentendus, qu’il faut dissiper. Expliciter la démarche politique des Cahiers aujourd’hui, c’est d’abord faire la lumière sur le travail d’enquête. Qu’est-ce qu’une enquête ? A quoi conduit-elle ? Quel est son rôle ? Comment se déroule-t-elle ? Pourquoi lui accordons-nous une telle importance ?

Le terme d’enquête peut recouvrir deux réalités radicalement différentes : l’une est l’enquête « rassemblement d’informations et compilation de documents », telle que la pratique la sociologie universitaire. Elle consiste pour l’essentiel à décortiquer un problème donné, à essayer d’en voir les diverses faces, l’enquêteur se chargeant ensuite d’en faire la synthèse. Les enquêtes restent un objet d’étude ; l’enquêteur reste extérieur à la situation étudiée. Les faits forment la matière brute, à partir de laquelle l’enquêteur dégagera les lignes de force.

L’enquête telle que la pratiquent les militants des Cahiers est aux antipodes de la démarche précédente. Elle suppose :
– la participation active, du commencement à la fin, des travailleurs avec lesquels elle est faite ;
– que la synthèse du travail, sous forme d’article, soit faite sous leur contrôle collectif et sous leur direction effective.

En fait, elle a une quadruple fonction :

Donner la parole aux travailleurs révolutionnaires dans les entreprises :

L’enquête ouvrière permet de cerner la vérité souterraine des luttes, qui est la plupart du temps déformée par une information ultra-manipulée tant par la bourgeoisie que par les organisations traditionnelles de la classe ouvrière. L’enquête permet également de mettre en lumière les idées nouvelles qui s’expriment au travers de ces luttes. À propos de Berliet, par exemple (cf. numéros 19, 20, 21), les camarades de Lyon nous ont dit : « Ce sont les ouvriers qui ont insisté sur tel ou tel aspect caractéristique de la situation qui ne correspondait pas toujours à ce qu’on pouvait penser comme étant un aspect caractéristique. Avec ces camarades, on avait recueilli un certain nombre d’informations, mais le contrôle de ces informations, de ce qui est essentiel et de ce qui est secondaire, a été fait par ce noyau de camarades ; c’est lui qui a fait les choix, et ce sont ces choix qui se sont révélés plus tard comme étant les bons. »

Regrouper les militants ouvriers autour de l’enquête :

Après discussion, les éléments caractéristiques se dégagent, un schéma de texte est élaboré, discuté parfois phrase par phrase, reprenant par exemple le déroulement d’une lutte, la nature des revendications avancées. Dès lors, pour ces travailleurs ayant participé activement aux événements relatés, la discussion et l’élaboration du texte deviennent une sorte de charte élaborée entre eux à partir d’une expérience concrète. Ce premier article apparaît alors comme une arme capable de faire progresser à la base l’unité de ce courant qui a déclenché le mouvement. C’est donc, à travers l’enquête, un processus d’autoformation d’un groupe ouvrier qui s’engage. Insistant sur ce rôle de l’enquête, un camarade cheminot disait : « L’enquête joue surtout un rôle d’auto-formation des noyaux qui ont participé au combat. Elle doit permettre à ces noyaux parfois informels, de se réunir, et à travers ce travail d’enquête, de voir ce qui se passe dans leur entreprise, de leur faire prendre conscience qu’ils existent, qu’une de leurs tâches est de s’organiser réellement, et qu’à partir de leur groupe (C.A., section syndicale, etc., ça dépend des conditions) des liaisons soient entreprises … »

Servir d’instrument de propagande et d’agitation.

Le texte de l’enquête, cette espèce de charte rédigée par ce groupe, diffusé sous forme de tract, publié dans les Cahiers, joue alors le rôle d’un instrument de propagande et d’agitation dans l’entreprise ; et ce rôle, il le joue d’autant mieux que ce texte est le fruit de militants de l’entreprise, que par conséquent le contenu de l’article est pris en charge par eux, qu’il répond donc aux préoccupations des travailleurs. L’exemple de Berliet est, là encore, caractéristique :
« L’article a circulé 48 heures dans les ateliers. La C.G.T. l’a intercepté ; ça a gueulé plus fort que cela n’aurait gueulé si le texte avait été un texte de style classique, tel un texte d’intervention de groupe, prenant les éléments d’un conflit pour expliquer sa ligne politique. Le texte qui a circulé était un texte né dans la boîte et rédigé par les travailleurs de cette dernière. Intercepté, ce texte est monté directement au bureau du secrétaire du syndicat, lequel a fait demander des explications par délégué d’atelier, ce qui, en une journée, a agité un tas de gens. Les travailleurs sont alors montés dans le bureau et ont dit : « Rendez-nous notre article ». Ils le prenaient donc en charge et l’assumaient. La rédaction de l’article avait été un moyen d’enclencher une dynamique dans l’atelier, dans l’entreprise. Finalement, la C.G.T. a décidé de faire une réunion d’explication … »

En plus de son effet dans l’entreprise, l’enquête sert d’instrument de liaison entre les entreprises, soit sur un plan local, soit à l’intérieur d’une même branche de production. Instrument de liaison qui actuellement n’existe pas ailleurs. Relatant la lutte des ouvrières d’une usine de textile, une camarade précise : « Les ouvrières avaient une exigence : celle d’être mises en liaison avec d’autres entreprises du même groupe sur la région. Elles s’étaient adressées à des dirigeants syndicaux de ces entreprises, et on leur avait refusé tout contact. »

Ou, un autre camarade : « C’est à partir de ce travail d’enquête que les problèmes, petit à petit, se sont posés clairement. La pratique des enquêtes a permis de faire apparaître que le besoin essentiel des noyaux ouvriers est celui d’une liaison, entre eux, non seulement dans des boîtes d’une même branche, mais aussi d’une branche à l’autre : pour eux, cette liaison s’est posée comme une nécessité, pour ne pas catégoriser les luttes. »

L’enquête, si elle est bien menée, donne donc naissance à un texte qui est une arme précieuse entre les mains des travailleurs dans l’entreprise, un instrument autrement plus efficace que ce qui est apporté de l’extérieur. Distribué dans d’autres entreprises, ce même texte vient combler un vide, il répond aux besoins de liaison des travailleurs isolés dans leurs boîtes, qui cherchent à rompre leur isolement. Un tel article, véhiculé par un journal national, leur en procure souvent le moyen.

Diminuer la ségrégation entre les militants extérieurs aux entreprises et les militants ouvriers.

Le fossé entre les uns et les autres affaiblit considérablement l’unité du courant révolutionnaire issu de mai. D’un côté, on retrouve des éléments épars, sous diverses formes, qui luttent dans leur entreprise avec très peu de moyens, courant le risque de la répression patronale, voire syndicale; de l’autre, des militants qui souvent sont des intellectuels, qui ont du temps, plus de moyens matériels, une capacité plus grande à rédiger, et qui, coupés du secteur productif, tournent en rond. Rapprocher les uns des autres constitue à l’heure actuelle un énorme pas en avant. Mais beaucoup s’y sont essayés, et se sont cassés les dents.

L’échec de la pratique, type « comités étudiants-travailleurs », et d’un certain type d’intervention de groupes principalement étudiants dans les entreprises, a suffisamment montré que ce problème avait été abordé par eux de façon totalement erronée. En fait, il ne s’agit pas pour ces militants extérieurs de vouloir imposer une offre factice à la classe ouvrière comme beaucoup s’obstinent encore à le faire, mais de répondre à des demandes explicites que formulent les noyaux ou des groupes existant dans un très grand nombre d’entreprises. L’enquête permet de résoudre cette contradiction et d’opérer ce rapprochement. En ce sens, un camarade de Paris constatait : « Les Cahiers reçoivent constamment du courant ouvrier révolutionnaire des demandes explicites auxquelles ils ne sont que très imparfaitement en mesure de répondre. Or un certain nombre de militants extérieurs aux entreprises ne cherchent pas à déterminer leur travail à partir des demandes parvenues aux Cahiers, mais à partir de leur initiative propre, de leur vision des choses: cela ne veut pas dire que, en soi, ces idées ou ces initiatives ne soient pas bonnes, mais il y a là quelque chose de totalement contradictoire: des militants décidant d’étudier tel problème partent à la recherche de contacts dans des entreprises, et puis, par contre, des demandes explicites n’arrivent pas à être satisfaites parce que des groupes militants n’ont pas jugé bon de s’occuper de ce problème. »

Là se trouve posé très concrètement le problème fondamental de la lutte révolutionnaire aujourd’hui en France.

Sous quelle direction doit-elle s’opérer ?

L’enquête ouvrière telle qu’elle a été définie précédemment apparaît à l’étape actuelle comme le meilleur moyen, et d’opérer le rapprochement nécessaire entre les militants extérieurs aux entreprises et le courant révolutionnaire dans la classe ouvrière, et de donner à la classe ouvrière la direction du mouvement.

La pratique de l’enquête

La fonction théorique de l’enquête, telle qu’elle est ainsi définie, est inséparable d’un certain type de pratique militante, sinon l’enquête sera un échec, ou ne jouera pas son rôle. Donner la parole aux noyaux ouvriers ne suffit pas. Souvent, ces groupes ne sont pas constitués : ils apparaissent au cours d’une lutte, parmi les ouvriers d’un atelier ; ailleurs il s’agira de quelques membres d’une section syndicale que réunit une même volonté de combat à un moment donné ; ou encore, de quelques camarades ayant des vues politiques communes.

Dans chacun des cas, les formes de prise de contact des militants extérieurs aux entreprises avec ce noyau ou groupe ouvrier sont différentes. Réunir ces éléments épars autour d’un projet commun, aider à dégager tel ou tel élément caractéristique de la lutte, suppose une certaine démarche qui ne peut être codifiée. C’est d’elle, pourtant, que le succès dépend. Parmi les nombreux exemples qui ont été cités au cours de ces journées d’études, deux peuvent être relatées, parce qu’ils sont révélateurs d’une pratique erronée dans des situations radicalement différentes.

Le premier concerne Vallourec : « L’enquête s’y est réduite à une entrevue avec un délégué ouvrier de l’usine et à quelques discussions avec des travailleurs rencontrés au hasard dans le village. Il s’est révélé impossible d’organiser une réunion d’ouvriers de l’usine. Le résultat en a été la parution d’un article dans les Cahiers de Mai qui a fait l’unanimité contre lui, et l’absence de tout impact militant sur l’usine. Ce texte, fait à la hâte par des militants venus de Paris, ressortait du journalisme. Il ne répondait à aucune des préoccupations des travailleurs … »

À l’opposé, on trouve l’exemple d’un groupe politique ayant des militants dans Berliet, qui ont essayé de tirer le bilan d’une lutte, et qui ont été confrontés au texte d’une enquête menée par des militants des Cahiers : « Ils ont été sidérés de lire l’article des Cahiers et de voir surgir d’un autre organe une information sur ce qu’avait été la lutte dans la boîte, lutte dont ils avaient eu conscience de façon très limitée et leur posait le problème suivant: vous, vous êtes des militants politiques de la boîte, mais quand vous vous réunissez, vous n’êtes capables de dire sur le contenu des luttes dans l’entreprise que ce qu’il y a dans votre tête ; le mouvement réel qui s’est développé, la manière dont il s’est développé, les problèmes qu’il a posés, vous ne les traitez pas, parce que votre article ne reflète pas concrètement cette lutte ; il la relègue au second plan, derrière des analyses abstraites et trop générales; les travailleurs ne s’y retrouvent pas. »

Ces exemples montrent assez qu’il n’y a pas de voie royale pour faire une enquête, mais une certaine pratique à acquérir. Quand des militants sont « parachutés » dans une grève, il est douteux que leur travail soit un succès. Mais ils peuvent aussi bien appartenir à l’entreprise, et le résultat sera exactement le même. Dans les deux cas, le premier objectif que l’enquête doit atteindre sera manqué: elle ne reflètera pas les problèmes des travailleurs de l’entreprise; elle ne sera pas un élément de prise de conscience. Or, tant que ce but ne sera pas atteint, il est parfaitement vain de vouloir aller plus loin.

La notion d’enquête, et sa pratique, telle qu’elle s’est dégagée au cours des journées d’étude, est donc un processus complexe. Celui-ci intègre différents niveaux, du plus pratique au plus théorique. L’enquête des Cahiers se veut, au sens fort du terme, un acte poli- tique. De même que son déroulement, parce qu’il est très variable, est difficile à définir, ses conséquences et ses suites sont très différentes. Les camarades présents ont donné de nombreux exemples qui se prêtent mal à un bilan ou à une systématisation. Dans un premier cas, tel article a servi d’instrument d’agitation et de réflexion dans l’entreprise. Il a eu plus ou moins de succès, et, pour l’instant, les choses en sont restées là. Ailleurs, il a contribué à la constitution d’un groupe ouvrier ou encore il a réussi à mettre en liaison plusieurs groupes, sur un plan local, ou par branche de production.

Dans tous les cas, il apparaît que l’enquête, bien menée, engendre une certaine dynamique, qui vient recouvrir le champ des besoins les plus immédiats du mouvement révolutionnaire : faire connaître les formes nouvelles de lutte du mouvement ouvrier, regrouper les militants révolutionnaires, assurer la coordination la plus élémentaire entre les éléments épars d’une avant-garde qui se révèle au cours de ces luttes.

À l’heure actuelle, ce sont là les besoins prioritaires auxquels il faut faire face, et l’enquête s’est révélée à la lueur de l’expérience comme le meilleur moyen, le moyen le plus adéquat, pour répondre à cette demande. C’est pourquoi elle fut le thème dominant de ces journées. Elle n’est aucunement une panacée, le remède-miracle aux problèmes de la lutte révolutionnaire en France, le gadget Cahiers de Mai, comme d’autres ont recours à la guérilla ou à la définition d’un programme politique. Elle est conçue comme un instrument transitoire, l’arme provisoirement la plus efficace.

De l’enquête à l’organisation

Cette vision de l’enquête a été petit à petit précisée au cours des deux journées d’études. Mais elle a été contestée vigoureusement par quelques camarades pour qui l’enquête n’a pas l’importance politique que lui accordent les Cahiers de Mai. Pour ces camarades, l’enquête n’est qu’un moyen, parmi cent autres, de trouver des « contacts » dans une entreprise. « Qu’on commence n’importe comment, à propos d’enquêtes ou par un autre biais, on sera toujours confronté aux mêmes problèmes. » Ces problèmes sont essentiellement le contenu des revendications et les formes de lutte. Dans cette vision, l’enquête n’engage aucun processus dynamique de prise de conscience et d’organisation. Mais la question prioritaire reste la formation politique des militants contactés, par des débats idéologiques. « Nous nous sommes préparés à affronter ces questions, à les analyser, à y répondre, par des discussions internes. » Ces débats sont d’autant plus fondamentaux que, dans cette vision des choses, les militants ouvriers contactés, lorsqu’ils sont issus de Mai, « manquent de maturité politique, manquent d’une vision globale des problèmes et restent aux prises avec les problèmes concrets et limités de l’entreprise ». Il est donc vital d’assurer leur formation idéologique, de façon à ce qu’ils soient suffisamment « solides » pour ne pas se faire « entuber » ou « récupérer » par les syndicats.

On voit là que les divergences vont bien plus loin que de simples désaccords sur l’appréciation de l’enquête. Il s’agit en fait d’une autre vision du rôle des militants « politiques », vision qui est commune à pratiquement tous les groupes politiques à l’heure actuelle et que l’on pourrait appeler « interventionniste ». Un camarade de Lyon intervient sur ce type de demande : « Ces groupes se présentent comme des sujets politiques qui auraient à stabiliser des noyaux plus ou moins amorphes sans tenir aucun compte du fait que le développement et l’existence de noyaux ne dépend pas d’actions volontaires de groupes extérieurs qui prendraient des mesures pour permettre à ces groupes d’exister mais des luttes réelles qui se passent dans la boîte. »

À ce niveau, on retrouve toujours les mêmes problèmes : appréciation des événements de mai 1968 et du courant qui en est issu. Pour justifier leur pratique interventionniste, les groupes atténuent au maximum le caractère prolétarien du mois de mai, et sa portée dans la classe ouvrière. Pour eux, avant mai comme après mai, il s’agit d’apporter la dimension politique dans une classe ouvrière dont la vision resterait bornée aux dimensions de l’entreprise. Cette pratique aboutit toujours aux mêmes résultats : la direction politique idéologique et organisationnelle du mouvement appartient toujours à des militants extérieurs aux entreprises, et en fait à des couches sociales extérieures à la classe ouvrière.

On se trouve d’autre part devant une situation de fait : les luttes sociales de très grande ampleur restent inarticulées sur le plan politique parce que, comme le dit un camarade de Paris, aucun débat ne s’est engagé dans la classe ouvrière sur leur portée, leur contenu et leurs perspectives stratégiques. Ce n’est pas faute d’idées brillantes dans les groupes d’extrême-gauche. Mais c’est parce que, pour que le débat s’engage, il faut que les travailleurs qui mènent les luttes acceptent de l’engager. « Aujourd’hui, compte tenu d’une certaine politisation, du fait que les gens sont bombardés de textes, de discours, ce qui compte de manière décisive, c’est qui parle au nom de qui ».

La première réponse à cette question passe par l’enquête ouvrière. Elle apparaît aujourd’hui comme un point de passage nécessaire, et on pourrait presque dire, avec un camarade d’un grand pays d’Asie : « Qui n’a pas fait d’enquête n’a pas droit à la parole. » L’étape suivante sera de constituer, au cours du processus engagé, une organisation révolutionnaire de la classe ouvrière, si minoritaire soit-elle au départ, regroupant les éléments encore épars de cette avant-garde qui se révèle chaque jour au travers des luttes. Pour les Cahiers de Mai, il s’agit là d’un projet prioritaire. Il est loin de couvrir tout le front de lutte actuel. Les militants qui ont fait ce débat en sont pleinement conscients, mais pensent que, si on ne s’attelle pas d’abord à cette tâche, le mouvement révolutionnaire risque de retomber dans la stérilité.

Les Cahiers de Mai, n.22, Juillet 1970

Partager